CHAPITRE XI
Le train s’arrêta. Les portières s’ouvrirent sur une foule de visages pressés. Michel sauta du marchepied, courut vers Tania, et elle l’entendit qui murmurait tout contre sa tempe :
— Ce n’est rien. Ne pleure pas, chérie…
À première vue, il lui parut maigri et mal rasé. Son amour se fortifiait d’une compassion très tendre. Elle palpait le bras de Michel. Elle apprenait à le reconnaître, comme s’il eût échappé à un accident mortel.
— J’étais si malheureuse, dit-elle. Je sentais ton chagrin…
Il se recula un peu, plissa les yeux et dit tristement :
— C’est drôle de te voir en deuil… Tu as l’air si petite, si accablée… Je n’aime pas tout ce noir… Il faut vivre, vivre malgré tout…
Puis il agita les bras, héla des porteurs et retourna au wagon pour aider sa mère à descendre.
Marie Ossipovna s’avança vers sa belle-fille avec une majesté sombre et lourde. Ses voiles de deuil étaient immenses. Hors des fourrures, des plumes et des tulles noirs, émergeait un visage aigu et jaune comme un bec. Elle s’appuyait sur une canne, que Tania reconnut pour être celle de la défunte aïeule des Danoff.
— J’ai beaucoup pensé à vous, dit Tania en baisant une joue fripée et froide qui sentait la cire vierge.
— Ça va, ça va, grommela Marie Ossipovna.
Elle posa sa main gantée de noir sur le ventre de sa bru. Les doigts s’attardèrent un peu. Elle dit :
— C’est encore maigre…
Tania était rouge de confusion.
— Il ne remue pas encore ? reprit Marie Ossipovna.
— Non, dit Tania.
Marie Ossipovna eut un petit rire serré.
— Le mien remuait très tôt. On verra, hein ? si c’est un vrai Danoff…
Des porteurs s’affairaient autour d’une montagne de malles, de valises, de sacs et de balluchons. Michel donnait des ordres d’une voix brève. Marie Ossipovna, la lippe désenchantée, marmonnait :
— Ils ne savent rien faire à Moscou. Chez nous, à Armavir, depuis longtemps tout serait en règle. Mais ici, rien que des fainéants. Ils sont gros. Et c’est comme s’ils étaient maigres. À quoi ça sert, hein ? Et cette gare est sale ! Ça sent mauvais ! Comment est-ce qu’on permet que ça sente si mauvais ?…
Installée dans la voiture, elle affecta une indifférence altière. À Michel qui lui nommait les monuments, les églises de la ville, elle répondait :
— Oui… Oui… Tiens, on dirait l’église d’Armavir… C’est tout ce qu’il y a comme monde dans les rues ?… Comme ces chevaux sont maigres !… Vous n’avez donc rien à manger, chez vous ?… Et ces femmes ?… Tu trouves ça joli, ces chapeaux, hein, hein ?
— Très joli, dit Tania d’une voix ferme.
Marie Ossipovna lui lança un regard fâché, détourna la tête.
Dans la maison de la rue Skatertny, Michel avait affecté à l’usage de sa mère trois vastes chambres du second étage, dont les fenêtres ouvraient sur la cour. Marie Ossipovna trouva les pièces petites, mal éclairées et meublées en dépit du bon sens. Elle voulait une salle à manger particulière, où elle pût prendre ses repas seule, et aux heures qui lui convenaient. Ayant ramené d’Armavir deux femmes de chambre, elle leur interdit de bavarder avec les domestiques de son fils. Enfin, elle exigea que Michel rappelât de sa propriété un Tcherkess qui serait son garde du corps personnel. Michel eut beau lui expliquer que les rues de Moscou étaient paisibles et que le concierge actuel avait toute sa sympathie, Marie Ossipovna le gronda pour son inconséquence : comment osait-il confier son existence et sa fortune à la surveillance d’un Moscovite, qui n’avait peut-être jamais tiré un coup de feu dans sa vie, et ne saurait se défendre qu’avec un méchant balai ? Michel céda sur ce point encore, et Tania lui dit qu’il manquait de caractère.
