CHAPITRE XIV

Sacha Prychkine était content de lui. Après quelques mois de tournées dégradantes, il avait obtenu un engagement dans un théâtre honorable de Saint-Pétersbourg. Lioubov avait accompagné Prychkine dans tous ses déplacements. Par plaisir d’abord, mais aussi pour apprendre les rudiments du métier. Dans les chambres d’hôtel, dans le train, entre les répétitions, Prychkine, infatigable, obligeait son élève à lui réciter des tirades en vers et en prose. Certes, Lioubov avait peu de dispositions pour la comédie. Mais son ambition était immense. Elle eût avalé toutes les injures pour se hausser au rang des premiers rôles. Rien n’égalait pour elle la douceur perverse de se sentir dévisagée, déshabillée, soupesée et acceptée par des centaines de regards masculins. Soubrette, paysanne, ou invitée muette, elle dominait le monde. Le craquement des planches sous ses pas devenait une musique divine. La lumière de la rampe était son vrai soleil. Le goût du fard sur ses lèvres la grisait comme un baiser permanent. Pourtant, elle ne restait que peu de temps en scène, disparaissait au moment des explications pathétiques et ne recueillait jamais le moindre applaudissement. « Que sera-ce, pensait-elle, quand je tiendrai un rôle ! » Et elle suppliait Prychkine de lui accorder de l’avancement. Mais Prychkine était inébranlable. De train en train, de chambre en chambre, de spectacle en spectacle, dans la bousculade des buffets de gare, dans l’odeur pourrie des coulisses, il étourdissait la malheureuse de conseils et de menaces. Elle parlait trop vite. Elle mangeait deux syllabes sur trois. Elle n’avait pas la voix placée « dans le masque ». Ses gestes étaient raides. Sa mémoire lui faisait défaut.

— Tu ne seras jamais une comédienne, glapissait-il en tapant du poing sur la table. Tu es mon boulet… le boulet que Dieu a lié, par une nuit de péché atroce, à mes chevilles !

Il était souvent ivre. Et alors il déclamait comme ses personnages.

— Et moi, je trouve que j’ai bien dit mon rôle, répondait Lioubov.

— Tu l’as récité, tu ne l’as pas dit. Tu me déshonores et tu déshonores la troupe !

— Alors, je m’en vais.

— Bon débarras !

— J’irai rejoindre mon mari, ma famille…

— Et moi, ma maîtresse !

— Cette sale noiraude qui était assise au premier rang ?

— Hé ! hé ! Elle n’est pas si sale, la petite noiraude !

À ces mots, Lioubov poussait un hurlement hystérique et se mettait à pleurer. Prychkine la giflait pour la faire taire. Des camarades frappaient contre la cloison :

— C’est pas fini ?

— Tu me tueras ! Tu me tueras ! geignait Lioubov.

Prychkine, dégrisé, s’agenouillait devant elle et lui demandait pardon à voix basse :

— Je ne suis qu’une brute. Je ne te mérite pas.

— Non, sanglotait Lioubov, tu es un homme de génie ! Tous les hommes de génie sont insupportables ! Et puis, tu bois trop, Sacha…

— Malheur ! disait Sacha.

Lioubov lui posait une main sur les yeux et murmurait entre deux reniflements :

— Je serais si fière, si tu m’autorisais à te donner la réplique.

— Ça viendra, ça viendra, disait Prychkine en se relevant et en époussetant ses genoux.

