CHAPITRE VI

Ayant achevé, vaille que vaille, ses études classiques au gymnase d’Ekaterinodar, Akim Arapoff quitta la maison familiale pour se rendre à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. Dès sa plus lointaine enfance, il avait pris la décision de se consacrer à la carrière des armes. Aucun autre métier ne lui semblait concevable, et il riait de ses camarades qui se destinaient au commerce, à la médecine ou au barreau. Justement, l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad avait institué depuis peu des cours spéciaux pour les anciens élèves des gymnases, bénéficiant d’un « certificat de maturité ». Après deux années de présence, les junkers de l’École de Cavalerie étaient placés dans les régiments, avec le grade initial de cornette. Cette perspective enchantait Akim, et il rêvait déjà uniformes, chevaux, coups de sabre, parades et fêtes d’officiers. À peine débarqué à Elizavetgrad, il loua une chambre à l’hôtel Mariani pour y déposer ses bagages et se préparer à la visite officielle.

La pensée de cette visite l’obsédait. Depuis qu’il avait quitté ses parents sur le quai de la gare, une sorte de dédoublement physique s’était opéré en lui. L’enfant turbulent et vantard avait sombré dans la fumée du train et le fracas des roues. Il ne le regrettait pas. Il ne regrettait personne. Même pas sa mère qui pleurait très fort en l’embrassant, debout sur le marchepied du wagon. Même pas Nina qui lui avait glissé dans la main une médaille protectrice. Même pas son père, pâle et vieilli, qui agitait son mouchoir et tâchait de paraître gai. Une saine cruauté s’était installée dans son cœur. Un nouvel homme venait de naître, privé de mémoire, et entièrement tourné vers l’avenir. Un homme ardent et fort, décidé à servir le tsar, à honorer son régiment, à dépenser des sommes folles pour des femmes méprisables, à boire du champagne glacé et à verser son sang pour la patrie. Et cet homme s’appelait Akim Arapoff. Le véritable, le seul Akim Arapoff, était celui qui, présentement, arpentait la petite chambre enfumée et moisie de l’hôtel Mariani.

Pour cet homme, la vie était claire et facile. Une foi solide répondait à ses moindres questions : tout ce qui exaltait la gloire de l’École et de l’armée impériale était bien. Tout ce qui s’opposait à cette gloire était mal. Aucun système métaphysique, aucune tradition morale, aucune élucubration sociale ne pouvait rien contre cet évangile. Noir et blanc. Ombre et lumière. Pas de nuances.

Akim était fier de sa dernière incarnation. Bien avant d’avoir franchi les murs de l’École, il se sentait solidaire de ses camarades et de ses instructeurs futurs. Simplement, il redoutait un peu le premier contact avec la caserne. Comment l’accueillerait-on, là-bas ? Comprendrait-on d’emblée l’excellence de cette jeune recrue ? Ne le soumettrait-on pas aux brimades habituelles ? À plusieurs reprises, il eut peur de sa solitude et de son dénuement en face de cet univers inconnu. Les minutes passaient et la conviction de son insuffisance lui devenait de plus en plus pénible. Pour fortifier son courage, il boucla la porte de sa chambre et ouvrit sa valise, où reposaient, enveloppées dans du papier fin, les pièces de l’uniforme des junkers d’Elizavetgrad, Aussitôt, une vague d’orgueil le submergea, et il se mit en devoir de se déshabiller. Avec mépris, il jetait loin de lui ses vêtements civils. Lorsqu’il fut nu, il se lava des pieds à la tête, comme pour se débarrasser de toutes les souillures anciennes. Puis, avec une précaution amoureuse, il passa un blouson en « peau de diable », enfila des culottes de cheval bleues, chaussa des bottes vernies, s’étrangla la taille avec une courroie en cuir blond, et planta sur son crâne, un peu de biais, la casquette blanche de l’École. Certes, la casquette ne portait pas encore de cocarde, la blouse était dépourvue d’épaulettes, les bottes étaient privées d’éperons, et il était indéniable qu’un sabre eût heureusement complété cette silhouette martiale. Mais le sabre, les éperons, les épaulettes et la cocarde n’étaient distribués aux élèves qu’après leur incorporation à un escadron.