Dès l’abord, elle avait reconnu dans sa belle-mère une ennemie intime. Marie Ossipovna souffrait visiblement de tenir un rôle secondaire dans la maison de son fils. Habituée à commander chez elle, elle acceptait mal qu’une jeunesse prétendît lui imposer ses lois. Surtout, elle se sentait humiliée à l’idée que les meubles, les domestiques, les heures des repas avaient été choisis par sa bru. Avec une franchise primitive, elle ne cachait pas sa désapprobation et son envie. Elle allait, de chambre en chambre, traînant ses mains sur le bord des tables, sur les dossiers des chaises, sur les cadres des tableaux, et, lorsqu’elle apercevait Tania, elle brandissait un doigt gris de poussière :
— Voilà comment ils font le ménage, chez toi ! Hein ? Tous des fainéants ! Je te félicite.
Lorsque Marie Ossipovna dînait avec « ses enfants », il lui arrivait de repousser un plat en grognant :
— De la bouillie pour les chats ! Tu devrais mieux surveiller ton personnel !
Tania devenait blanche et se mordait les lèvres. Michel changeait vite de conversation.
Un jour, Marie Ossipovna profita de l’absence de sa belle-fille pour visiter les armoires de Tania. Le soir, elle lui dit :
— Tu as des robes riches. Donne-m’en quelques-unes.
— Voyons, maman, dit Michel.
— Si elle ne peut pas me les donner, qu’elle m’en fasse faire. Je veux la bleue et la rose.
— Elles ne t’iraient pas, dit Michel en riant.
— C’est mon affaire. Si ta femme a des robes riches, je pense que ta mère a le droit d’avoir des robes riches.
Et elle fixa sur Tania un regard de hibou, rond et glacé, qui fit frissonner la jeune femme.
— Je vais vous donner ces robes, dit Tania.
Marie Ossipovna accrocha la robe bleue et la robe rose dans son armoire. Elle les contemplait et les touchait en souriant avant de se mettre au lit.
À partir de ce jour, elle se commanda les mêmes robes que Tania. Elle ne les portait jamais. Mais, tous les samedis, ses deux femmes de chambre les sortaient, une à une, les repassaient et les présentaient à leur maîtresse. Et Marie Ossipovna, vêtue de noir, les épaules couvertes d’une mantille de vison, hochait la tête et répétait :
— C’est bien… Ces robes sont riches… C’est très bien… Allez les remettre en place…
Elle voulut aussi acquérir le même tableau – une marine – que celui qui décorait la chambre de Tania. Elle fit convoquer le peintre. C’était un ami des Danoff.
— Il me faut la même chose, exactement.
— Mais, madame, dit l’artiste, je ne saurais pas recopier mon œuvre. Cette toile est unique. Elle est le résultat d’une certaine lumière, d’une certaine inspiration, d’une certaine chance.
— Tu ne peux pas faire la même chose ?
— Je ne serais pas un artiste, si je travaillais en série. Voulez-vous une autre marine ? J’ai un paysage de Crimée qui…
— Je veux la même chose.
— C’est impossible.
— Alors, va-t’en !
Après cette visite, Marie Ossipovna déclara à son fils que « les marchands moscovites étaient des impertinents et des paresseux ».
Lorsque les Danoff recevaient des amis, la porte du salon s’entrebâillait parfois sur une silhouette noire et cassée.
— Entrez donc, maman, disait Tania.
— Qui est-ce qui est avec toi ? Ah ! C’est encore ceux-là ! Non, je m’en vais.
Et elle refermait la porte. Les invités éclataient de rire.
— Ma belle-mère est une originale, disait Tania en rougissant un peu.
C’était Volodia, surtout, dont Marie Ossipovna ne pouvait souffrir la présence.
— Il est encore venu ? Qu’est-ce qu’il demande ? disait-elle, comme si elle eût parlé d’un mendiant.
— Mais rien, c’est notre meilleur ami, disait Michel, tu le sais…
— Un ami ? Hein ! Quand on a une jeune femme, il ne faut pas qu’il y ait d’amis dans la maison. Tu devrais le faire mettre à la porte par le Tcherkess.
