CHAPITRE IV
La patrouille, commandée par le lieutenant Troubatchoff et le sous-lieutenant Arapoff, se composait d’un demi-escadron de cosaques de Sibérie. Partie la nuit de Vafandian, elle avait longé la voie ferrée et s’était arrêtée, au petit jour, sur une colline abrupte qui dominait le pays.
Les hommes s’étant établis en contrebas pour dessangler les bêtes et se reposer eux-mêmes de la chevauchée nocturne, Akim et Troubatchoff montèrent au sommet du tertre et s’étendirent à plat ventre dans l’herbe. De cet observatoire, suspendu au-dessus d’une pente raide et embroussaillée, ils découvraient toute la plaine. Akim avait les jambes et le dos engourdis de fatigue, mais une impatience joyeuse précipitait les battements de son cœur. C’était sa première mission, sa première « affaire ». Ni lui, ni les jeunes cosaques qu’il commandait avec Troubatchoff, n’avaient jamais vu l’ennemi. L’ennemi était pour eux une donnée abstraite, un terme d’instruction, un prétexte à manœuvres inutiles dans les cours des casernes et les terrains variés. Depuis quatre jours déjà, des patrouilles sillonnaient le pays pour reconnaître l’importance des colonnes japonaises qui avançaient sur Vafangoou. C’était à Vafangoou, en effet, qu’était cantonné le 1er corps sibérien du général baron Stackelberg, dont les formations avaient l’ordre d’attirer et de retenir les divisions nippones.
— Pensez-vous que nous les verrons ? demanda Akim en se tournant vers Troubatchoff.
— Qui ?
— Les Japonais, parbleu !
— Vous êtes pressé !
Akim crut bon de jouer l’indifférence :
— Curieux, tout au plus. On prétend qu’ils sont très mauvais tireurs, n’est-ce pas ?
Il se reprocha aussitôt cette réflexion. Troubatchoff n’allait-il pas le prendre pour un poltron ?
Cependant, Troubatchoff haussa les épaules et dit :
— Je n’en sais pas plus que vous, mon cher. Mais rassurez-vous, nous serons bientôt renseignés.
— Bientôt, vous croyez ?
Troubatchoff ne répondit rien. Il avait allumé sa pipe et contemplait le paysage en plissant les yeux. Le ciel était d’un gris vaporeux, ensoleillé et profond. Une chaîne de montagnes cernait l’horizon, vert et jaune, coupées d’ombres parallèles. La ligne de chemin de fer divisait les champs cultivés. Des Chinois en blouses bleues travaillaient au bord de la voie. Parfois, ils s’arrêtaient, relevaient la tête. Et on voyait basculer leurs grands chapeaux de paille. L’air était tiède. Il y avait de drôles de petites fleurs blanches dans l’herbe. Elles ressemblaient aux edelweiss des livres de botanique. Akim en cueillit une, l’écrasa entre ses doigts, respira son parfum amer. Un oiseau sautait en pépiant dans les broussailles. L’univers entier était propre blond et léger, inoffensif. Pour un peu Akim eût oublié la guerre. N’était-il pas étendu là, dans l’herbe, comme un promeneur, froissant des fleurs dans ses mains, humant l’odeur de la campagne matinale ? Sûrement, les Japonais ne viendraient pas. Il n’y avait pas de Japonais dans ce pays. Et il n’y en aurait jamais.
Troubatchoff extirpa une bouteille plate de sa poche, but une rasade d’eau-de-vie, claqua de la langue. Le maréchal des logis-chef, un grand cosaque à la barbe rousse et légère comme de la bourre, s’approcha de lui.
— Si vous vouliez descendre, Votre Noblesse, je ferais le guet.
— Prends mes jumelles.
L’homme rit doucement.
— J’aime mieux celles du Bon Dieu, dit-il.
Et il porta une main en visière devant ses yeux petits et cerclés de rides.
— Vous venez ? dit Troubatchoff en prenant Akim par le bras.