Tel quel, Akim se regarda dans la glace et rougit de satisfaction. Vraiment, il ne le cédait en rien aux junkers qu’il avait croisés dans la rue. Il étudia scrupuleusement les traits de son visage enfantin et grave. Le front bas, le nez retroussé, la lèvre épaisse, il avait cet air un peu rustre et brutal qui impose aux hommes de troupe et séduit les femmes dans les villes de garnison. Dommage que sa moustache fût si lente à pousser. Il avait beau la tortiller tous les matins et l’enduire d’un cosmétique spécial, elle n’était encore qu’une ombre grise au-dessus de sa bouche puérile. Préoccupé par ce détail, Akim sortit de sa valise un tube de « pommade hongroise », noire et parfumée, en graissa fortement les pointes de sa moustache et les releva en les tortillant entre le pouce et l’index. Puis il fronça les sourcils, serra les mâchoires, cligna de l’œil. Il grommelait :

— Très bien… Très bien, mon brave… Quels sont vos états de service ?…

Enfin, il claqua des talons, se fit un salut militaire foudroyant dans la glace, éclata de rire et quitta la chambre en courant.

Sa première visite fut pour la chancellerie de l’École, où un aide de camp paisible s’arrêta d’étaler une réussite pour lui annoncer que ses papiers avaient été reçus au bureau, et qu’il était incorporé, à titre de « boursier », au premier escadron de l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. À tout hasard, Akim jugea bon d’écouter ces paroles au garde-à-vous, l’œil fixe et les narines dilatées.

— Maintenant, dit l’aide de camp, allez chercher votre fourbi personnel et portez-le à la caserne.

À la caserne, le trompette de service convoya le jeune homme jusqu’à l’officier de service, qui le renvoya lui-même au junker de service, et cette cascade de présentations protocolaires impressionna favorablement Akim : « Ça, c’est de la discipline », songeait-il.

Le « junker de service pour l’École » nota le nom de la recrue dans un gros cahier de rapport et lui ordonna de se rendre auprès du « junker de service pour l’escadron ». Akim apprit, par la même occasion, que l’École comptait deux escadrons de cent quarante hommes chacun, que le « junker de service pour l’escadron » était toujours un ancien, et que le « junker de jour pour l’escadron » était un « blanc-bec », parfaitement méprisable. On lui enseigna aussi la formule sacramentelle par laquelle tout nouveau venu à l’École devait se signaler à l’attention du junker de service pour l’escadron : « Monsieur le junker de service, le junker Arapoff a l’honneur de se présenter devant vous pour vous faire part de son incorporation à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. »

Akim se répétait mentalement la formule en dégringolant l’escalier qui conduisait à la chambre du junker de service pour l’escadron. Celui-ci le reçut avec raideur, écouta son rapport, debout et la main à la visière de sa casquette, puis fit sonner ses éperons et lissa sa moustache d’un revers de pouce.

— Tournez-vous, dit-il.

Akim exécuta un demi-tour impeccable.

— Encore, encore… Bon, allez vous faire distribuer, chez le maître-fourrier, une cocarde et des épaulettes. Puis, vous passerez à la salle de gymnastique, et on vous choisira un parrain.

— Un parrain ?

Le visage d’Akim exprima une juste surprise. Que voulait-on qu’il fît d’un parrain ? Un instant, il songea à demander des explications à son interlocuteur. Mais un souci de discipline lui cousait la bouche. Il préféra claquer des talons et gagner la porte à petits pas latéraux. Ce fut le maître-fourrier qui le renseigna. Chaque jeune recrue était nantie d’un parrain, choisi d’office parmi les élèves du cours supérieur. Le parrain assurait aide, conseil et protection à son filleul ; le filleul, en revanche, s’engageait à marquer un dévouement total à son parrain et l’aidait à tracer des épures, à recopier ses rapports et ses notes de cours, et à faire ses commissions.

— Comme c’est bien ! Comme c’est bien ! répétait Akim, qui était résolu à s’émerveiller de tout.