En fait, les visites de Volodia devenaient de plus en plus rares. Les préparatifs de son voyage avec Olga Varlamoff l’occupaient beaucoup. Il achetait des cravates et des chapeaux aux nuances tendres, des mouchoirs assortis à ses chaussettes et des cannes d’un style inédit. Cette agitation superficielle le détournait un peu de son grand souci. Olga Varlamoff, très habilement, l’aidait de son côté à ne pas trop réfléchir aux décisions qu’il lui faudrait prendre avant de revenir à Moscou. Elle lui affirmait que son choix s’imposerait à lui en dehors de toute contrainte. Même, elle lui conseillait de fréquenter d’autres femmes, afin d’éprouver la valeur de son attachement pour elle. Mais Volodia, quelle que fût l’insistance de sa maîtresse, répugnait encore à la tromper. La grossesse d’Olga Varlamoff l’avait amené, singulièrement, à envelopper toutes les femmes dans une même compassion, teintée de répulsion physique. L’idée que ces corps gracieux n’étaient au fond que des sacs de muqueuses, où se développait peut-être un germe bourgeonnant, suffisait à tuer en lui l’envie élémentaire de les posséder. Olga Varlamoff devinait bien la baisse de désir dont Volodia souffrait par sa faute, mais elle savait se contenter de son affection et ne désespérait pas de le reconquérir totalement dès qu’elle serait délivrée.
La veille de son départ, Volodia rendit une dernière visite à Tania, en l’absence de Michel. Il était plus sombre et plus nerveux que jamais.
— Avez-vous décidé quelque chose ? demanda Tania.
— Non. Elle ne le veut pas. Elle préfère que j’attende d’être seul à Goursouf, avec elle.
— Elle n’est pas bête, dit Tania.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle sait bien que, loin de vos amis, vous finirez par lui céder.
— Ne m’avez-vous pas recommandé vous-même de l’épouser ?
— Je ne pouvais tout de même pas vous recommander de faire passer l’enfant ! dit Tania avec humeur.
— Mais votre conviction intime est que…
Tania se troubla :
— Je n’ai pas de conviction intime.
— Si vous étiez à ma place, qu’auriez-vous fait ?
— Si vous étiez à la mienne, qu’auriez-vous conseillé de faire ?
Volodia baissa la tête :
— Je crois que nous sommes d’accord.
— Sur quoi ?
— Je dois rompre ou…
Tania éclata de rire :
— Vous ne romprez pas, et elle n’acceptera pas le : « ou ».
Le regard de Volodia se chargea de colère étincelante. Ses mains tremblaient :
— Bref, vous me prenez pour une loque, un lâche…
— Un bon garçon, simplement, dit Tania.
— Je ne suis pas un bon garçon. Je suis un salaud, dit Volodia.
Tania eut envie de lui sauter au cou. Elle palpitait. Elle était heureuse.
— Nous verrons, dit-elle. Au revoir ou adieu…
— Pourquoi adieu ?
— Parce que, si vous l’épousez, vous ne viendrez plus ne voir.
— Mais si, je reviendrai.
Elle fit une grimace :
— Bonne chance, Volodia. Faites mes amitiés à… à votre femme.
Volodia ne prit pas la main que lui tendait Tania et sortit le la pièce en claquant la porte.
Tania demeura un instant interdite. Un sentiment de honte et de laideur l’envahit. Elle n’osait plus réfléchir, par crainte d’avoir à se juger. De toutes ses forces, elle tentait le maintenir dans sa tête une vacance reposante. « Je n’ai rien dit de mal… On ne peut rien me reprocher… Il ne s’est ren passé… » Son corps devenait moite, sans qu’elle eût ait le moindre mouvement. Toute sa peau brûlait.
Lorsque Michel rentra du bureau, il trouva sa femme étendue sur le canapé du boudoir, avec une compresse fraîche sur le front.
— Ne t’affole pas, dit Tania. J’ai eu un vertige. C’est assez normal dans mon état.
Michel vint s’asseoir à son côté et lui prit la main. Elle s’écarta brusquement.
— Laisse-moi, dit-elle.
— Bon, bon. As-tu vu Volodia, au moins ? Il m’a dit qu’il passerait te faire une visite d’adieu en sortant du bureau.
— Oui, il est venu, murmura Tania.
— Il n’a pas l’air plus heureux que ça de partir avec Olga Varlamoff.
— Volodia ne sait pas ce qu’il veut, dit Tania d’un air faussement détaché. Je ne comprends pas, d’ailleurs, que tu l’autorises à prendre des vacances en plein mois d’octobre…
— Pour ce qu’il fait au bureau ! dit Michel en riant.
Au repas du soir, Tania se montra irritable et distraite.
