CHAPITRE IX

Alexandre Lvovitch était mort sans reprendre connaissance. L’attaque l’avait terrassé dans son bureau. C’était là que son secrétaire l’avait trouvé, la tête couchée sur le bord de la table, les bras pendants. Michel arriva la veille du jour fixé pour les funérailles. Les comptoirs étaient fermés. Dans la maison, aux pièces vides et froides, les meubles trop neufs, poussés contre les murs, se reflétaient dans les parquets cirés. Un parfum d’encens et de fleurs embaumait les couloirs.

Marie Ossipovna avait grande allure dans ses vêtements de deuil, enrichis de paillettes de jais. Elle ne pleurait pas. L’expression de son vieux visage était grave, presque méchante. Son œil noir et rond surveillait les préparatifs funèbres avec sévérité. Glissant d’une chambre à l’autre, elle gourmandait les servantes, discutait avec un prêtre arménien à longue barbe bouclée, arrangeait un rideau mal drapé, rectifiait la position d’un fauteuil. Cette mort, aussi, c’était une cérémonie. Et, dans la demeure des Danoff, toutes les cérémonies devaient être réglées à la perfection.

Après le dîner, servi pour quinze personnes, elle consentit enfin à monter dans sa chambre avec Michel, qui avait hâte de lui parler sans témoins. Encore des domestiques vinrent-ils les déranger souvent pour demander des ordres. Et, chaque fois, Marie Ossipovna leur répondait avec une dignité et une patience royales. En vérité, loin d’être agacée par les questions de ces importuns, elle paraissait fière d’être consultée par eux, à tout propos, comme si leur insistance même eût été un hommage dédié à sa personne. Son importance dans la maison avait doublé depuis la mort d’Alexandre Lvovitch. Elle s’en rendait compte avec une sorte de joie amère. Elle profitait de son malheur. Il fallut la prière expresse de Michel pour qu’elle acceptât d’interdire la porte de sa chambre.

Ayant tourné la clef dans la serrure, elle revint vers son fils, le bénit, le baisa au front. Ses lèvres étaient froides et un peu humides. Une ombre grise marquait le creux de ses joues. Majestueusement, elle s’assit dans un fauteuil à oreilles de velours, tira un chapelet de sa poche, et, tout en poussant les grains de buis entre ses doigts secs et tavelés de roux, elle se mit à raconter la mort du père. Elle dit avec force détails comment on avait transporté Alexandre Lvovitch de son bureau dans la chambre à coucher. Il était livide. Une moitié de son visage vivait, souffrait, appelait à l’aide ; l’autre moitié était de pierre. Un souffle irrégulier distendait sa bouche. L’œil chassieux ne voyait plus rien. Les médecins avaient pratiqué des saignées, appliqué des sangsues derrière les oreilles et des sinapismes aux pieds. Au bout de trois jours, le malade était mort, doucement, dans un grand silence.

Pendant que sa mère parlait, Michel sentait croître sa douleur et son désarroi. Avec quelle tranquillité atroce Marie Ossipovna prononçait les mots de « paralysie », de « mort », de « râle », et le nom même du défunt ! Était-ce un signe de courage, ou d’indifférence ? Savait-elle qu’elle était veuve, qu’elle avait perdu le meilleur d’elle-même, la tendresse et la force irremplaçables d’un être qui l’avait choisie pour compagne ? Savait-elle que sa vraie solitude commencerait demain, lorsque les dernières pelletées de terre auraient enseveli le cercueil aux poignées d’argent ?

Marie Ossipovna parlait toujours d’une voix monotone et basse. Elle disait maintenant le nom des personnes qui étaient venues lui présenter leurs condoléances. Son regard brillait d’orgueil, tandis qu’elle citait les plus riches commerçants de la ville.

— Ils se sont tous inclinés devant lui, dit-elle enfin.

Puis, elle se tut. Ses yeux étaient nets. Ses mains ne tremblaient pas. Elle remarqua que Michel l’observait. Alors, elle poussa un soupir et détourna la tête. Et Michel comprit qu’il ne saurait jamais rien des sentiments qui agitaient sa mère, parce qu’elle était de cette race sauvage et noble pour qui l’expression de la douleur est une faiblesse dont l’âme des morts s’offense au paradis.