Et, de fait, lentement, péniblement, Lioubov apprit à retenir et à comprendre ses rôles. Après des mois d’efforts, elle obtint de passer des utilités aux ingénues. Lorsque Prychkine décrocha son engagement à Saint-Pétersbourg, il insista pour qu’on réservât un emploi de confidente à sa « protégée ». La pièce était un drame historique intitulé : Averse printanière. Prychkine jouait le jeune premier, en costume de boyard, avec une barbe et des cheveux longs. Lioubov était l’amie intime de la mélancolique et rêveuse fiancée. Le spectacle marchait bien. Les gens applaudissaient ferme. Et Prychkine pensait à l’avenir avec insolence. Il n’avait pas abandonné l’idée de fonder un théâtre, avec le concours de quelques généreux donateurs et d’un metteur en scène averti. Mais il ne savait où trouver les capitaux. Michel Danoff avait, une première fois, refusé de le soutenir. Et, pourtant, Michel Danoff avait de l’argent et n’était rien moins que le propre beau-frère de Lioubov. Peu avant les fêtes, Prychkine lui avait adressé une lettre dans laquelle il renouvelait habilement sa requête. La réponse ne s’était pas fait attendre. « Que Lioubov retourne auprès de son mari, écrivait Michel Danoff, ou qu’elle divorce, et nous en reparlerons. » Une pareille étroitesse d’esprit avait découragé Prychkine. Mais, après mûre réflexion, Lioubov s’était décidée à relancer Kisiakoff pour lui signifier qu’elle entendait demander le divorce. Seulement, elle voulait le voir d’abord, pour régler avec lui les modalités de la procédure et de la répartition des torts. Pendant près d’une semaine, Prychkine et Lioubov avaient espéré la réponse de Kisiakoff à leur lettre. Mais Kisiakoff n’écrivait toujours pas. Désolé, Prychkine s’était remis à boire et à tromper Lioubov. Pour s’excuser, il disait :

— Je ne te trompe que lorsque je suis ivre, car il faut être ivre pour oublier que tu dépasses de cent coudées toutes les femmes que je pourrais trouver.

Lioubov pleurait, Prychkine se fâchait, cognait, demandait pardon. Mais, parfois, Prychkine surprenait Lioubov en train de bavarder tendrement avec quelque jouvenceau. Et c’était lui, alors, qui parlait d’infidélité, et Lioubov qui se justifiait en se traînant à genoux devant son maître. Les réconciliations étaient instantanées et chaleureuses. Lioubov se croyait une grande amoureuse, parce que Prychkine lui tirait les cheveux et l’appelait aussitôt après sa madone. Prychkine s’estimait un tombeur de femmes, parce que Lioubov sanglotait lorsqu’il lui avouait ses fautes, et l’excusait ensuite en lui baisant les mains. Et tous deux étaient fiers de leur existence houleuse.

Cependant, le samedi 8 janvier 1905, Prychkine devait éprouver la plus profonde humiliation de sa carrière. Au dernier acte de l’Averse printanière, pendant son admirable dialogue d’amour avec Svetlana, qui lui valait toujours une tempête d’applaudissements, Prychkine sentit la salle bizarrement distraite et lointaine. Quelques spectateurs du poulailler parlaient entre eux à mi-voix. Les gens du parterre et des loges remuaient la tête. Toute l’assistance était à la dérive, et les rugissements de Prychkine tombaient dans le vide, inexorablement. Prychkine comptait sur l’entrée des gardes d’Ivan le Terrible pour ranimer l’attention de son auditoire. Ces gardes, vêtus de rouge, abondamment maquillés, et affublés de barbes compactes, venaient arracher Prychkine à sa fiancée et l’entraîner vers les cachots du tsar. La scène portait toujours sur le public, à cause des piétinements et des cris étranglés de Prychkine, et des sanglots de la jolie Svetlana, qui se tordait les mains et rampait véritablement sur les genoux. Mais, cette fois-ci, lorsque les gardes redoutables apparurent dans l’encadrement de la porte, il y eut un moment de silence dans la salle, et, aussitôt après, des voix hurlèrent :

— À bas l’autocratie !

— À bas la police !

— À bas la guerre !

— Vive le prolétariat !

Un individu s’était dressé au dernier rang et chantait La Marseillaise. La police dut expulser les manifestants.

Prychkine s’efforçait de dominer le tumulte à grands coups de gueule. Il jouait quand même. Il était magnifique. Mais nul ne s’en apercevait.

Le calme rétabli, il obtint à peine quelques applaudissements de convenance.

— Les salauds ! Les salauds ! grondait Prychkine, en dévalant l’escalier de fer tortueux et branlant qui menait aux loges.

Derrière lui, s’empressait une foule de gardes cramoisis, de boyards aux bottes souples et de princesses ourlées de perles. La jolie Svetlana se mouchait furieusement dans un mouchoir jaune.

— C’est insensé ! disait-elle. Venir manifester au théâtre ! Pendant la représentation !

— Si la foule ose insulter à la majesté de l’art, criait Prychkine, c’est que la Russie est perdue.

— Mais qu’est-ce qui les a pris ? demanda un garde en arrachant sa barbe d’étoupe.

Un moine qui rejetait sa cagoule, s’arrêta, et éclata de rire :

— Comment : « Qu’est-ce qui les a pris ? » Tu tombes de la lune. C’est le début de la révolution, voilà tout !