Marie Ossipovna, qui dînait avec ses enfants, respirait par le nez entre chaque bouchée. Michel faisait trop de bruit en avalant son vin. Tania s’étonnait de n’avoir pas remarqué plus tôt qu’il aimait à tourmenter son lien de serviette.
— Mange des légumes, disait-il. C’est très bon pour toi.
Marie Ossipovna déchiquetait, du bout de la fourchette, une boulette de viande hachée.
— Ça sent l’écurie, dit-elle. Ils ne savent pas les faire, à Moscou. Tu te souviens des boulettes qu’on servait à Armavir ?
Elle sortit un mouchoir et se moucha en détournant la tête. Tania sentit que ses mâchoires se crispaient de dégoût. Marie Ossipovna regarda sa belle-fille et sourit un peu.
— Elle est nerveuse, hein ? dit-elle. C’est le mauvais air. Elle devrait marcher un peu plus. Et s’habiller autrement. Regarde comme elle s’étrangle dans un corset. Ça a l’air de quoi ?… Une femme grosse doit avoir le ventre à l’aise, hein ? Tu songes trop à faire la coquette, ma fille…
— C’est bien son droit, dit Michel.
— Non. Quand une femme est comme ça, il ne doit plus y avoir que l’enfant qui compte. Mais on pense aux jolis messieurs blonds. Il est venu encore aujourd’hui, celui-là.
— Qui ? demanda Michel.
Les joues de Tania s’enflammèrent.
— En effet, maman, Volodia est venu, dit-elle. Mais Michel était au courant de sa visite. Quand aurez-vous fini de m’espionner ?
— Pas de grands mots, pour l’amour du Ciel, dit Michel en levant les bras.
— Ce n’est plus une vie ! s’écria Tania. Elle est tout le temps derrière moi. Elle ne sait que faire de la journée, alors elle… elle…
— Je m’en vais, dit Marie Ossipovna.
Et elle se leva de table.
— Mais non, voyons, reste, ce n’est rien, balbutiait Michel.
— Ce qui n’est rien pour toi est trop pour moi, dit Marie Ossipovna. Tu feras servir un repas froid dans ma chambre. Si ta femme veut me demander pardon, qu’elle vienne demain matin. Je lui pardonnerai, parce qu’elle est grosse.
Et Marie Ossipovna quitta la pièce en s’appuyant lourdement sur sa canne.
Lorsqu’elle fut partie, Tania repoussa son assiette.
— N’avais-je pas raison ? dit-elle.
— Si. Mais tu lui demanderas pardon quand même. C’est ma mère.
Après le repas, Michel proposa à Tania d’inviter quelques amis pour la soirée. Elle refusa :
— Je suis trop laide, avec ce ventre.
— Mais je t’assure qu’on ne voit rien.
Tania eut un rire amer :
— Toi, tu ne vois rien…
Elle ajouta d’un ton funèbre :
— Je vais me coucher et lire.
Une fois que Tania se fut déshabillée et couchée, Michel entra dans la chambre et s’assit au chevet du lit. Tania lisait. Michel s’ennuyait. Il bâilla, fit craquer les articulations de ses doigts.
— Je t’en prie ! dit Tania.
Alors, il se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce.
— Que lis-tu ? dit-il.
Au lieu de répondre, Tania ouvrit des yeux épouvantés et tendit son index vers un coin du mur :
— Là, là,… une araignée…
Elle rentra la tête dans les épaules.
— J’ai horreur de ces bêtes… Chasse-la… Mais sans l’écraser, surtout !
Michel appliqua sa main contre la cloison et la fit glisser prestement vers l’araignée. Or, il avait mal calculé son élan et l’insecte s’écrabouilla dans sa paume. Il secoua les doigts, d’un air piteux :
— Je l’ai tuée. Tant pis.
— Je ne peux pas voir ça ! gémit Tania.
— Eh bien, ne regarde pas, dit Michel. Je vais me laver les mains et on n’en parlera plus.
Mais il s’arrêta, étonné. Tania le dévisageait avec une haine, un dégoût véritables.
— Qu’as-tu ? dit-il.
— J’ai… j’ai que tu n’es qu’une brute !
— Tu plaisantes…
— Non, tu… tu n’es pas meilleur que les autres, marmonnait Tania. Je croyais en toi… Et voilà…
— Tout ça pour une araignée ?
