CHAPITRE XVIII
Grâce à l’argent d’Olga Lvovna Bourine, Kisiakoff avait payé ses dettes, réparé la vieille maison de Mikhaïlo, et acheté quelques terres pour arrondir son bien. À présent, Olga Lvovna était à peu près ruinée, mais la propriété de Kisiakoff avait doublé de valeur. Elle comptait, outre les plantations de tabac, un moulin, une petite tannerie qui empestait les ruisseaux, et deux villages. À vrai dire, la tannerie travaillait un jour sur deux, le moulin tournait au ralenti, et les villages n’étaient que de misérables hameaux rongés de poussière. Mais Kisiakoff était fier de son domaine. Chaque matin, il sortait en calèche, pour inspecter les travaux.
Olga Lvovna dirigeait la maison. Habillée de noir, harnachée de bracelets, elle courait de la cuisine à la réserve et de la réserve aux étables. Un trousseau de clefs, pendu à sa ceinture, était le symbole de sa toute-puissance. Avec ces clefs, il semblait qu’Olga Lvovna transportât toutes les richesses de la propriété sur son ventre. Quand elle s’adressait à l’intendant, ou aux filles de charge, ou aux ouvriers, elle ne manquait pas de faire sauter les clefs dans le creux de sa main, comme pour leur rappeler, par ce geste, la dignité suprême dont elle était revêtue et le respect auquel elle avait droit.
D’un caractère avare et volontaire à l’excès, Olga Lvovna était très dure à l’égard de son personnel. Pour qu’elle fût satisfaite, il fallait que tout le monde lui parût occupé. Elle suivait les corridors à petits pas rapides et silencieux, et surgissait tout à coup dans la cuisine, ou dans le réduit de la lingère. Trouvait-elle quelque fille assise sur un tabouret, aussitôt elle se mettait à crier. La malheureuse était expédiée sur-le-champ vers une besogne urgente et inutile. Et Olga Lvovna l’accompagnait un bout de chemin en vitupérant sa fainéantise. Un va-et-vient continuel animait le logis. De la cave au grenier, retentissait la voix aiguë de la patronne : « Servez ceci, allez chercher cela, courez me rapporter mon châle, allez regarder si Ivan Ivanovitch n’est pas rentré de sa promenade. » En fin de journée, les domestiques tenaient à peine sur leurs jambes.
Olga Lvovna changeait fréquemment de femme de chambre et de cuisinière. Sa situation irrégulière à Mikhaïlo la rendait méfiante. À tout instant, elle s’imaginait qu’on lui manquait de respect, parce qu’elle n’était pas la femme légitime de Kisiakoff. Elle renvoyait des filles pour inconduite, pour impertinence, pour sournoiserie. Le soir, elle faisait son rapport à Ivan Ivanovitch Kisiakoff, et exigeait de lui la promesse de châtiments exemplaires. Kisiakoff l’écoutait sans mot dire. Il mangeait beaucoup. Les plats épicés et l’alcool enflammaient son visage. Souvent, il mettait sa main devant sa bouche, éructait et se signait la barbe gravement. Lorsqu’Olga Lvovna avait achevé ses doléances, il lui tapotait les mains avec ses gros doigts velus et déclarait simplement :
— Tout ce que tu dis est juste, ma colombe. Les coupables seront punis comme ils le méritent. Qui donc ose tenir tête à mon ange ?