— Parce que les imprimeurs sont en grève ?

— Tout le monde, bientôt, sera en grève. Les imprimeurs, et les boulangers, et les acteurs. Demain, le pope Gapone conduira les ouvriers en procession, pour remettre une supplique à l’empereur !

— Tout ça n’empêche pas, messieurs, dit Prychkine, que le théâtre est un sanctuaire, et qu’aucune préoccupation politique ne doit souiller son enceinte dédiée au culte de l’art. Ce pope, je ne sais comment…

— Gapone.

— Ce pope Gapone devrait bien apprendre aux ouvriers à respecter les artistes.

À cet instant, la porte d’une loge s’ouvrit en claquant contre la paroi du couloir. Lioubov parut sur le seuil, décoiffée, démaquillée, les yeux arrondis par l’inquiétude :

— Mon chéri, ils t’ont blessé ? s’écria-t-elle.

— Dans mon amour-propre, oui, dit Prychkine, avec gravité.

Il fallut tout expliquer à Lioubov. Elle fut outrée. Elle regrettait de n’avoir pas été en scène au moment des manifestations.

— Je vous aurais soutenus, dit-elle.

Le régisseur, le coiffeur, les habilleuses, les machinistes, vinrent se mêler aux comédiens et discuter avec eux de l’événement. Enfin, les acteurs consentirent à regagner leurs loges respectives. Lioubov et Prychkine occupaient, par faveur spéciale, une turne commune, située sous le plancher du plateau. Ce réduit poussiéreux puait l’urine, le formol et le fard. Du plafond tombaient des débris de couleurs corrosives, arrachées au décor. Quelques lattes, posées sur des tasseaux, servaient de table de maquillage. Les sièges étaient de vieux fauteuils d’orchestre en velours rouge, retapés vaille que vaille. Prychkine s’assit, allongea les jambes, déboutonna son col bordé de peau de lapin et réclama de la vodka. Ayant bu deux petits verres, coup sur coup, il dégrafa sa longue tunique amarante, décolla sa barbe et se plaqua des paquets de vaseline sur le visage. Le bleu des paupières, le rose des pommettes et le rouge des lèvres se délayaient dans une bouillie sans gloire, Prychkine ahanait en s’essuyant la face :

— Oui… C’est une leçon, ma petite Lioubov… Des choses comme ça ne seraient pas arrivées dans un théâtre élégant, dans mon théâtre, par exemple… Si j’avais un théâtre, je trierais les spectateurs sur le volet… Passe-moi une serviette… Sur le volet… On s’arracherait l’honneur de m’applaudir… Tiens, j’ai des rougeurs sur le cou…

— Où ça mon amour ? dit Lioubov.

— Là… un peu derrière l’oreille… C’est la nourriture, sans doute… Qu’est-ce que je disais ?… Oui, si ton mari voulait accepter le divorce, et si ton beau-frère voulait me comprendre, alors je soulèverais le monde… En attendant, il me faut avaler les injures d’une populace ignare… Retire-moi mes bottes… Bon… L’autre maintenant… Ignare… Ignare…

Il répétait ce mot avec délectation, tout en faisant mouvoir ses orteils dans ses chaussettes. Et Lioubov admirait ce boyard imberbe, qui portait des pantalons de soie, une tunique amarante bordée de faux castor, des bagues de verre à chaque doigt, et qui était tout de même son amant. Elle soupira :

— Sacha… Ne parlons plus de cela… Pensons à notre amour…

Comme elle achevait ces paroles, une main ferme cogna par trois fois à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Prychkine.

Personne ne répondit.

— Qui est là ? demanda Lioubov.

— Ami ! répliqua une voix grave.

La porte s’ouvrit sur la silhouette massive de Kisiakoff. Lioubov recula instinctivement vers le fond de la pièce. Prychkine bondit sur ses jambes, leva une main vers sa bouche, comme pour retenir un cri. Cependant, Kisiakoff considérait les deux jeunes gens avec une majesté bienveillante et tranquille. Il portait un lourd manteau noir, à col de loutre. Sa barbe se mêlait à la fourrure. Un bonnet d’astrakan le coiffait jusqu’aux oreilles. Ainsi accoutré, il paraissait énorme, inébranlable et maléfique. Il demeura longtemps sans mot dire. Puis il s’avança pesamment vers Lioubov et lui baisa le front. Lioubov était engourdie de peur. Elle balbutia :

— Ivan Ivanovitch.