Cependant, lorsqu’il pénétra dans la salle de gymnastique où se tenaient les anciens, une appréhension terrible lui nouait le ventre. Il s’avança timidement vers un groupe de junkers qui s’entraînaient aux barres parallèles. L’un d’eux, assis à califourchon sur les barres, lui demanda brusquement.

— Eh, là ! jeune homme, qui vous a permis de pénétrer dans ce sanctuaire ?

De nouveau, Akim se figea au garde-à-vous, et son visage devint de pierre. Il proféra d’une voix nette :

— Selon les ordres supérieurs, je viens me présenter à vous pour que vous me choisissiez un parrain.

— Un parrain ? s’écria l’autre. Pourquoi pas ? Je veux bien être votre parrain. Je m’appelle Toumanoff. Seulement, j’exige de mes filleuls une obéissance totale. Laissez-moi vous regarder, honorable blanc-bec. Vous m’avez l’air dégourdi comme une orchidée. Ça sort tout barbouillé de jaune d’œuf et de confiture de groseilles. Ça sait dire papa et maman, et compter sur ses doigts jusqu’à quinze. Et ça veut d’emblée traîner le sabre, fumer des pipes à long tuyau et discuter stratégie avec les anciens ! On vous dressera, monsieur. Savez-vous au moins quel est l’idéal du junker ?

— Dieu, le tsar et la patrie, dit Akim avec un regard flamboyant.

— Animal médiocre, je ne vous demande pas de formules officielles. Je veux que vous me récitiez la profession de foi qui sera vôtre.

— Je… Alors… je ne sais pas, balbutia Akim.

— Eh bien, écoutez-moi, dit Toumanoff. L’idéal du junker, c’est :

Pas de cartes, sauf les cartes à jouer.

Pas d’histoires, sauf les histoires scandaleuses.

Pas de langues, sauf les langues fumées,

Pas de corps, sauf les corps féminins…


Veuillez répéter, je vous prie : « Pas de… »

Un groupe d’anciens entourait Akim et son parrain aux moustaches vernies. Tous rigolaient, Dieu sait pourquoi, et se claquaient les cuisses. Des voix rudes se croisaient :

— Que savez-vous, animal médiocre, au sujet de l’immortalité de l’âme des perdreaux ? Eh ! animal médiocre, combien y a-t-il de pas entre le poste de garde et la grille ?

— Je ne les ai pas comptés…

— Il ne les a pas comptés ! glapit Toumanoff. Coupable négligence, mon bon ami ! Je vois que j’aurai du fil à retordre. Allons, rompez ! Une-deux, une-deux…

Des rires accompagnèrent la retraite piteuse d’Akim.

Les cours n’avaient pas encore commencé à l’École. De jeunes recrues arrivaient chaque jour au bureau de l’officier de service. Des anciens rentraient de permission. Akim s’initiait lentement, passionnément, à sa nouvelle existence. Il sut d’abord qu’un junker de la classe supérieure avait le titre de « cornette honoraire », et que le junker d’incorporation récente était traité d’« animal médiocre ». Un cornette honoraire valait, dix, vingt animaux médiocres. Un cornette honoraire avait toujours raison contre un animal médiocre. L’animal médiocre était livré au bon plaisir des anciens qui pouvaient l’humilier et le punir à leur convenance. Il était obligé de marcher les bras tendus, et le petit doigt à la couture du pantalon. Il devait tourner la tête vers le cornette honoraire qu’il rencontrait sur son chemin. Et il n’avait le droit de s’asseoir qu’au fumoir de l’École. D’ailleurs, le sol du fumoir était recouvert d’asphalte, et une ligne profonde, tracée jadis avec un tisonnier chauffé à blanc, le partageait par le milieu : les animaux médiocres, parqués au-delà de ce sillon, ne se risquaient à le franchir que s’ils y étaient invités par leurs parrains.