Puis, il parlait d’autre chose. Il avait de vastes projets d’embellissement pour la propriété. Déjà, il avait fait venir quatre jardiniers qui taillaient des allées dans un terrain vague attenant à la maison. Au centre de ce terrain, il mettrait une boule brillante, et, dans tous les fourrés, il cacherait des petits nains en terre cuite. Sur le toit, il méditait de dresser un grand mât où on hisserait des drapeaux, les dimanches et jours fériés. Il songeait aussi à creuser un étang, mais un souci d’économie lui interdisait encore de commencer les travaux. Après le repas, Kisiakoff s’allongeait sur un canapé et convoquait Stiopa, le moine défroqué, pour une partie d’échecs. Les deux hommes jouaient pendant près d’une heure, sans échanger une parole. Olga Lvovna tricotait, au fond de la pièce. Elle n’aimait pas ce Stiopa, borgne et grimaçant, qui l’avait unie à Kisiakoff par une messe de sacrilège. Elle avait peur de lui. Sans lever les yeux de son ouvrage, elle écoutait les soupirs de Kisiakoff, les grognements de Stiopa, le glissement des pièces lourdes sur l’échiquier. Parfois, Kisiakoff faisait craquer les ressorts du canapé en se retournant d’une masse. Ou bien, il avalait un petit verre et clappait de la langue. Puis, c’était le silence. Olga Lvovna revenait à ses pensées habituelles. Kisiakoff paraissait l’aimer et la révérer avec patience. Mais comment pouvait-il se contenter d’une femme aussi vieille et défraîchie, après avoir possédé une créature de la qualité de Lioubov ? Ne l’avait-il pas choisie à cause de sa fortune ? Cependant, elle n’avait plus d’argent. Elle lui avait tout donné. Même la part de Volodia, et il avait fallu falsifier les comptes de tutelle. Alors, pourquoi la gardait-il auprès de lui ? Était-ce de la reconnaissance, de la pitié ? Ces deux sentiments étaient étrangers à Kisiakoff. Non, de toute évidence, il l’aimait pour quelque mérite subtil d’âme ou de corps, dont elle ignorait tout elle-même. Une vague de fierté submergeait son cœur à cette seule idée, et elle se mettait à compter ses mailles, vite, vite, comme pour conjurer un sort. Cette partie d’échecs était interminable. Encore une dizaine de pièces sur l’échiquier. Pourquoi donc tenait-il à jouer aux échecs avec ce borgne dégoûtant ?
— Échec à la dame, disait tout à coup Kisiakoff.
— Ouais, grognait Stiopa. Ma dame, ma dame va vous montrer son cul. Hop ! Et voilà. Elle est hors de danger, ma dame !
Dans la cour, le veilleur de nuit faisait retentir sa crécelle. Une bûche s’écroulait dans la cheminée. Une fille passait en courant dans le corridor.
— Échec et mat, disait Kisiakoff.
— Aïe ! Aïe ! gémissait Stiopa. Comme vous m’avez rossé ! Comme vous m’avez puni !
C’était la fin. Stiopa buvait encore un petit verre et quittait la pièce, après s’être incliné profondément, la main sur le ventre. Kisiakoff s’étirait, bâillait, demandait l’heure.
— Allons nous coucher, Vania, disait Olga Lvovna. Tu parais fatigué.
— Pas trop ! Pas trop ! disait-il en clignant de l’œil.
Et il lui enlaçait la taille de son bras lourd. Processionnellement, ils montaient dans la chambre à coucher, très chaude et mal éclairée. Le lit était fait. Sur la table de nuit un plateau supportait l’en-cas de Kisiakoff. Du saucisson, de la viande froide, des cornichons, des olives, un hareng et de la vodka. Tout cela, il le mangerait à trois heures du matin, entre deux sommes, et il s’essuierait la bouche et les doigts avec la serviette pendue à son chevet. Puis, il se remettrait à dormir. Et elle s’assoupirait elle-même, bercée par son ronflement régulier. Déjà, il s’asseyait sur le lit, humait les victuailles exposées :
— Ça sent bon !
— Ce sont les petits cornichons que j’ai salés moi-même.
— Ça se voit, mon alouette ! Donne-m’en un que je le goûte ! Oh ! quel parfum ! Quelle chair ferme et délicate ! Viens : je veux t’embrasser pour la peine !
Olga Lvovna s’approchait de Kisiakoff, la tête basse. Il l’installait sur ses genoux, la caressait de ses grandes mains dangereuses, l’embrassait sur la bouche. Olga Lvovna se laissait faire, étourdie et molle. Il la déshabillait lui-même en répétant :
— Je déshabille ma petite fille avant de la coucher. Sage ! Sage ! Est-ce bien ainsi que ta maman te retirait tes bas ? Est-ce bien ainsi que ta maman te réchauffait les pieds ? Regarde-moi ! Je suis ta vieille nounou ! Dis-moi : « Nounou ! Nounou ! »
— Nounou ! balbutiait Olga Lvovna.
— À merveille, ma petite fille. Glissez-vous dans le lit. Et je viendrai me coucher près de vous pour vous tenir chaud.