— Moi-même, dit Kisiakoff.

Il s’inclina devant Prychkine et retira ses gants :

— Me permettez-vous de m’asseoir ?

— Je vous en prie, murmura Prychkine, et son grain de beauté sautait nerveusement au coin de sa lèvre.

Kisiakoff se laissa descendre en geignant dans un fauteuil.

— Ah ! mes vieux os, dit-il. Eh bien, vous voyez, vous m’avez écrit et je suis venu. Je voulais vous faire une surprise. Mais j’ai mal choisi mon jour. Ce spectacle ! Quelle honte ! J’en avais mal pour vous ! Décidément, les révolutionnaires n’ont aucun savoir vivre !

— Vous avez entendu ? demanda Prychkine.

— Comment donc ! J’étais outré ! Mais je me consolais en songeant que vous n’étiez pas le seul à supporter les injures de la populace. Je me suis laissé dire qu’avant-hier, pour l’Épiphanie, pendant la bénédiction des eaux de la Neva, il s’est trouvé un misérable pour charger à la mitraille la pièce d’artillerie placée devant la Bourse et tournée vers le pavillon impérial. C’est une chance, un signe de Dieu, que les balles aient passé au-dessus du pavillon et n’aient fait que déchirer des drapeaux et casser des vitres…

— On raconte ça, en effet, dit Prychkine.

— Eh bien, de quoi osez-vous donc vous plaindre ? dit Kisiakoff. On vous associe au tsar ! On veut vous empêcher de jouer et lui de régner. Mais, au fait, régner n’est-ce pas jouer ? Et jouer n’est-ce pas régner ? Sus aux acteurs !

Et il éclata d’un gros rire rouge dans sa barbe.

— Ah ! oui, reprit-il, après s’être essuyé les yeux du revers de la main, nous vivons à une époque de convulsions. Le peuple veut comprendre pourquoi on l’envoie à la guerre, et pourquoi on le paie mal, et pourquoi on le fait rosser par des cosaques. On licencie des ouvriers ? Les camarades se mutinent. On les fait charger par des gendarmes ? Et ils tapent sur les gendarmes. Demain, j’irai sans faute accompagner la délégation du pope Gapone au Palais d’Hiver. Viendrez-vous avec moi ?…

— Merci, dit Prychkine. Mais j’ai une répétition.

— Bravo, dit Kisiakoff. C’est important ça, une répétition. Il ne faut pas la manquer. Ainsi, pendant que vous serez à une répétition, j’assisterai, moi, à un spectacle. Et quel spectacle ! Le tsar accueillant les représentants du peuple et leur adressant des paroles de gentillesse paternelle. C’est beau ça ! Hou ! que c’est beau ! Mais c’est dangereux. Hou ! que c’est dangereux !

Lioubov avait envie de pleurer tellement elle était inquiète. Prychkine essayait de reboutonner fiévreusement sa tunique amarante, garnie de lapin. Mais ses mains tremblaient. Il se jugeait ridicule, dans son déguisement de boyard médiocre.

— Si vous voulez vous changer, je peux me tourner contre le mur, dit Kisiakoff. Pourtant, vous ne devriez pas vous changer. Ce costume vous va très bien. Il rehausserait intelligemment la procession de demain. Le boyard mêlé aux ouvriers se rend auprès du tsar, son maître. Une, deux ! Une, deux ! Mais je parle d’affaires publiques et nous avons tant d’affaires privées à régler ensemble !

— Justement, dit Lioubov avec effort, je vous avais… je t’avais écrit au sujet de…

— Je sais, je sais, ma colombe, grogna Kisiakoff. Tu veux divorcer ?

Lioubov sentit ses genoux fléchir. Les yeux de Kisiakoff étaient dans ses yeux et buvaient toute son énergie.

— Je pensais, dit Prychkine, ou plutôt nous avons pensé qu’étant donné l’état de fait, n’est-ce pas ?…

Il n’acheva pas sa phrase et rougit comme une jeune fille.

— Ne vous troublez pas, mes amis, dit Kisiakoff avec un bon rire. Qu’y a-t-il de tragique dans notre aventure ? Vous vous aimez ? Répondez. Vous vous aimez ?

— Oui, dit Lioubov.