À ce moment, le cosaque poussa un sifflement et redressa la taille.
— Qu’as-tu ? demanda Troubatchoff.
— Ou je me trompe fort, Votre Noblesse, ou voilà du monde qui s’apprête à nous rendre visite.
Akim et Troubatchoff braquèrent leurs jumelles dans la direction indiquée. Akim recula d’un pas.
— Mais… mais ce sont eux ! balbutia-t-il.
Son souffle s’arrêta. Un étrange respect le tenait cloué sur place, froid et radieux. Il sentit un muscle qui tremblait dans sa cuisse.
— Ce sont eux, reprit-il gaiement.
Les cosaques, parqués dans le fond du ravin, grimpèrent la côte à quatre pattes et vinrent s’étendre aux côtés de leurs officiers. Ils discutaient entre eux, se poussaient du coude.
— Vos gueules, grogna le maréchal des logis-chef. Et tâchez voir à ne pas bouger, ou je vous fais redescendre sur le derrière.
— Il faudrait envoyer un rapport à Vafandian, dit Akim.
— Plus tard, dit Troubatchoff. On ne distingue rien encore. Ce n’est peut-être qu’une patrouille…
— M’étonnerait, Votre Noblesse, dit le maréchal des logis-chef. Voyez… voyez…
Les paysans chinois qui travaillaient dans la plaine avaient disparu, comme par enchantement. Les champs s’étalaient, vides et précis, aux pieds des observateurs, avec leurs terres diverses, leurs rigoles d’eau, leurs cabanes. De l’autre côté de la voie ferrée, à bonne distance encore, se dévidaient les colonnes ennemies. À mesure qu’elles se rapprochaient, on discernait mieux leur force et leur ordonnance. Akim n’aurait jamais cru qu’une armée pût se déplacer ainsi, en file régulière, comme sur les images d’enfants. Les petits hommes kaki marchaient en rangs. Leurs fusils brillaient, telles des aiguilles d’acier, dans le champ arrondi des jumelles. Leurs pieds soulevaient de fins panaches de poussière blanche. Derrière eux, s’avançaient des mulets chargés de mitrailleuses, des pièces d’artillerie légère, des caissons, des charrettes. Mais tout cela était émietté, lointain, infiniment gentil et puéril. Vraiment, Akim éprouvait de la peine à imaginer que ces figurines de miniatures fussent des hommes dangereux. Déjà, Troubatchoff griffonnait son compte rendu à l’état-major et le tendait à un jeune cosaque au nez retroussé, au bonnet de fourrure dévié sur l’oreille. Le cosaque saisit la missive, salua, dévala la pente, enfourcha son cheval, brandit sa nagaïka et disparut dans un nuage de poussière et d’herbe arrachée. Un deuxième, un troisième rapport furent expédiés à l’arrière.
La tête de la colonne avait depuis longtemps dépassé la colline. Il ne s’agissait pas d’une simple patrouille, mais d’une formation importante qui montait vers les positions russes de Vafangoou.
— Et nous les laissons filer ! gémit Akim.
— Vous ne voudriez pas lancer votre demi-escadron contre une armée ?
— Non, mais, quand même… quand même…
Décidément, cette guerre de calculs était bien monotone. Elle excluait tout héroïsme et toute fantaisie. La victoire ou la défaite ne dépendaient que d’une addition d’hommes, de fusils, de canons, de munitions et de distances. Une règle de trois.
— Si seulement on pouvait en descendre un, rien qu’un ! dit un jeune cosaque à visage de Bouriate.
Akim se tourna vers l’homme et lui sourit amicalement.
— Votre Noblesse, dit le maréchal des logis-chef, je pense qu’il serait prudent de nous replier.
— Pourquoi ? dit Akim.
— Ils risquent de nous couper la route…
Akim haussa les épaules. Il était déçu. Cette randonnée de nuit, ces quelques heures de guet, cet espoir, cette angoisse, pour avoir le droit de contempler un défilé de troupe ! N’était-ce pas une aventure humiliante pour un guerrier ?