Très vite, il était auprès d’elle, et la serrait contre son ventre en murmurant :
— La vieille nounou est venue. La vieille nounou va te raconter des histoires. Il y avait une fois…
Et tout à coup, il lui écrasait les lèvres d’un baiser puissant et velu. Puis, il faisait l’amour. Et, après avoir fait l’amour, il buvait un petit verre, se roulait au bord du lit et s’endormait pesamment.
Longtemps, assise dans le noir, déchirée, pantelante, radieuse, Olga Lvovna écoutait la respiration engorgée de son amant. La volupté, la fierté, la tendresse étaient si violentes en elle, que des larmes lui venaient aux yeux. Elle pleurait un peu, guettait le froissement des branchages nocturnes derrière la fenêtre, le bruit de la crécelle du veilleur, l’appel d’un coq énervé. Ensuite, elle faisait le signe de croix au-dessus de l’épaule de Kisiakoff, disait sa prière et fermait les paupières, alourdie de contentement.
Le lendemain, elle se levait avant Kisiakoff et courait surveiller les domestiques. On cuisait des confitures dans le jardin. Tout le jardin sentait la cerise chaude et le sucre. Une fille gourmandée sanglotait dans un coin. Les portes battaient. Des chiens aboyaient contre les poules, dans la basse-cour. Kisiakoff, la barbe bien peignée, le teint reposé, l’œil vif, montait dans sa calèche et partait pour inspecter le domaine. Ainsi, la journée se poursuivait identique, geste pour geste, à toutes les autres journées.
Comme Kisiakoff ne recevait personne et ne se rendait plus que rarement à Ekaterinodar, Olga Lvovna n’imaginait pas quel événement aurait pu bouleverser le cours paisible de son existence. Elle ne craignait personne dans la maison. Lioubov était à l’autre bout du monde. Volodia habitait Moscou, et avait fort heureusement oublié qu’il avait une mère et qu’elle lui devait des comptes. Paracha, même, avait été éloignée et vivait au village, avec ses parents.
Un jour, Olga Lvovna, furieuse d’avoir été obligée de congédier sa nouvelle cuisinière, sortit du jardin et marcha dans les champs pour calmer son irritation. Elle arriva ainsi à une cabane de chasseurs, située en lisière d’un petit bois de bouleaux. La cabane était propre, solide, bien que désaffectée depuis près de dix ans. Des fenêtres à un seul carreau étaient ménagées entre les poutres. Olga Lvovna colla son nez à la vitre, et recula, épouvantée. Au centre de la pièce, sur un lit de sangles, il y avait Paracha qui riait, les jambes ouvertes et les jupes troussées jusqu’au menton. En face d’elle, Kisiakoff, debout, le ventre en avant, reboutonnait tranquillement ses culottes.
Olga Lvovna voulut crier, casser la vitre, enfoncer la porte. Mais elle n’avait plus de voix, plus de forces. Elle balançait la tête et répétait bêtement :
— Vania ! Vania !
Puis, tout à coup, elle releva sa robe et se mit à courir, comme une folle, vers la maison. Dans sa chambre, elle pleura, pria, se mordit les mains de désespoir. Sa première idée fut d’infliger à Kisiakoff une scène retentissante. Mais elle réfléchit aussitôt que Kisiakoff lui tiendrait rigueur de cette jalousie, et la chasserait, ou la priverait peut-être de ses caresses. Or loin de lui, elle ne saurait plus vivre. Pouvait-elle lui en vouloir de s’amuser avec des filles de ferme, alors qu’elle-même n’était plus assez jeune pour le satisfaire honnêtement ? N’était-il pas étonnant déjà qu’il la conservât auprès de lui et lui donnât, chaque soir presque, une aussi magnifique preuve de science et d’application ? Qu’exigeait-elle de plus ? De quoi se plaignait-elle encore ? Non, il fallait se taire, feindre d’ignorer tout, accepter le partage de cet amour plutôt que de le perdre.
Le soir même, Olga Lvovna reçut Kisiakoff avec un visage attendri. Après le repas, Stiopa vint jouer aux échecs, puis Kisiakoff entraîna Olga Lvovna dans la chambre, goûta au saucisson, à la vodka, et fit l’amour, comme de coutume. À trois heures du matin, il se plaignit d’avoir le ventre ballonné. Elle s’en émut et lui fit manger des pruneaux cuits. Et, en le regardant mâcher les pruneaux et cracher les noyaux dans sa main repliée en cornet, elle se félicitait de n’avoir pas suivi son premier sentiment de révolte. La nuit fut bonne. Le lendemain, à midi, Kisiakoff repartit pour inspecter sa propriété.