— Par tous les diables, comme elle a bien dit ça ! s’écria Kisiakoff. Embrassez-la, monsieur Prychkine, pour cette douce parole. Embrassez-la, je vous le permets, je vous l’ordonne…

Prychkine saisit la main de Lioubov et la porta gauchement à ses lèvres.

— Bravissimo, dit Kisiakoff. Ainsi, vous vous aimez. Et, quand deux êtres s’aiment, il est inique de les séparer. N’est-ce pas votre avis, monsieur Prychkine ?

— Mon Dieu, oui, dit Prychkine.

— Donc, je vous cède la place, dit Kisiakoff en arrondissant les bras comme pour une révérence. Je vous cède la place et j’accepte tous les torts du divorce. C’est bien normal, en somme. Nous introduirons une demande au consistoire. Vous m’accuserez de concubinage notoire avec Olga Lvovna Bourine, la chère femme. Je ne me défendrai pas. De la sorte, dans un an ou deux, nous pourrons nous remarier chacun de notre côté.

— Vous comptez vous remarier ? demanda Prychkine.

— Et pourquoi pas ? Je suis heureux avec Olga Lvovna. Elle est défraîchie et disgracieuse, mais son cœur est un lingot d’or !

Il claqua des doigts et leva les yeux au plafond :

— Je sens qu’il faut que je le fasse, dit-il, pour satisfaire en moi je ne sais quel besoin de perfection. Ce sera affreux et complet. Vous comprenez ? Non, vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeune. Contentez-vous donc d’aimer et de gâter ma jolie Lioubov. C’est un oiseau difficile. De petites plumes délicates, vite hérissées. De petites griffes roses qui vous crèveraient un cœur comme un ballon de baudruche. Un petit bec de corail, pointu, pointu, pointu… Charmante écervelée ! Vous la connaissez aussi bien que moi. Je vous souhaite beaucoup de joie avec elle. Pas d’enfants en perspective ?

— Oh ! non ! s’écria Lioubov.

— Dommage. Moi, j’en ai eu un. Il est mort. Enfin, c’est tout comme ! Misère et travail ! Travail et misère ! Voilà notre lot, en ce bas monde. La seule consolation est de contempler parfois un joli visage. Je te trouve très en beauté, Lioubov. Un peu maigrie, seulement. On voit les os de tes petites épaules. Mais la peau est toujours belle, blanche, dense, élastique. Et ces dents ! Et ces yeux ! Regardez-moi les yeux qu’elle a, monsieur Prychkine, la coquine ! On devrait la fouetter pour la punir d’avoir des yeux pareils !

La sueur perlait sur les tempes, sur le nez de Kisiakoff. Il s’épongea le visage avec un mouchoir et lissa sa barbe à pleine main.

— Oui… oui, jeunesse, jeunesse, dit-il encore. Moi, je me suis détourné de la jeunesse, de la beauté. Je prospecte un autre domaine. C’est tout noir, tout vilain, tout dangereux. Ça donne le vertige. Vous n’avez jamais le vertige devant Lioubov, monsieur Prychkine ?

— Non.

— Je vous plains. Mais ça viendra, ça viendra…

— Me permettez-vous de passer dans la loge voisine pour me changer ? demanda Prychkine.

— Et moi aussi, dit Lioubov.

— Pourquoi donc ? Ne vous dérangez pas. Je vous tournerai le dos, comme je vous le proposais tout à l’heure ! Au reste, ce ne sera pas la première fois que je tournerai le dos pour ne pas vous voir. C’est la fonction des bons maris de tourner le dos pour ne pas voir. Dire que j’aurais pu être un époux ombrageux, coutumier de la gifle et du revolver ! Moi, j’aime la douceur et la liberté. Je ne me sens de droits sur personne. Pas même sur moi. Est-ce assez drôle, hein ? Mais je bavarde et je vous empêche de vous habiller. Allez, mes tourtereaux, je ne vous regarde plus.

Kisiakoff pirouetta et colla son nez au mur.

— Je ne vous vois pas, mais je vous entends, reprit-il. J’entends Lioubov qui ouvre des boîtes de fard. Elle se poudre, sans doute. Tiens, elle a laissé tomber son peignoir, elle enfile sa robe. Ce doit être bien voluptueux d’être un aveugle. On se représente des choses. On écoute ; on touche, on renifle, et ça fait une femme ! Les jeunes gens ne peuvent pas comprendre. Mais nous autres, nous autres… Ah ! Lioubov ! ton parfum me grise ! Seras-tu bientôt prête ? J’ai hâte de te voir après t’avoir imaginée. Ça y est ? On peut ? Dieu, qu’elle est belle !