Troubatchoff ne lâchait pas ses jumelles.
— Quelques instants encore, dit-il. Je veux voir s’ils n’ont pas d’artillerie lourde.
— Nous pourrons nous arrêter sur le chemin du retour pour les observer encore, dit le maréchal des logis-chef.
Tout à coup, Akim poussa un cri :
— Là !
Et il tendit la main vers la droite. Des Japonais débouchaient, à revers, venant d’un boqueteau épais. Pourquoi suivaient-ils cette route détournée ? Comment ne les avait-on pas aperçus plus tôt ? Akim et Troubatchoff éprouvèrent le même affolement, la même colère silencieuse de joueurs bernés. Les soldats nippons avançaient de biais pour rejoindre le gros des colonnes qui longeaient la voie de chemin de fer. S’ils progressaient encore, l’observatoire d’Akim et de Troubatchoff serait enserré de toutes parts, et la retraite des cosaques vers Vafandian deviendrait une affaire de chance. Il fallait arrêter, ou tout au moins retarder le mouvement d’encerclement de l’ennemi. Cela, tous les hommes le savaient. Mais ils attendaient les ordres de leurs chefs. Groupés derrière les officiers, ils regardaient les petits Japonais qui cheminaient d’un pas égal à travers les champs. Ils évaluaient l’importance du détachement : un bataillon sans doute.
— On dirait des mouches ! grogna un cosaque. Si c’est pas malheureux, quand même !
— Que faisons-nous, Votre Noblesse ? demanda le maréchal des logis-chef.
Akim et Troubatchoff échangèrent un coup d’œil rapide,
— Préparez-vous à les recevoir, dit Troubatchoff.
Comme s’ils n’espéraient que cette décision, les cosaques s’éparpillèrent et armèrent leurs fusils.
— Camouflez-vous ! cria le maréchal des logis-chef en se couchant à plat ventre dans les broussailles.
Akim et Troubatchoff se placèrent aux deux extrémités de la chaîne. Akim, un genou à terre, les jumelles levées, étudiait avidement la progression minutieuse de l’ennemi. Les Japonais ne soupçonnaient pas la présence d’une patrouille russe au sommet de la colline qu’ils allaient contourner. Ils marchaient en rangs, l’arme à la bretelle. Akim distinguait les taches claires de leurs visages, les buffleteries de leurs uniformes. Un frisson joyeux le parcourut.
— Tout près, ils sont tout près, murmura-t-il.
Et il ordonna aux gardiens de chevaux de lui passer un fusil. Ayant épaulé son arme, il visa, au hasard, un soldat japonais, admirablement anonyme. Aucune cruauté dans ce geste. C’était un jeu. « Je l’aurai ! » pensa-t-il.
— Sur l’infanterie, commanda Troubatchoff, demi-escadron… feu…
Une détonation unie secoua la colline.
— Ils tombent ! Ils tombent ! glapissaient les cosaques.
En bas, dans la plaine, de petits hommes en kaki tournaient sur eux-mêmes et s’effondraient comme des marionnettes. Le Japonais d’Akim s’était assis par terre et baissait la tête.
— Je l’ai eu ! s’écria Akim.
Les Japonais, désemparés, avaient rompu les rangs. Une deuxième, une troisième salve les refoulèrent vers le bois. Les cosaques riaient en rechargeant leurs armes :
— Tu as vu comme je l’ai culbuté, le mien !
— Et le mien ? Regarde. Il tourne sur place comme un ivrogne. Il a son compte.
Cependant, le bataillon ennemi se reformait à l’orée du boqueteau. Une première ligne de soldats, dispersés en tirailleurs, s’avança vers la colline. D’autres suivirent. Ils couraient, pliés en deux, se plaquaient au sol et repartaient, souples et bondissants.
— De quoi ça a l’air ? dit un cosaque.