Tard dans la nuit, il descendit pour veiller le corps qui était exposé dans le salon. Le fondé de pouvoir des Danoff était installé dans un fauteuil, près du catafalque. En apercevant Michel, il se leva pour lui céder la place et se retira sur la pointe des pieds.

Dans la haute pièce mal chauffée, les rideaux étaient tirés sur les fenêtres, des housses cachaient les fauteuils, et des crêpes de deuil voilaient les glaces encadrées de moulures d’or. La bière était placée sur une estrade tapissée d’étoffe noire à galons d’argent. Les cierges brillaient d’une flamme droite et vive. Dans le cercueil, reposait Alexandre Lvovitch. Son corps était recouvert jusqu’au ventre d’un drap violet à broderies d’argent. Il tenait une petite icône dans ses mains nues et lisses. À la lumière rougeâtre des cierges, le visage du défunt paraissait satisfait et paisible. La barbe grise, presque blanche, soyeuse et brillante, vivante encore, s’étalait en carré sur sa poitrine. Son nez mince et long, aux narines serrées, était d’une matière minérale très pure. Les paupières sombres étaient closes, et les lèvres souriaient vaguement derrière la lourde moustache bien peignée. On eût dit un grand patriarche, plein de science et de bonté, un roi de légende, couché la face vers le ciel. Michel avait peine à reconnaître son père dans ce mort admirable. Il cherchait vainement sur lui les traces de ses gentilles faiblesses, de ses fatigues, de ses rires, de son appétit, de ses manies. Détaché de toutes les contingences terrestres, ce cadavre d’apparat n’avait plus besoin d’affection. N’étaient le veston, la bague et les boutons de manchettes, Michel se serait cru devant un étranger. Mais il y avait ce veston, cette bague, ces boutons de manchettes, d’autres détails encore, et, grâce à eux, Michel se rapprochait du mort et entretenait son propre chagrin.

Les derniers bruits s’apaisaient dans la maison. La nuit régnait sur toutes les pièces avoisinantes. Et, dans le salon funèbre, la flamme des cierges délimitait une cloche de lumière où Michel et son père se trouvaient isolés, pour la dernière fois. Pour la dernière fois, Michel voyait son père. Demain, il ne resterait plus de cet être vivant que le souvenir de quelques gestes et de quelques paroles secondaires. Avec hâte, avec piété, avec colère, Michel s’efforçait de rappeler à lui les images tièdes encore de son passé. Son père plaisantant et riant avec Constantin Kirillovitch. Son père à cheval, parcourant la propriété, en compagnie de quelques cavaliers tcherkess. Son père ému et grave, le jour où Michel, tout enfant, avait quitté Armavir pour se rendre à l’Académie d’études commerciales pratiques. Tant d’agitation, tant d’espoir, tant de travail, pour aboutir au silence ! Tant d’heures, tant de visages, pour aboutir à cette heure, à ce visage !

Michel sentait sa gorge se nouer et sa tête s’alourdir de mélancolie. Un rempart venait de tomber, et il était seul dans la campagne découverte. Oui, devant lui, autrefois, il y avait son père. Maintenant, son père étant mort, Michel vieillissait d’une génération. Or, il n’était pas préparé à cette tâche nouvelle, à cet âge nouveau. Il eût fallu, sans doute, qu’Alexandre Lvovitch, sur le point de sombrer, lui confiât le secret de sa réussite, les lois mystérieuses qui l’avaient fait si grand. Mais Michel était arrivé trop tard. Et il devait se contenter de chercher son enseignement dans le mutisme et l’immobilité d’un cadavre. Peu à peu, d’ailleurs, il lui semblait qu’un dialogue essentiel s’organisait entre lui et le visage inerte. Ce n’était rien encore qu’un jeu de questions et de réponses banales. Rien qu’une conversation, peut-être intérieure, mais certainement inspirée par la mort. L’honnêteté, la bonté, le courage, auréolaient la figure d’Alexandre Lvovitch. Sans le secours de la voix, il parlait à son fils et le forçait à réfléchir sainement. Il lui disait que la vie était une rude aventure, qui exige beaucoup de bravoure, de patience et de probité. Il lui conseillait de chérir Tania, malgré sa légèreté et son égoïsme puérils. Il lui ordonnait d’élever l’enfant qui allait naître dans le respect de son nom et l’amour de son pays. Michel écoutait ces propos que personne sauf lui, ne pouvait entendre. Et une paix résignée descendait avec eux de son esprit dans son cœur. Il porta une main à son visage et sentit qu’il avait pleuré. Alors, il essuya ses larmes, se leva, s’approcha du cercueil et, très doucement, comme s’il eût craint de réveiller un dormeur, il appuya ses lèvres sur le front d’Alexandre Lvovitch.