Kisiakoff pivota sur les talons et prit le menton de Lioubov entre le pouce et l’index.

— Beau visage, tête vide, dit-il.

Puis il se tourna vers Prychkine qui achevait de lacer ses chaussures.

— Que faites-vous ce soir, honorable monsieur Prychkine ?

— Mon Dieu, rien…

— Alors, je vous invite à souper avec moi ! dit Kisiakoff.

Ils soupèrent tous trois dans un restaurant français de la Moïka. Kisiakoff mangea et but abondamment. Au dessert, il discuta les conditions du divorce avec bienveillance. Il était d’accord sur tout, acceptait tout. Il s’oubliait même jusqu’à tutoyer parfois l’amant de sa femme. Prychkine était surpris par la jovialité de Kisiakoff. La nourriture et le vin aidant, il se découvrait une forte sympathie pour cet homme qu’il avait trompé. Il le trouvait chevaleresque, intelligent et gai. Il souhaitait s’en faire un ami. Comme Kisiakoff le complimentait sur son talent, Prychkine se leva, des larmes dans les yeux, et serra vigoureusement la main de son interlocuteur.

— Nous aurions besoin de beaucoup d’hommes dans votre genre, dit-il.

Lioubov était gênée par l’affection excessive que Prychkine manifestait à l’égard de Kisiakoff. Sa vanité personnelle exigeait que les deux hommes dont elle occupait la pensée fussent jaloux l’un de l’autre, distants et dignes, comme des adversaires en champ clos. Et voici qu’ils fraternisaient autour des bouteilles de vin et des pâtisseries juteuses. Cette réconciliation dans l’ivresse et la satiété était vulgaire et insultante. Elle ravalait Lioubov au rôle d’une fille publique. Lioubov résolut, par majesté féminine, de bouder son amant et son mari jusqu’à la fin de la soirée. Mais ni l’un ni l’autre ne remarquaient son manège. Le repas achevé, Kisiakoff avait commandé du champagne et des liqueurs. Les deux hommes, complètement gris, s’étaient assis côte à côte et se tenaient par le bras. Ils chantèrent en se dandinant un refrain français. Ensuite, ils s’embrassèrent.

— C’est le bouquet, dit Lioubov.

— Oui, c’est le bouquet, s’écria Kisiakoff. Si tous les hommes étaient comme nous, il n’y aurait plus de guerres.

— Et plus de mariages, dit Lioubov.

— Et plus de mariages, renchérit Prychkine. Et plus de divorces, et plus de duels, et plus de misères, et plus rien, plus rien, plus rien…

Sa voix s’étranglait d’émotion.

— Plus rien que l’amour de chacun pour tous et de tous pour chacun ! proféra-t-il enfin dans un sanglot.

Et il coucha sa tête sur l’épaule de Kisiakoff.

— Lioubov, je crois que tu seras heureuse avec lui, dit Kisiakoff.

— Tu es mon père, bafouilla Prychkine.

— Oui, dit Kisiakoff. Je te bénis pour la vie.

— Vieux diable, dit Lioubov en se tournant vers Kisiakoff. Tu es content maintenant ? Regarde dans quel état tu l’as mis !

— Il est heureux, dit Kisiakoff. C’est l’essentiel. Dors, mon ami. Dors sur mon épaule. Les femmes sont des putains.

— Des putains, répéta Prychkine.

— Et les hommes sont des frères.

— Des frères, hoqueta l’autre.

Puis, il se mit à réciter des bribes de son rôle. Kisiakoff paya l’addition et ramena Lioubov et Prychkine en traîneau jusqu’à leur hôtel.

Il était cinq heures du matin. Dans les rues sombres, on entendait résonner le galop des patrouilles de cavalerie qui sillonnaient la ville. Aux carrefours importants, des soldats avaient formé les faisceaux et se chauffaient autour d’une roulante de campagne. D’autres battaient la semelle devant un brasero. Une lueur grise et lente montait dans le ciel. Les réverbères pâlissaient. Le portier de l’hôtel nettoyait le trottoir et jetait du sable sur l’asphalte boueux et glissant.

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