Tout à coup, les Japonais s’immobilisèrent, disséminés et couchés dans l’herbe. Des détonations claquèrent très loin, sèches et minuscules.
Akim serra les dents avec fierté. Les balles ennemies sifflaient au-dessus de sa tête et allaient s’aplatir dans la terre avec un bruit mat.
— Demi-escadron… à mon commandement… feu !…, cria Troubatchoff.
Une salve joyeuse répondit à la fusillade des Japonais. Le crépitement de la mousqueterie chatouillait les nerfs d’Akim. Il se sentait plein de vigueur, de santé et de décision. Il ne pensait pas au danger. Ces petits êtres jaunes, là-bas, étaient des insectes inoffensifs. « Pourvu que ça dure comme ça, longtemps, longtemps ! », songea-t-il. Il eut envie de rire et se retourna. Alors, il vit l’un des gardiens de chevaux qui avait grimpé le talus et qui demeurait là, debout, les bras ballants, la tête haute. Du sang coulait sur le visage du cosaque. Son oreille était comme une éponge rouge déchiquetée.
— Eh bien, voilà ! Eh bien, voilà ! gémit l’homme avec colère.
Puis, il porta les deux mains à sa joue et dégringola dans le ravin. Akim était abasourdi.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il.
— Rien. C’est l’oreille qui a pris, dit un cosaque.
Un sentiment de pitié désagréable étreignit le cœur d’Akim. Troubatchoff s’approcha de lui en rampant et le questionna :
— Quelqu’un de blessé ?
Akim fit la grimace :
— Rien… L’oreille… C’est sa faute aussi… Il n’avait qu’à rester en bas…
Et il continua de tirer avec une volonté farouche.
Un peu plus tard, le voisin d’Akim, un petit cosaque maigre et blondasse, poussa un cri et se roula sur le flanc, comme pour s’endormir. Ses camarades le soulevèrent et le traînèrent à l’abri, dans le ravin. Il avait reçu une balle dans l’épaule. Il perdait beaucoup de sang.
— Pas d’autres blessés ? demanda Troubatchoff.
— Si, dit un cosaque, Krivko, à l’autre bout de la chaîne. Il a pris une balle en plein front. Mort sur le coup. Ça vaut mieux.
— C’est bon, c’est bon, à vos postes, grommela Akim.
Il était mécontent. On lui gâchait son plaisir en lui parlant de ces blessés, de ce mort.
Les Japonais avaient subi des pertes sensibles. Il y avait, dans la plaine, de faibles tas d’étoffe qui ne bougeaient plus. Cependant, les soldats ennemis avançaient toujours. Sur un ordre qu’on n’entendit pas, des silhouettes se redressèrent et se mirent à courir dans la direction de la colline.
— Feu accéléré, commanda Troubatchoff.
Les détonations couvrirent sa voix. Quatre ou cinq Japonais culbutèrent dans leur élan, mais les autres trottaient à vive allure, le dos rond, la tête tendue.
— Ils vont nous couper, s’écria Troubatchoff. Allons, les gars, à vos chevaux !
— À vos chevaux ! répéta Akim, sans bien comprendre ce qui se passait.
Les hommes dévalèrent un à un vers leurs montures. Par l’échancrure du ravin, on découvrait un nouvel aspect de la plaine. Si les Japonais parvenaient à contourner la colline, la patrouille était prise au piège. Il fallait partir avant que l’ennemi eût barré la route. Déjà, quelques tirailleurs apparaissaient dans un champ de sorghos. Des balles s’écrasaient contre les parois de l’excavation où étaient massés les cosaques. À chaque décharge, les cavaliers baissaient la tête.
— Vous avez fini de saluer ? cria Troubatchoff.
Et lui-même, instinctivement, baissa la tête. Akim fut secoué d’un petit rire faux, crispé, qui lui fit mal.
— Il faudra leur passer dessus, grondait le maréchal des logis-chef en enfourchant sa bête.