Kisiakoff marchait de long en large dans la véranda piquée de mouches de soleil, et dont les planches criaient sous ses bottes de cuir fauve. Le médecin du zemstvo, un petit bonhomme malingre, au pince-nez tremblotant, le suivait pas à pas et s’essuyait constamment le visage et les mains avec un mouchoir jaunâtre.
— Il n’y a plus de doutes possibles, Ivan Ivanovitch, marmonnait le médecin.
— À son âge ?
— Mais oui, à son âge. Elle peut très bien, comment dirai-je ?… Et tout me paraît en place, sauf votre respect…
— En êtes-vous bien sûr ?
— Il est trop tôt pour jurer de rien, si j’ose m’exprimer ainsi. Attendons le quatrième mois…
— Mais que faire d’ici-là ?
— Laissez agir la nature, Ivan Ivanovitch… Elle a le ventre enflé, les seins, passez-moi le mot, sont en travail… Le masque, les vomissements, les envies… Bref dans six mois, vous serez père, je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
Kisiakoff dégrafa son col et se gratta la nuque du bout des doigts.
— Oui, oui, grogna-t-il. Ah ! mon cher ! Nous sommes sur terre pour recevoir les cadeaux de Dieu ! Que sa volonté soit faite !
Et il se couvrit la tête avec un mouchoir pour accompagner le docteur jusqu’à la méchante calèche qui l’attendait dans la cour.
— Tenez-moi au courant, dit le docteur.
Ivan Ivanovitch écrasa un moustique contre sa joue renifla tristement et revint à pas comptés vers la maison. Les révélations du médecin le plongeaient dans l’étonnement et la perplexité. Il n’aurait jamais supposé qu’Olga Lvovna pût attendre un enfant. Et il ne savait s’il fallait se réjouir ou s’alarmer de cette circonstance saugrenue. Certes, il avait déjà eu des enfants naturels avec les filles du village. Tout s’était bien passé. Et il avait oublié jusqu’au nom des mères et des rejetons. Devait-il, en toute conscience, s’intituler le père de ces morveux en guenilles et aux pieds nus ? Mais, à présent, l’aventure était plus conséquente. Olga Lvovna était presque sa femme. Elle habitait avec lui. Elle dirigeait la maison. Pour tout le monde, le nouveau-né serait le fils ou la fille véritable de Kisiakoff.
Kisiakoff s’assit sur le banc de bois qui courait le long de la véranda et respira profondément l’air chaud, affadi de poussière. Un enfant. Son enfant. Il était seul dans la vie, et, tout à coup, un être allait surgir à sa droite. Un être qui lui ressemblerait sans doute, et dans lequel il retrouverait ses propres vices et sa propre laideur. Il s’était toujours considéré comme un individu exceptionnel, isolé dans le mal, plus proche de Dieu que des hommes. Or, voici qu’il tombait sous la discipline commune. Cette paternité banale éteignait son prestige, étouffait son orgueil. Tant de violences, tant de souffrances, tant de communions avec l’ineffable pour en arriver là ! Kisiakoff père ! Kisiakoff à qui un marmot baveux dirait : « Papa », en lui tirant la barbe ! C’était grotesque ! Vraiment, il n’avait pas mérité pareille déchéance ! « Dieu s’est lassé de moi, pensa-t-il. Je me suis radouci, je me suis rangé, j’ai oublié mon rôle, et Dieu m’a envoyé un enfant pour me punir. Je n’amuse plus Dieu. Il ne veut plus de mes grimaces. »