— Parfaitement. Tu l’écrases et tu t’en moques, comme n’importe qui… Comme Volodia… C’est vulgaire… c’est… c’est laid… c’est…
Et elle se mit à pleurer.
Michel demeurait abasourdi, les bras ballants, les doigts écartés. Il avait cru d’abord à une plaisanterie. Mais Tania était sincère. Et il ne savait quelle attitude prendre devant son chagrin. Fallait-il se fâcher ou la plaindre ? Plus que jamais, il lui semblait que sa femme était une sorte de monstre incompréhensible et précieux. Cette colère futile, au lieu de l’irriter, lui paraissait admirable. Il essuya ses mains, furtivement. Puis, il s’approcha du lit, posa deux doigts sur le bras nu de Tania.
— Ne me touche pas ! s’écria-t-elle.
Il dit :
— Tania… Je t’assure… Je n’ai pas fait exprès, tout à l’heure…
Et, tandis qu’il parlait, il sentait avec ravissement qu’il était grotesque.
Les jours suivants, Tania espéra follement recevoir une lettre de Volodia. Mais son attente fut longtemps déçue. Au bout de deux semaines, enfin, une carte lui parvint, datée de Goursouf, et portant les signatures accouplées de Volodia et d’Olga Varlamoff. Tania déchira la carte. Cependant, Michel avait reçu la même au bureau. Il dit à Tania :
— Comme je les envie ! Nous grelottons dans la pluie et la boue, et eux filent le parfait amour, sous un ciel bleu, parmi les palmiers, et les roses…
Un peu plus tard, un télégramme arriva au bureau, réclamant de l’argent pour payer les frais d’hôtel qui dépassaient les prévisions de Volodia. Enfin, dans les derniers jours de novembre, Volodia débarqua lui-même à Moscou. Il était seul. Sa première visite fut pour Tania. Lorsque le valet de chambre lui annonça que M. Bourine demandait à la voir, Tania était en train d’épingler son chapeau pour sortir. Elle demeura un moment stupide et molle, puis elle jeta son chapeau sur le lit et ordonna d’une voix blanche :
— Vous conduirez M. Bourine dans le boudoir.
Restée seule, elle s’assit devant sa coiffeuse et attendit que son cœur eût repris un rythme normal. Enfin rassérénée, elle quitta sa chambre, longea le couloir gris et luisant où pendaient des estampes anglaises et poussa la porte du boudoir. Volodia lui parut plus grand et plus beau que dans son souvenir. Elle fut fâchée de l’émotion qui renaissait en elle.
— Alors, dit-elle d’un air objectif, ce voyage ?
— Oh ! dit Volodia, tout est perdu.
Son regard avait une expression traquée. Il passa la langue sur ses lèvres.
— Expliquez-vous, dit Tania en s’asseyant.
— Eh bien, dit Volodia, que dire ? Au début, j’ai été très heureux. Le soleil, les promenades à cheval. Mais les jours succédaient aux jours. Il fallait se décider. Je me suis rappelé vos conseils…
— Je ne vous ai donné aucun conseil ! dit Tania.
— Enfin… vos silences, dit Volodia avec un sourire nerveux. Je me suis imaginé marié, lié pour la vie. J’ai eu peur de cette servitude. Alors…
Il cacha sa tête dans ses mains et murmura :
— C’est affreux, aidez-moi, Tania.
À mesure que Volodia s’abandonnait au désespoir, Tania reprenait courage. Elle se sentait devenir sèche et dure, inhumaine, tranquille.
— Vous lui avez demandé de faire disparaître l’enfant ? dit-elle.
Volodia, sans écarter les mains, soupira :
— Oui.
— Et vous lui avez promis de l’épouser ensuite ?
— Oui.
— Et elle a accepté ?
Volodia releva la tête. Son visage portait la marque rose de ses doigts en travers des joues et du front :
— Je me souviens de notre discussion. Lorsque je lui ai dit ça, je m’attendais à des cris, à des larmes. Pas du tout. Elle m’a regardé dans les yeux, drôlement, comme si elle examinait un étranger. Le premier, j’ai baissé les paupières. Alors, très calmement, avec le sourire, elle m’a demandé de chercher une sage-femme qui voulût bien se charger de l’opération. Oh ! comme j’étais heureux ! Tout devenait facile. Je lui baisais les mains. Je lui jurais de l’aimer, de l’aimer toujours. Elle était belle, mais belle…
Une moue malchanceuse tordait ses lèvres. Ses yeux s’emplissaient de larmes.