Les blessés furent pris en croupe par leurs camarades, le mort, attaché en travers d’une selle. Sa tête pendait, avec un petit trou noir au front.
Le cheval d’Akim, effrayé par les détonations, dansait sur place, chauvait des oreilles. Akim flatta l’encolure de la bête. Il se sentait tout béat d’angoisse et de vanité. On allait charger l’adversaire. Ce serait son baptême guerrier. Machinalement, il se rappela les cours théoriques de l’École : « L’homme doit charger courbé sur l’encolure de son cheval pour offrir moins de surface aux coups de feu et donner un meilleur élan à la monture. Ce n’est qu’en joignant l’adversaire qu’il se redressera de toute sa taille et sabrera de haut en bas, de gauche à droite… » Akim savait tout cela. Cent fois, mille fois, il avait sabré des mannequins de terre glaise et des fascines. Mais, aujourd’hui, c’étaient des hommes…
Troubatchoff se retourna et sourit à Akim, d’un air à la fois égaré et joyeux.
— Prêts, mes enfants ? demanda-t-il.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, murmura un cosaque en tapotant la poignée de son sabre.
Puis, il se signa gravement.
Une ligne de soldats japonais s’étirait en face du ravin.
— Sabre au clair… Lance au poing… Pour la foi, le tsar et la patrie, glapit Troubatchoff d’une voix écorchée. Marche !
Et, avant d’avoir pu réfléchir à son geste, Akim fut pris dans un mouvement impérieux d’hommes et de chevaux qui le poussa hors du ravin. La plaine. Comme elle est vaste ! Comme l’ennemi est loin ! Jamais Akim ne couvrira cette distance ! Jamais il ne rencontrera ces petits hommes agenouillés, qui tirent sur lui, avec méchanceté, avec maladresse !
Les cosaques s’étaient déployés en demi-cercle. Ils galopaient de front, couchés sur l’encolure de leurs bêtes. Et Akim volait avec eux. Il criait : « Hourra ! » À sa droite, il vit un cosaque au visage grêlé sous son bonnet de fourrure, à sa gauche, un autre, la barbe au vent, les yeux hors de la tête.
— Hourra !
Les Japonais ne bougeaient pas. Ils tiraient toujours. « Ils sont braves », pensa Akim. Et, subitement, un frisson glacé lui secoua le dos. Plus de doute possible. Le choc aura lieu. Il sera blessé, peut-être. Blessé comme le cosaque blondasse, qui s’est enroulé sur lui-même, ou comme l’autre avec son oreille en sang. « Eh bien ! qu’on me blesse, qu’on me tue, mais vite, vite ! » Des trajectoires de feu vibrent dans l’air. Un cavalier bascule hors de sa selle et demeure pendu à l’étrier, la face au sol, les mains bizarrement retournées. Un autre s’affaisse, comme pour embrasser le garrot de sa bête. Un troisième roule avec sa monture sous les pieds d’Akim. Là-bas, sur la droite, un cheval galope sur trois jambes et hennit lamentablement. La tête haute, la queue battant les reins, il tient en avant sa jambe fracassée qui pend et ballotte au rythme de la course. « Il faudra l’achever, songe Akim. Mais on n’a pas le temps. Ceux-là d’abord. Mon Dieu, aidez-moi contre ceux-là. »
Devant Akim se dresse un Japonais au visage plissé, fané, aux yeux d’épouvante. Le Japonais halète, crie quelque chose. Il grandit, cet homme. Il se rapproche. Il porte une cicatrice à la joue. Il n’était personne. Il est quelqu’un. Quelqu’un avec un nom, une vie, une arme. « Lui ou moi ? »
— Hourra ! hurle Akim.
Il talonne sa bête, lève le sabre. Dans une sorte de vertige, il voit une baïonnette qui s’avance vers lui, des sourcils énormes, une bouche pleine de dents et de salive.
— Hourra ! braille-t-il encore, autant pour lui-même que pour les autres.