Toutes ces vexations, Akim les accueillait avec une sorte de gratitude extasiée. Plus la discipline était sévère, plus les punitions étaient injustes, plus il éprouvait de la fierté à les subir. Il lui semblait qu’en acceptant ces brimades il achetait l’honneur d’être un vrai serviteur de la patrie. En effet, chaque tour de garde supplémentaire le rapprochait de ses bourreaux, l’intégrait mieux au régiment, lui faisait une âme plus forte et plus dévouée. Il avait soif d’« obéir ». Avec une sorte de rage stoïque, il s’interdisait d’écrire trop souvent à la maison et de s’attendrir sur les souvenirs de son enfance. Un jour, comme il se sentait prêt à fondre en larmes à la lecture d’une lettre de sa mère, il serra les dents et éteignit une cigarette contre le dos de sa main. « Ça t’apprendra ! » grognait-il en se dirigeant vers l’infirmerie.

Les jeunes camarades d’Akim admiraient son zèle sauvage, sa capacité de silence et son mépris de la douleur. Ils l’avaient baptisé d’emblée : « le crocodile ». Akim était fier de ce sobriquet, comme d’un titre de noblesse.

Les cours débutèrent en octobre. Dès sept heures du matin, le trompette de service sonnait le réveil aux quatre coins de la caserne. Les animaux médiocres sautaient à bas de leurs lits et se ruaient à la toilette, pour libérer les lavabos avant l’arrivée des cornettes honoraires. Déjà, on entendait les glapissements des anciens : « Qui est-ce qui m’a foutu des limaces pareilles ! Débarrassez le terrain ! Le dernier aura un tour de garde ! Un tour de garde ! J’inscris un tour de garde supplémentaire ! »

Après l’appel, venaient la prière en commun et le petit déjeuner de thé, de pain noir et de beurre. Puis commençaient les études. Le programme, dangereusement chargé, comprenait l’équitation, la voltige, l’escrime, la gymnastique et la manœuvre à pied, comme exercices de plein air. Les « travaux de classe » portaient sur l’histoire militaire, l’art des fortifications, l’artillerie, l’administration, la topographie, l’hippologie, la mécanique et la chimie. Ces deux dernières sciences étaient considérées par les élèves comme éminemment indignes d’un junker. La tradition obligeait les animaux médiocres à ne toucher les livres de mécanique et de chimie qu’avec des mains gantées, en signe de mépris. L’animal médiocre qui recevait un zéro en chimie était félicité par les anciens, qui lui conféraient, pour quarante-huit heures, le droit de vivre sur un pied d’égalité avec eux. Il pouvait se coucher sur la table, fumer en présence d’un cornette honoraire et se promener avec un col dégrafé.

Dès la seconde interrogation de chimie, Akim s’arrangea pour obtenir le zéro rédempteur. Et, le soir même, il recevait un huit sur dix en équitation, ce qui doublait l’importance de sa victoire. Les exercices d’équitation avaient lieu au manège de l’École. Les animaux médiocres montaient sans éperons et sans étriers. Tandis qu’ils tournaient dans la carrière, la voix gutturale de l’instructeur les fouettait dans le dos :

— L’épaule droite en avant… Rentrez la pointe des pieds… Coudes au corps… Le pouce en l’air, je vous dis… De quels marécages a-t-on tiré ces animaux médiocres ?…

Akim encaissait les injures avec une patience amère. Et si, par hasard, l’instituteur l’oubliait dans ses réprimandes, la vanité qu’il en concevait le rendait optimiste pour toute la journée.

Lorsque les animaux médiocres surent se tenir en selle, on leur distribua des éperons et on leur apprit à sabrer. Des cônes de terre glaise étaient dressés sur des châssis de bois. L’art suprême consistait à fendre l’obstacle avec la pointe du sabre, de façon que le morceau fauché demeurât en place malgré l’élan de la monture. Souvent, les cônes de glaise alternaient avec des fascines. Alors, les élèves suppliaient les aides-instructeurs de tremper préalablement les branches dans de l’eau salée pour que, séchées et durcies, elles fussent plus faciles à trancher. Akim répugnait à ces subterfuges. Sa fougue était telle, qu’il faillit entailler l’oreille de son cheval en attaquant le mannequin d’osier. Rien ne lui plaisait tant que cette ruée sur un ennemi abstrait, que ce geste oblique et meurtrier, qui, de haut en bas, rayait l’air d’une lumière blanche. Dans l’ivresse de l’effort, il ne sentait plus la brûlure saignante de ses fesses. L’odeur de la sueur et du crottin l’exaltait comme un encens précieux. Il s’imaginait, chargeant à la tête d’un escadron. Les balles sifflaient. Des hommes tombaient, à sa droite, à sa gauche. Et une trompette sonnait, très loin, la défaite énorme de l’adversaire.