— Continuez, dit Tania.
Tous ses muscles lui faisaient mal, comme si elle eût participé à une lutte violente. Une résolution, sans gaieté, maintenait son dos droit. Comme Volodia se taisait, elle répéta :
— Continuez, je vous écoute…
— C’est bien ce qui me gêne, Tania, dit-il avec servilité. Qu’allez-vous penser de moi ?
— Je suis votre amie, dit Tania sans conviction.
Il s’accrocha à cette phrase avec une allégresse lamentable de réprouvé. La face barbouillée de honte, il bredouillait :
— Oui, n’est-ce pas ? quoi qu’il arrive, vous êtes mon amie ? Si vous saviez comme j’ai souffert ! Ce ciel bleu. Cette mer bleue. Et moi, courant d’adresse en adresse, entre Yalta et Goursouf, à bout de souffle, à bout d’espoir. J’ai fini par trouver une vieille Tartare. Une tête de brute, couturée de cicatrices, avec des cheveux noirs huileux, des mains courtes et sales. J’ai amené Olga chez elle.
Une peur pointue et rapide comme une flèche traversa Tania. Elle demanda :
— Il… il ne lui est pas arrivé malheur ?
— Non, dit Volodia, tout s’est bien passé. Lorsqu’elle a été rétablie je lui ai répété que je tiendrais ma promesse de l’épouser. Alors, elle m’a regardé de nouveau, droit dans les yeux, comme la fois où je lui avais conseillé de supprimer l’enfant. Oui, de la même façon. Elle était étendue sur une chaise longue, dans sa chambre, à l’hôtel. Je me rappelle tout. Son visage, les meubles. Donc, elle m’a regardé. Longtemps, longtemps. Puis, elle a dit d’une voix calme : « Non seulement je ne vous épouserai pas, Volodia, mais je ne veux plus vous revoir. »
Volodia avait, sans le vouloir, imité l’intonation exacte d’Olga Varlamoff. Tania frémit, comme si la jeune femme fût entrée subitement dans la pièce. Un silence pénible s’établit. Enfin, Volodia reprit avec volubilité :
— Je ne veux plus vous revoir ! Imaginez-vous cela ! J’ai supplié, j’ai menacé, j’ai demandé des explications. Rien. « Je ne veux plus vous revoir. » Impossible d’en tirer autre chose. Quatre jours de suite, j’ai tenté de la fléchir. Mais, plus j’insistais, et plus elle me recevait durement. J’avais l’impression de la dégoûter. Je me dégoûtais moi-même. Bientôt, elle condamna la porte de sa chambre. Puis elle changea d’hôtel. Alors, je suis parti. Elle est restée là-bas, toute seule. Elle a écrit pour qu’on lui amène son fils. Elle ne veut plus revenir à Moscou.
Il s’arrêta de parler. Mais tout son corps était agité de tremblements convulsifs. Tania éprouvait une extraordinaire impression de vitesse à travers sa tête. La joie et la honte fusaient en elle et se mélangeaient aisément. Elle réagit contre ce vertige et dit d’un air brusque :
— Vous voilà donc débarrassé des menaces de mariage. Que vous faut-il de plus ?
Un cri rauque et ridicule lui répondit :
— Mais je l’aime !
Elle plissa la bouche avec écœurement :
— Vous croyez l’aimer, parce qu’elle a repoussé votre demande. Mais, si vous l’aviez aimée véritablement, vous n’auriez même pas songé à lui imposer cette épreuve.
— Si, je l’aime, gronda Volodia. Je suis un salaud, mais je l’aime. Et elle mérite mon amour. Jamais, jamais, je ne rencontrerai plus une femme pareille. Belle, désirable, intelligente, délicate…
Il s’appliqua un coup de poing sur le front :
— Idiot ! J’ai tout gâché ! Sa vie et la mienne !