Il soupira et regarda, devant lui, les feuillages immobiles des tilleuls, et le grand ciel dur et bleu. Il n’y avait pas de vent. Il n’y avait pas de bruit. Tout était calme. Kisiakoff passa dans la salle à manger, fraîche et sombre, où une servante débarrassait la table, et but un verre d’eau de fruits. L’eau était tiède. Le parfum de la mangeaille lui donnait la nausée. Sans doute n’était-il pas lui-même en bonne santé ? Il songea un moment à aller se coucher avec une bouillotte sur le ventre pour digérer le repas trop copieux. Mais l’activité de son cerveau était telle qu’il pouvait à peine bouger. La question de l’enfant absorbait toute son énergie. D’ailleurs, plus il réfléchissait à l’événement, moins l’événement lui paraissait absurde. Sa première fureur était tombée, il en vint même à envisager le problème avec une certaine faveur. Après tout, si Dieu lui imposait un enfant, c’était pour prolonger la race des Kisiakoff, pour perpétuer sans heurts cette lignée de bouffons admirables. Dieu lui accordait un fils, afin qu’il l’instruisît dans le mal et la grimace, Kisiakoff verrait croître, s’arrondir et se perfectionner cette fraîche pourriture. Il revivrait, aux côtés de cet ange obscur, les expériences de ses premières années. Ainsi, jusqu’à la fin des temps, existerait sur terre un Kisiakoff, illuminé et redoutable, qui serait le pitre de Dieu. Les corps passeraient à travers les générations, des villes surgiraient dans un bouillonnement de boue et de pierre, les langues s’uniraient selon un idiome monotone, les océans rongeraient les rivages de fer, les statues de la Grèce antique s’effriteraient au vent des années, mais, toujours, quelque part, en Russie, il y aurait un homme à la barbe noire, au regard de feu, pour qui la poursuite âpre du plaisir serait le premier commandement du Seigneur. Dieu avait besoin de Kisiakoff autant que Kisiakoff avait besoin de Dieu. Kisiakoff était pour Dieu le grain de poivre dans une masse d’aliments fades et pâles. Peut-on reprocher au grain de poivre de piquer la langue ? Non, car, sans lui, le plat serait immangeable. Dieu se servait de Kisiakoff pour relever le goût de son ordinaire. Kisiakoff disparu, Dieu se détournerait de la marmelade humaine. Alors, vite, vite, on lui donnait un successeur. Alors, vite, vite, on renouvelait la réserve. « Pourvu que le poivre ne manque pas ! Avez-vous pensé à vérifier la provision de poivre ? » Ce cri de la ménagère, Dieu le jetait lui-même.
Kisiakoff s’assit dans un fauteuil de rotin et repoussa loin de lui ses grosses jambes bottées. Il avait compris maintenant. Tout son corps tremblait à cette seule idée. Comme il était fort ! Comme il était nécessaire ! Un grain de poivre ! Un grain de poivre ! Il se mit à rire.
Un peu plus tard, il crut que quelqu’un venait d’entrer dans la véranda. Il tourna la tête. Personne. À deux reprises, il eut encore l’impression d’une présence à ses côtés. Et, chaque fois, quand il regardait, il était seul. Seul, tout petit, tout noir et d’une puissance énorme, dans cet amas d’êtres blêmes, énervés et sans goût. Seul pour soutenir le monde. Seul pour faire accepter le monde par Dieu. Il ferma les yeux, et il lui sembla qu’en effet, le monde entier, avec son ciel changeant, ses labours peignés, ses villes de fumées, ses fleuves, ses routes, ses bêtes, ses hommes et ses femmes, s’appuyait lourdement sur lui. Il rouvrit les paupières, et, longtemps, son regard fatigué ne put rendre leur place aux arbres, à la balustrade de bois et aux marches de la maison. Il répétait :
— Je vais avoir un enfant… Un autre Kisiakoff viendra… Aussi fort que moi… Et ils verront, ils verront… Il faudra en parler à Stiopa…
La sueur coulait sur son visage. Des mouches se glissaient en bourdonnant dans sa barbe, frôlaient ses lèvres. Il les chassa d’un revers de la main. Puis, il se leva, dégrafa d’un cran sa ceinture, et monta dans la chambre où Olga Lvovna reposait depuis la visite du médecin. Elle avait eu des vomissements pendant toute la matinée. Elle était tombée dans l’escalier. Maintenant, elle prétendait vouloir manger de la craie.