Et il frappe de taille à toute volée. La lame rencontre un corps mou qui chavire. Puis, il n’y a plus rien que le silence et l’espace. Akim galope toujours. Les cosaques l’entourent. Ils ont franchi la ligne. Les Japonais bousculés leur tirent dans le dos. « Eh bien, c’est fini ! pensa Akim. Ce n’est pas plus difficile que ça. Je l’ai frappé. Je l’ai peut-être tué. Et moi, je suis sain et sauf. Je suis même un héros sans doute. »
Il se retourne. La patrouille a laissé une dizaine de morts et de blessés sur le terrain. Des chevaux sans maître trottent dans les champs. Troubatchoff rengaine sa lame.
— Bravo, les gars ! crie-t-il.
Akim regarde son sabre qu’il tient toujours à la main. Il est marqué de sang. Vivement, il l’essuie contre sa botte. Une gêne honteuse lui oppresse le cœur. Malgré lui, il évoque ce visage chiffonné d’horreur, cette cicatrice, cette bouche ouverte, ce bras levé pour la menace ou la prière. « Ne plus penser à cela… Autre chose… Voyons… la gloire de l’armée russe… L’empereur bien-aimé… le serment au drapeau… le sang pour la patrie… Très bien… Très bien… »
Akim cambre la taille. Un vent léger glace la sueur à son front, à ses lèvres. Sa respiration devient égale. Son cheval galope rondement. Autour de lui, les hommes sont essoufflés, radieux. Et les chevaux aussi paraissent satisfaits d’eux-mêmes. Les chevaux et les hommes se ressemblent. Être comme eux. Le danger a rapproché Akim de ses cosaques. Il les aime fraternellement, tout à coup. Il voudrait leur faire plaisir. Il cherche quelque parole familière, susceptible d’amuser son voisin. Mais il ne sait pas encore parler aux gens du peuple. Il dit enfin :
— C’est une belle charge ! Le colonel sera content de nous !
L’homme se tourne vers lui et rit de toutes ses dents fortes et jaunes.
Les Japonais ont cessé leur fusillade. La patrouille passe au trot allongé, puis au pas. Akim est pressé de regagner Vafandian pour entendre les compliments de ses chefs. Peut-être lui décernera-t-on la croix de Sainte-Anne de quatrième classe, avec l’inscription : « Pour la bravoure » sur la poignée du sabre ? Il rougit de plaisir et gonfle ses narines, comme lorsqu’il était enfant.
Un cosaque, au visage de bronze, rejette la tête et se met à chanter d’une voix fine de ténor :
Ne t’assieds pas auprès de moi,
Ne t’assieds pas auprès de moi,
Les gens diraient que tu m’aimes,
Que tu m’aimes.
Que tu me fréquentes,
Que tu m’aimes,
Que tu me fréquentes,
Je suis d’une bonne famille…
D’autres cosaques se joignent au chanteur :
Je suis d’une bonne famille,
Pas ordinaire,
D’une famille de voleurs,
De voleurs,
Pas ordinaires !…
Akim chante avec ses hommes pour mieux s’étourdir dans la joie.
Contre toute prévision, le colonel accueillit très mal le récit de la charge des cosaques à travers les lignes japonaises. La patrouille n’avait pas pour mission de combattre les lignes japonaises, mais de les observer sans se découvrir. Si elle s’était retirée à temps, elle n’aurait pas été surprise par l’ennemi et n’aurait pas perdu une quinzaine d’hommes en tués et blessés. Le lieutenant Troubatchoff et le sous-lieutenant Arapoff s’étaient conduits avec une légèreté coupable. Ils méritaient un avertissement. Tel était du moins l’avis du colonel. Akim, qui s’était attendu à des félicitations et à des récompenses, fut mortifié par l’incompréhension de ses chefs, et il fallut que Troubatchoff le sermonnât pour lui rendre un peu de confiance dans l’armée russe et dans son propre destin.