De nouveau, il avait pris sa tête dans ses mains et pleurnichait d’une façon petite et comique. Tania considérait avec une répugnance mêlée de curiosité cette belle victime toute fraîche et gonflée de larmes. Tant de clameurs et de grimaces pour une histoire de lit ! Après tout, Olga Varlamoff n’était pas la première qui se fût fait avorter. Et Volodia n’avait plus l’excuse de l’extrême jeunesse pour déplorer avec cette impudeur la perte d’une maîtresse commode.
En vérité, Tania aurait admis le désordre de Volodia s’il avait été commandé par une raison virile : la trahison d’un ami, la mort d’un parent, une dette impayée… Mais il était intolérable que Volodia s’avilît à cause d’une femme. Tania savait que les femmes n’étaient pas des anges nimbés de lumière et nourris de musique, mais des personnes de chair, qui avaient mal au ventre, qui transpiraient sous les bras, qui camouflaient un bouton au coin de leur lèvre, qui dérobaient sous des toilettes intelligentes les menues difformités de leur taille, et qui posaient à la divinité au moment précis où elles avaient envie de dormir ou de se gratter l’oreille. Elle savait que les femmes ne devaient leur charme qu’à un mensonge de corps et d’âme, qu’elles étaient malades, faibles, souvent sottes et méchantes. Elle savait tout cela, et elle s’irritait de voir que Volodia se prosternait devant l’une de ces femmes, comme si elle eût été différente des autres. Elle s’en voulait aussi d’être une femme et de ne pouvoir, par conséquent, dénigrer ses compagnes sans se dénigrer elle-même. Ah ! que les hommes étaient donc trébuchants et bornés ! Comme ils donnaient bien dans le panneau ! Leur besoin d’adoration quotidienne était tel, qu’ils n’hésitaient pas à encenser les créatures les moins dignes de l’être, les plus lointaines du rêve, les plus proches du règne animal.
— Que vais-je devenir, maintenant ? gémissait Volodia d’une voix enrouée.
— Un homme libre.
— Je tenais tant à son estime, à son amour. Et voilà. Elle me hait. Elle me méprise.
— Qu’en savez-vous ? dit Tania. Elle vous admire, peut-être, de lui avoir résisté.
Mais Volodia poursuivait sa pensée :
— Je veux bien que le monde entier me méprise, mais pas elle !
Une rage fraternelle anima tout à coup le cœur de Tania. Elle ne pouvait plus supporter que cet homme fût à ce point dupe des apparences. Furieusement, elle s’écria :
— Mais qu’est-ce qui vous plaît donc dans cette rouquine ?
Volodia s’arrêta de geindre et la regarda, éberlué.
— Vous croyez, reprit Tania avec une espèce d’éloquence vulgaire, vous croyez qu’Olga Varlamoff est exceptionnelle ? Ah ! vous me faites bien rire ! Elle est comme les autres, mon cher. Ni meilleure ni pire. Est-ce qu’elle vous a permis d’allumer la lampe de chevet après l’amour, de l’accompagner au petit matin dans le cabinet de toilette ?
— Vous êtes folle ? balbutia Volodia.
— Non, n’est-ce pas ? Parce qu’alors, peut-être, vous auriez découvert l’animal derrière la femme que vous adoriez.
— Je vous défends de parler ainsi, dit Volodia faiblement.
— Cette femme-là n’est pas faite d’une autre chair, d’un autre sang que les autres. Je les connais, moi, je les connais… Nous sommes toutes pareilles… Rien de merveilleux, je vous jure… Nous ne méritons pas…
Un voile salé lui nouait la gorge. Elle forçait sa voix grippée :
— Volodia… Vous… vous êtes bien fait de votre personne… Vous êtes intelligent, spirituel, galant, fortuné… Tous les atouts sont dans vos mains… Et vous tremblez devant… devant ça… enfin…
Elle ne savait plus former ses phrases. Elle bégayait. Ayant remarqué que Volodia observait son visage, sa taille, elle ramena instinctivement les bras sur son ventre gonflé. Volodia paraissait très ému.
— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura-t-il.
— Parce que j’ai beaucoup d’affection pour vous... Parce que je ferais n’importe quoi pour… pour vous sauver… enfin pour votre bonheur… Parce que je ne peux pas être heureuse si vous êtes malheureux…
Elle secoua le front. Des larmes venaient à ses yeux. Elle les sentait gicler au coin de ses paupières :
— Vous devez vous dire… c’est ridicule… cette femme au gros ventre qui ose me donner des conseils…
Elle ne put achever. Un hoquet douloureux écarta ses lèvres. À travers une brume flottante, elle vit que Volodia se rapprochait d’elle, tombait à ses genoux.