Kisiakoff entrouvrit la porte. Olga Lvovna somnolait dans la pénombre de la pièce. Son visage maigre et gris pesait à peine sur l’oreiller de dentelles. Ses mains étaient jointes sur son ventre. Elle respirait difficilement. Kisiakoff contempla cette femme qu’il avait prise pour son argent, qu’il avait conservée par habitude, et à qui la maternité conférait une valeur sacrée. Il sourit. Elle ne savait pas, la malheureuse, quelle œuvre divine s’accomplissait dans ses entrailles. Elle était le vase impur où mûrissait la semence de Dieu. Si Lioubov était restée auprès de lui, elle aurait eu cet honneur de le recréer en elle. Mais elle avait préféré partir, rejoindre les autres hommes, se mêler au troupeau, dont lui, Kisiakoff, commandait la course effrénée. Tant pis pour elle. Chaque fois qu’il pensait à Lioubov, Kisiakoff éprouvait un sentiment de dépit et de gêne. Il haussa les épaules :
— L’idiote !
Puis, il s’approcha du lit où reposait la malade. Debout devant ce corps las et mince, il sentait monter dans son cœur une délicieuse angoisse : « Pourvu qu’elle ne meure pas avant, songea-t-il. Ce serait trop bête. Il faudra faire très attention ! »
Et il appela doucement :
— Olga ! Olga !
Elle ouvrit les yeux. Un sourire étira ses lèvres. Ses prunelles brillèrent. Elle souleva vers lui deux pauvres mains veineuses.
— Tu es venu… Le médecin t’a dit ? chuchota-t-elle d’une voix fautive.
— Oui, mon oiselet.
— Et… et tu ne m’en veux pas ?
— T’en vouloir ? s’écria Kisiakoff. Mais de quoi, mon amour ? J’ai toujours souhaité avoir un enfant de toi !
Une lueur de joie passa dans le regard d’Olga Lvovna. Le sang affluait à ses joues. Son menton tremblait.
— C’est vrai ? C’est vrai ? disait-elle. J’avais si peur ! Je ne te l’avais jamais dit, mais moi aussi je rêvais d’avoir un enfant, un petit enfant à bichonner, à emmailloter, à bercer… L’existence est si vide quand on n’a pas un petit enfant… Bien sûr, je t’ai, toi, mon grand, je me dévoue pour toi… Mais ce n’est pas la même chose… Tu me comprends ?…
Elle parlait très vite, et un tic nerveux agitait ses paupières. Elle s’arrêta tout à coup, cacha son visage dans ses mains et gémit :
— Que pensera Volodia ?
— Je me charge de lui, dit Kisiakoff. Après tout, tu es libre de vivre à ta guise.
— Oui… Oui…
— Qui sait ? Peut-être sera-t-il ravi d’avoir un petit frère ?
— Peut-être…
— De toute façon, ne t’occupe plus de ces questions secondaires. Soigne-toi. Surveille-toi.
— Et si j’allais mourir ?
Kisiakoff donna un coup de poing sur le bois du lit.
— Je te défends d’imaginer des sottises pareilles ! Tu vivras, je le sais, je le sens…
En disant ces mots, il leva les yeux au plafond, et sa figure prit une expression inspirée.
— Comment le sais-tu ? demanda Olga Lvovna.
— Dieu me l’a dit, murmura Kisiakoff.
Et, mettant un genou à terre, il baisa les mains de la malade. Puis, il s’assit à son chevet, et ils discutèrent longuement de mille sujets qui passionnaient Olga Lvovna. L’enfant s’appellerait Ivan. On l’élèverait d’abord à Mikhaïlo. Ensuite, on l’enverrait faire ses études à Moscou. Olga Lvovna s’animait en parlant, riait, pleurait, serrait les grosses pattes de Kisiakoff contre ses lèvres. L’annonce de cette maternité l’avait transfigurée. Elle était presque jolie, par moments. Kisiakoff la regardait et se lissait la barbe avec le pouce, en répétant :
— Oui, oui, c’est une grande œuvre qui se prépare, Olga.
Au quatrième mois, les troubles d’Olga Lvovna se révélèrent inquiétants. Son ventre était énorme. Des cernes noirs lui mangeaient les yeux. Souvent, elle avait des vertiges, des nausées, des vomissements de bile. Tantôt elle voulait croquer des cornichons, et tantôt elle demandait qu’on lui brossât les cheveux avec une brosse très douce, ou bien encore elle exigeait qu’on lui servît de la vodka et du pain noir, avec des oignons. Sa nervosité était devenue telle que, pour un retard de Kisiakoff, elle tombait dans les transes. À plusieurs reprises, on fut obligé de la coucher de force et de lui appliquer des linges froids sur le front.