Des pas résonnaient dans le couloir. Un serviteur entra, salua Michel, s’avança vers le cercueil. L’homme tenait une fiole à la main. Il vaporisa de l’eau de Cologne sur le corps.

— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Michel à voix basse.

— Mais… c’est… c’est à cause de l’odeur, dit l’autre.

Michel baissa la tête. Il n’avait rien remarqué.


Les funérailles furent barbares et grandioses. Alexandre Lvovitch avait dit à ses proches qu’il voulait être enseveli sans cercueil, pour retourner, suivant les Évangiles, à la poussière dont il était né. Mais Marie Ossipovna s’était opposée à un enterrement aussi expéditif. Pour concilier les désirs du mari et de la femme, le prêtre arménien d’Armavir suggéra de déposer un peu de terre dans le cercueil.

Quatre Tcherkess, en grande tenue, apportèrent un sachet de soie contenant quelques poignées de terre prélevées dans la propriété des Danoff. Michel répandit cette terre autour des tempes et des épaules du défunt. Un dernier service funèbre fut célébré à la maison. Puis, les quatre Tcherkess installèrent le cercueil sur des sangles de drap, glissèrent la partie libre de la sangle en travers de leur épaule, et, d’un même geste, soulevèrent la dépouille de leur maître. Deux autres Tcherkess portaient, derrière eux, le couvercle. La procession se forma dans la rue. Il pleuvait. Les trottoirs étaient noirs de monde. La moitié de l’assistance ne put entrer dans l’église.

Après la cérémonie religieuse et l’enterrement, deux dîners de funérailles furent servis chez les Danoff. Un dîner pour les femmes, dans le salon. Un autre, pour les hommes, dans la salle à manger.

Marie Ossipovna présidait la tablée des femmes. Au cours du repas, les invitées louèrent les qualités du défunt. La veuve, à chaque compliment, inclinait la tête en signe de gratitude. Elle était aussi impassible et fière que la veille. Elle se tenait très droite. Elle ne parlait pas. Simplement, son regard sévère s’arrêtait parfois sur quelque vieille Arménienne bavarde, qui mangeait plus que de raison ou ricanait avec sa voisine. Et l’autre, aussitôt, se taisait, détournait les yeux.

À la table des hommes, des vieillards confrontaient les souvenirs qu’ils avaient gardés d’Alexandre Lvovitch. Ils évoquaient des temps très lointains où le père de Michel était un jeune homme, vif et rieur, qui aimait le cheval, le tir au pistolet, la chasse. Ils célébraient son courage, son équité, sa gaieté qui étaient légendaires.

— Sais-tu seulement, disait l’un d’eux en touchant le bras de Michel, sais-tu seulement que ton père a appris seul, dans des livres, tout ce qu’on enseigne dans les écoles ? Il a fait reconstruire cette maison d’après les plans qu’il avait tracés. Les architectes n’en revenaient pas !

— Comment peut-il savoir ? soupirait un autre. Notre Alexandre Lvovitch était trop modeste. Il ne racontait rien. C’est par Artem que j’ai connu tous les détails sur la reconstruction de la maison. Et aussi comment ton père avait fait le coup de feu à l’âge de dix ans, contre des bandits tcherkess.

Michel connaissait l’histoire, mais, par politesse, il dit :

— J’ignore tout de cette aventure.

— Voilà ! Voilà ! s’écria l’homme. Il faut que je te renseigne ! Oh ! C’est très simple. On était rude, en ce temps-là. On luttait pour vivre. Ton père avait dix ans, lorsque ton grand-père tomba malade.