Longtemps encore, enfermé dans la salle de cours où bourdonnait la voix monotone de l’instructeur, Akim continuait en esprit ses prouesses équestres.

Les conférences se succédaient jusqu’au déjeuner de midi, qui avait lieu dans le vaste réfectoire, bourré de vapeur, disloqué de cris et de tintements de fourchettes. À une heure et demie, le ventre lesté de viande et de choux aigres, les junkers revenaient en classe. Et les cours se poursuivaient jusqu’à six heures du soir. Après le dîner, les junkers travaillaient encore dans la salle d’études, aux murs décorés de plaques de marbre et de tableaux militaires. Ceux qui avaient fini de repasser leurs leçons descendaient dans la cour pour prendre l’air avant l’appel du soir. Akim appréciait fort ces sorties dans la nuit mouillée de l’hiver.

Les fenêtres de la caserne s’incrustaient en rectangles lumineux dans un fond de brouillard obscur. Çà et là, des arbres haussaient vers le ciel leurs troncs luisants et noirs. Il faisait froid. Des écuries proches, venait un tintement de chaînes et de sabots et, parfois, le cri violent d’un gardien gourmandant quelque bête indocile :

— Tu vas te tenir, carne !…

Une mince fumée s’élevait d’un tas de purin. Un fanal se reflétait bien à plat dans une flaque. La boue du chemin collait aux chaussures. Akim enjambait les fils de fer tendus autour de la carrière, et marchait droit devant lui, seul et désœuvré, libre et joyeux, à travers un univers docile. Tout en marchant, il songeait à son avenir. Encore quelques mois, et ce seront les manœuvres. Après les manœuvres, les anciens quitteront l’École, et lui-même sera sacré cornette honoraire. Les nouveaux élèves le respecteront. Il les traitera en animaux médiocres, exigera leur soumission et les inscrira pour des tours de garde supplémentaires. Plus tard, enfin, les derniers examens passés, il endossera l’uniforme d’un régiment de la garde. Dans la garde, les officiers se montent à leurs frais. Une grosse dépense. Mais ses parents l’aideront, et il les récompensera de leur assistance par une ascension vertigineuse dans les grades et les décorations. Satisfait d’avoir « fait le point », suivant son expression favorite, Akim entonnait, à tue-tête, la chanson de l’École :

Envolez-vous, aiglons,

Comme volent les aigles…


Puis il rentrait à la caserne, blaguait avec ses camarades et s’endormait, fourbu, content de lui, de ses voisins, de l’École et de la Russie.

Un soir, tandis qu’il se promenait ainsi dans la carrière, il fut rejoint par Youra Melnikoff, son compagnon de chambrée, un garçon sage et mollasson.

— Salut, crocodile, lui dit Melnikoff. Quelle journée ! Je suis à bout ! J’ai les fesses en sang ! Et mon parrain est une brute !

— Le mien aussi, dit Akim. Qu’est-ce que ça peut faire ?

— J’en ai assez de la caserne. Je voudrais rentrer chez moi, dit Melnikoff. Tu sais que je suis fiancé ?

Akim fit une moue dédaigneuse et cracha par terre :

— Les femmes ! Si tu es un sentimental, il faut renoncer à l’uniforme.

— Tu parlerais autrement si tu étais amoureux, dit Melnikoff avec un gros soupir.

— Je ne serai jamais amoureux, dit Akim. Un amoureux est un être débile, par principe. Et je veux être fort. Fort et libre. Libre et courageux. Courageux et…

— Est-ce que je t’ai montré sa photo ?

— Non.

— Veux-tu la voir ?

— Non.

Melnikoff souffla dans ses doigts gelés, hocha le menton et grommela :

— Tu es un vrai crocodile.