Au cinquième mois, le médecin du zemstvo vint la visiter à nouveau. Il l’ausculta avec soin. Et il quitta la chambre en se déclarant satisfait. Kisiakoff rejoignit le docteur dans la véranda. Près de la balustrade, il y avait un berceau bouillonnant de dentelles blanches. Quelqu’un avait laissé traîner une brassière inachevée sur la table. Kisiakoff regarda le berceau, la brassière, et se mit à rire.
— Vous voyez, dit-il, nous prenons nos précautions. Tout est prêt pour l’invité. Rien ne peut plus nous surprendre.
— Ah ! dit le docteur, vous n’avez pas perdu de temps, en quelque sorte. C’est bien… C’est bien…
— Et la malade ? Votre opinion ? Entre nous, ses malaises m’inquiètent.
Le docteur retira son lorgnon embué et toussota discrètement avant de répondre :
— Ses malaises ne doivent pas vous inquiéter, pour ainsi dire…
— Ne peuvent-ils pas nuire à la santé de l’enfant ?
— Seraient-ils dix fois plus violents qu’ils ne nuiraient pas à la santé de l’enfant.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que… bredouillait l’autre.
— Parce que quoi ? demanda Kisiakoff.
— Parce que, si j’ose m’exprimer ainsi, il n’y aura pas d’enfant…
Kisiakoff blêmit et avança la mâchoire.
— Hein ? gronda-t-il.
Le médecin, cramoisi, les paupières battantes, essayait en vain de calmer son client.
— Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, disait-il en rentrant la tête dans les épaules.
En même temps, il regardait avec terreur le berceau qui trônait au bout de la véranda, dans une gloire de dentelles, de soie et de soleil. La vue de ce berceau lui était décidément insupportable. Il finit par lui tourner le dos.
— Eh bien parlez ! Vous vous moquez de moi ? dit Kisiakoff.
— Permettez, susurra le médecin. Ce n’est pas ma faute. Le cas est assez rare. Mais, en même temps, assez fréquent… Et ainsi de suite… Oui… heu… il s’agit d’une grossesse nerveuse… Un jeu de l’imagination qui agit mystérieusement sur les organes, pour ainsi dire, féminins et… et…
— Hors d’ici ! brailla Kisiakoff.
Et il leva ses deux poings énormes sur le petit homme noir qui osait détruire sa joie. Le médecin s’enfuit sans demander son reste.
Stiopa, qui observait la scène, assis sur la barrière de la cour, sauta à terre et s’approcha de Kisiakoff.
— Mauvaise nouvelle ? demanda-t-il en lui touchant l’épaule.
— Toi, cria Kisiakoff, je ne veux plus te voir. Tu me portes la guigne. Va te faire héberger ailleurs. Ou je te casse les reins.
— Mais je n’ai rien fait, dit Stiopa en grimaçant de toute la figure. Au contraire, j’ai prié pour la mère, pour l’enfant.
— Justement ! Il ne fallait pas prier, glapit Kisiakoff. Allons, décampe…
— La colère est mauvaise conseillère, dit Stiopa. Vous me regretterez…
Et il s’éloigna d’une démarche nonchalante.
Kisiakoff, effondré, s’enferma dans son bureau jusqu’à l’heure du déjeuner. Puis, il partit pour rejoindre Paracha dans la cabane. En rentrant, il était plus calme. Pendant toute une semaine, il essaya de préparer Olga Lvovna à la nouvelle. Lorsqu’elle apprit enfin qu’elle n’était pas enceinte, la malheureuse eut une syncope. On alla chercher un autre médecin. Il fallut la veiller toute la nuit. Au petit jour, elle reprit connaissance et pleura doucement. Elle répétait d’une voix monotone :
— Vania, mon joli poupon… Le biberon n’est-il pas trop chaud ?… Surtout qu’il ne s’approche pas de la rivière !… Pas si près !… Pas si près !… Ça y est !… Ils me l’ont tué !… Vania, Vania…
Dès le lendemain, ses troubles disparurent. Ensuite, elle se mit à désenfler. Au mois d’octobre, elle avait retrouvé son volume normal. Mais, depuis cette affaire, elle portait des vêtements de deuil, comme si elle avait perdu quelqu’un. Et elle fit dire des messes à la mémoire de l’enfant qu’elle n’avait jamais eu.