— Gloire au disparu, tristesse à ceux qui l’ont perdu ! dit le prêtre en avalant un petit verre de vodka.

— Les médicaments manquaient à Armavir, reprit le vieillard. Des brigands montagnards rôdaient aux environs de la ville. Et la colonne militaire de protection avait déjà quitté le fort de Protchnokop pour se rendre à Stavropol. Eh bien ! que crois-tu ? Alexandre Lovovitch, un gamin, n’est-ce pas ? selle son cheval, sans prévenir personne, et le voilà parti dans la nuit. Arrivé à Stavropol, il achète les médicaments et demande une escorte pour le retour. Une escorte ? Quelle question ! Tout le monde se moque de lui. Il repart seul. Mais, aux portes de la ville, un Arménien, originaire d’Armavir, le rencontre et accepte de l’accompagner. Ils se mettent en route, le grand et le petit. Comme la nuit tombe, ils aperçoivent une dizaine de montagnards dissidents, au sommet d’une colline. Les voyageurs mettent pied à terre, couchent leurs chevaux, s’étendent à plat ventre derrière les montures. Et l’Arménien crie : « Gare à vous. J’ai deux fusils et des munitions. Et je suis bon tireur. Je m’appelle Naoum ! » C’était vrai. Il s’appelait Naoum. Puis, il commence à tirer. L’enfant recharge les fusils l’un après l’autre. Les montagnards, sans descendre de cheval, ripostent maladroitement. L’un d’eux tombe. Puis un autre. Naoum visait vite et juste. Vraiment, tu n’en as pas entendu parler ? Ah ! quelle jeunesse ! « Partez, crie l’Arménien. Sinon, je vous tuerai tous comme des chiens. Je m’appelle Naoum. Ne l’oubliez pas. » Enfin, les montagnards s’éloignent. Les voyageurs attendent l’aube, sans bouger de leur poste. Au petit jour, ils remontent en selle et galopent d’une traite jusqu’aux portes d’Armavir. Là, Naoum raconte l’aventure. Quel miel de fête pour le père d’Alexandre Lvovitch ! Je crois bien que c’est ce récit qui l’a guéri d’un coup, et pas les médicaments.

Le vieillard se mit à rire doucement en plissant les yeux. Un autre dit :

— Et sais-tu comment Alexandre Lvovitch a sauvé les chevaux pendant l’incendie ?

— Non, dit Michel.

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Écoute donc et apprends à respecter le passé !…

Michel ferma les paupières pour mieux entendre. Il eût aimé que ces témoins bavards ne s’arrêtassent plus de parler. Il maudissait la coutume qui lui interdisait de les questionner à sa guise.

Les convives se séparèrent très tard.

Michel et sa mère les raccompagnèrent jusqu’à la porte. Lorsque les invités furent partis, il y eut un grand vide dans la maison. Et Michel comprit qu’il était le chef.


Depuis quelques années déjà, Alexandre Lvovitch ne s’occupait plus de la direction de l’affaire, dont Michel assumait seul la responsabilité. Simplement, il surveillait la succursale d’Armavir. Michel s’empressa de faire dresser l’inventaire des marchandises en magasin et de nommer un nouveau directeur local. Puis, les formalités de la succession menaçant de se prolonger, il décida d’envoyer un avocat sur place et d’emmener sa mère à Moscou. Il fallut encore une semaine pour que Marie Ossipovna pût boucler ses malles et donner ses audiences d’adieu. Enfin, la mère et le fils quittèrent la ville.

Des Tcherkess à cheval accompagnèrent le train. Ils galopaient à hauteur du wagon qui emportait leurs maîtres. Et ils criaient. Et ils tiraient des coups de feu vers le ciel. Enfin, ils furent distancés par la locomotive. Michel, le front collé à la vitre, les vit gesticuler, tout petits, tout noirs, dans un nuage de fumée blanche. Ensuite, il n’y eut plus rien que la plaine d’herbe et de boue, et le vol pesant des corbeaux. Le chauffeur du train vint vérifier la température sur le thermomètre accroché dans le compartiment. Marie Ossipovna avait mis des gants et tenait un mouchoir devant sa bouche. Elle était furieuse et digne. C’était la troisième fois de sa vie qu’elle voyageait en chemin de fer.

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