— Et toi, une poule mouillée. Tu mérites bien qu’on se moque de toi. Je te regardais sabrer, au manège : ce n’était pas aux fascines que tu pensais, mais à quelque jupon de province. Tu ne fais pas glisser ton sabre. Tu cognes comme avec une hache. C’est du joli ! Elle rigolerait, ta fiancée, si elle te voyait gesticuler ainsi…

— Non, elle me plaindrait.

Akim rejeta la tête en arrière.

— Les femmes sont des instruments de plaisir, dit-il.

Et il se dirigea vers le bâtiment de l’escadron.

À dix heures du soir, la trompette sonnait l’extinction des feux, et les animaux médiocres éteignaient les lampes à pétrole dans les chambrées. Dans l’obscurité chaude et odorante, des corps se retournaient sur les lits de fer.

— Je suis rompu, geignait Melnikoff.

Akim lui répondit par un grognement.

— Est-ce que tu as déjà connu des femmes, toi ? reprit Melnikoff d’une voix oppressée.

— Bien sûr, dit Akim avec un aplomb qui le fit rougir.

— Combien ?

— Je ne sais plus.

— Et c’est vraiment aussi bien qu’on le prétend ?

— C’est mieux.

— Raconte un peu.

— Tu m’embêtes, dit Akim.

Et il lui tourna le dos. Mais, en lui-même, il fit le serment d’« essayer », dès sa prochaine sortie en ville. Il importait qu’un cornette eût connu quelques femmes pour avoir le droit de les mépriser toutes. Si pénible que cela pût paraître, il fallait accepter cette corvée pour être un serviteur conscient de son pays. C’était comme les tours de garde supplémentaires : une mesure de discipline.

Le junker de service passe dans les chambrées. Il ouvre la porte, allume une lampe. Et, tout à coup, il se penche, grogne un juron, empoigne un pied de châlit. Dans un fracas épouvantable, la literie de Youra Melnikoff s’effondre sur le sol.

— Melnikoff ! crie le junker de service. Vos vêtements sont mal rangés. Veuillez les ramasser et les remettre en ordre.

Youra se redresse, ahuri, ébouriffé, la lippe lourde. Il est en chemise, ses jambes sont maigres et velues.

— J’allais juste m’endormir, gémit-il.

Des rires méchants fusent de tous côtés.

— Un peu plus vite que ça, dit le junker de service.

Youra s’exécute. Et, pour décorer la pile de linge, il dispose ses chaussettes « en amour », c’est-à-dire en croix, comme l’exige le règlement de l’École.

Le junker de service quitte la chambre en gueulant :

— Un tour de garde au premier qui bronche.

La porte refermée, la lumière éteinte, Youra se met à pleurnicher.

— Tous, tous sont contre moi…

— Il pleure comme une fille ! dit quelqu’un dans la nuit.

— On n’est pas au jardin d’enfants, que diable ! Sortez-le !

— Eh ! Melnikoff, c’est vrai que tu as pissé dans ta culotte, au manège ?

— Ha ! Ha ! Ha ! Et il cache des bonbons dans son armoire ! Des bonbons que lui envoie sa fiancée ! C’est si touchant !…

— Il m’a montré une lettre. Elle l’appelle : Youyou !

— Salauds ! Salauds ! gronde Melnikoff. Mon oncle est lieutenant-colonel…

— Et ma grand-mère est généralissime !

— Bien répondu, Grichka !

— Je demanderai à changer de chambrée, dit Melnikoff.

Une brusque pitié serre la gorge d’Akim. Il voudrait consoler ce garçon faible et malchanceux, et mériter sa gratitude. Mais il se raidit contre cet accès de tendresse malsaine.

— Ils ont raison, dit-il. Si tu pensais moins à ta fiancée, tu serais plus attentif au service.

— Bravo ! Bien parlé, crocodile ! Ça, c’est un cornette ! crient des voix diverses.

Akim se sent fier de sa popularité. Il dit :

— L’incident est clos, messieurs. On roupille.

Bientôt, dans la vaste salle surchauffée, on n’entend plus que les craquements du poêle et le ronflement régulier des dormeurs.

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