— Je suis sotte, dit-elle enfin en ravalant une gorgée de salive.
À présent, la bouche de Volodia effleurait ses paumes de petits baisers frais et vivants. Elle regardait fixement sa tête inclinée. Le faux col blanc et raide, un peu large, découvrant la naissance de la nuque. Il y avait une tache de poussière sur l’épaule droite du veston. Volodia répétait :
— Vous êtes une amie, ma seule amie, Tania… Merci pour tout… Votre générosité... Votre franchise… Je n’oublierai jamais… Seulement, ne pleurez pas… Oh ! je ne peux pas voir vos larmes…
Il ajouta plus bas :
— Il ne faut pas que Michel vous trouve dans cet état… Je partirai… Mais, d’abord, promettez-moi de vous ressaisir…
Tania ne savait plus si c’était la honte ou la joie qui l’affaiblissait de la sorte.
— Non… non… il ne faut pas que Michel me trouve ainsi, dit-elle. Allez-vous-en.
Pourtant, elle fut déçue de le voir se relever et gagner la porte.
Cette scène l’avait trop ébranlée pour qu’elle songeât à sortir, malgré les rendez-vous qu’elle avait pris. Elle attendit donc le retour de Michel, assise dans le boudoir, l’œil fixe, les mains engourdies. La première neige tombait dans la rue. Le jour n’en finissait pas de mourir. Michel rentra tard. Il était fatigué et bâillait à se décrocher la mâchoire.
— J’ai invité Volodia à déjeuner pour demain, dit-il. Il a rompu avec la Varlamoff. Il est effondré. Ça passera.
— Oui, ça passera, dit Tania.
Et il lui sembla que son cœur devenait petit et dur comme une pierre.
Ce soir-là, elle dîna légèrement et se coucha tôt. Mais, toute la nuit, des rêves rouges la visitèrent. Elle imaginait Volodia, déchiquetant avec un couteau de cuisine le ventre d’une femme morte, ou courant le long d’un canal avec un paquet sanglant sous le bras, ou célébrant la messe devant une assemblée de nourrissons décapités.
Au petit jour, elle se réveilla, baignée de sueur, le front douloureux, les mains flasques. Sa conversation de la veille avec Volodia lui paraissait lointaine et irréelle. Elle ne voulait pas croire qu’elle se fût abaissée jusqu’à pleurer devant lui. En vérité, elle lui gardait une espèce de rancune pout tout ce qu’il avait dû penser en la voyant si faible et si bavarde. La perspective de le rencontrer, après cette explication, lui était pénible. Elle souhaitait qu’il se décommandât à la dernière minute. Mais la matinée passa sans que le moindre coup de téléphone vînt rassurer Tania. Et, à l’heure dite, Volodia et Michel arrivèrent pour le déjeuner.
Tania ne descendit qu’au moment de passer à table. Dès qu’elle eut franchi le seuil du salon, Volodia s’avança vers elle pour la saluer. Elle l’observa brutalement, comme pour le pénétrer et le comprendre d’un coup. Le visage de Volodia, rose et calme, avec ses yeux écarquillés, ses oreilles un peu grandes, la déçut. Quand il lui prit la main, elle sursauta et serra les dents. À table, elle feignit la fatigue et se désintéressa ostensiblement de la conversation. Mais elle ne perdait pas un regard, pas un geste de Volodia. Il mangeait avec appétit et buvait ferme. Il accélérait sa convalescence, d’après les conseils mêmes de Tania. L’aisance avec laquelle il émergeait du désespoir avait quelque chose de hâtif et d’incorrect. Tania s’accorda le plaisir de plaindre Olga Varlamoff. Lorsque Volodia, en sortant de table, s’approcha de la jeune femme et murmura : « Merci, Tania », elle ne tourna même pas la tête.
— Notre conversation d’hier soir m’a fait tant de bien, reprit Volodia d’une voix humble.
— Pas à moi, dit Tania. Je serai plus longue que vous à oublier.
— Oublier quoi ? dit-il. Je ne vous ai rien fait…
Tania le toisa d’un regard méprisant et dit :
— Vous perdez de vue que, moi aussi, je suis enceinte.