CHAPITRE IV
Le bal venait à peine de commencer, lorsque Michel et Tania pénétrèrent dans le vestibule de dalles noires et de glaces brillantes. Des laquais aux livrées bleues et aux perruques poudrées bordaient l’escalier de marbre qui conduisait aux appartements. Au sommet de l’escalier, quelques jeunes femmes, lourdement parées, se pressaient devant un miroir de Venise. Rien qu’à les voir, rien qu’à les entendre, Tania devina que la fête était réussie. Il y avait bien deux semaines qu’elle se préparait à l’événement. Dans son esprit, « le bal d’octobre » des Jeltoff devait marquer l’entrée du ménage Danoff dans la haute société moscovite et la consécration officielle de Tania en tant que femme du monde. En vérité, Jeltoff n’était qu’un fabricant, un parvenu, mais ses usines de filature et tissage étaient parmi les plus importantes de Russie, et, par une sorte d’exception merveilleuse, l’aristocratie et le gros commerce de Moscou acceptaient de se rencontrer dans ses salons. Lorsque Michel avait annoncé à Tania que Jeltoff, avec qui il était en relation d’affaires, les priait tous deux d’assister à sa réception, elle avait éprouvé un sentiment de fierté, mêlé d’angoisse sourde. À présent encore, tandis qu’elle gravissait l’escalier solennel des Jeltoff, elle ne pouvait se départir d’une dernière appréhension. « Pourvu que je sois vraiment belle et suffisamment distinguée ! Pourvu que tout le monde m’admire et m’envie ! » Un coup d’œil à la glace murale qui décorait le palier la renseigna aussitôt. Incontestablement, elle était jolie, rayonnante et coiffée avec art. Elle portait, avec une aisance royale, une longue robe bleu pastel, au corsage échancré et bordé de guirlandes de roses. Sa jupe de mousseline de soie était ornée de volants brodés et de valenciennes. Et, de ses cheveux blonds, jaillissait un piquet de plumes. Une fraîcheur agréable enveloppait les bras et les épaules nues de Tania. Sa poitrine respirait doucement. Elle se tourna vers Michel et le trouva surprenant d’élégance, dans son habit noir au gilet bien ouvert et à la cravate de neige. Satisfaite, elle lui fit un petit signe de la tête et le rejoignit au seuil du premier salon.
Ce premier salon était le refuge des personnages influents, âgés et moroses, qui discutaient politique et fumaient des cigares en attendant l’heure du souper. Jeltoff et sa femme occupaient le centre du groupe. Jeltoff, gonflé et rose comme un porcelet, fondit de toute sa masse sur les nouveaux venus. Il baisa la main de Tania et lui fit compliment sur sa toilette. Sa femme, grande, jaune et osseuse, harnachée d’aigrettes, de choux et de coquilles de rubans, guida les jeunes gens dans la salle réservée aux danses. À l’entrée, un petit vieux, menu et parfumé, s’effaça devant Tania et lui décocha un regard d’extase. Un officier, aux moustaches luisantes et noires comme des sangsues, redressa la taille à son passage. Des femmes se détournèrent en chuchotant. Quelqu’un murmura :
— Qui est-ce ?
Une voix d’homme répondit :
— Elle est ravissante !
Tania se sentait à la fois très nerveuse et très sûre de sa beauté. La tête légèrement penchée, le regard voilé, la lèvre souriante, elle écoutait les noms célèbres que la vieille Jeltoff égrenait à ses oreilles. Des étrangers lui baisaient la main. Les uns étaient vêtus de fracs et d’autres portaient des uniformes de parade constellés de décorations. Il y avait là un ambassadeur, très gros, qui suait du nez, un lieutenant-colonel, mince, sec, à l’œil vitreux, un journaliste tout petit et bossu qui riait sans cesse, et quelques jeunes gens très sympathiques qui arboraient des orchidées à leur boutonnière.
— Le comte Sougouboff… Le prince Rodionoff… Notre éminent conseiller municipal Simonenko…,
Sur les nombreux visages qui s’approchaient d’elle, Tania lisait la même expression d’admiration curieuse, et cet hommage unanime la grisait. Elle avait eu raison de choisir le piquet de plumes bleues. Tout le reste était bien, sans doute. Mais le piquet de plumes bleues constituait une véritable trouvaille. Et Michel qui avait osé critiquer sa coiffure à la dernière minute ! « C’est trop haut, c’est trop compliqué ! » Il devait être fier à présent, et ne se souvenait même plus de ses paroles. Elle le regarda. Il discutait avec Simonenko sur la question des salaires ouvriers. Elle voulut placer un mot pour égayer cette conversation monotone, mais déjà, quelqu’un s’inclinait devant elle, devant son mari, et voici qu’elle était au centre du salon, valsant à perdre haleine avec un inconnu. La main gauche posée sur l’épaule de son cavalier, la tête renversée, les yeux mi-clos, Tania se laissait tourbillonner avec une langueur savante. Son danseur avait un jeune visage au front bas et à la mâchoire forte, qui n’était pas déplaisant, vu de trois quarts. Il portait un habit d’une coupe nette, et ses boutons de manchette étaient de petits bouquets de diamants.
— Vous dansez à ravir, dit-il en la couvrant d’un regard dur et paisible.
Elle rougit de plaisir à ce compliment banal et battit des paupières en murmurant :
— Y a-t-il une femme dans ce salon à qui vous n’ayez pas encore affirmé la même chose ?
— Parbleu ! La vieille duchesse, dit-il.
Tania partit d’un grand éclat de rire, bien qu’elle ignorât tout de la duchesse à laquelle son danseur faisait allusion.
Tout en riant, elle examinait la salle par-dessus l’épaule du jeune homme. Elle tenait à emporter un souvenir complet de ce premier bal moscovite. Mais il y avait vraiment trop de choses à observer pour qu’elle pût les retenir toutes. Il lui semblait qu’elle était le pivot d’un parterre de sourires fardés, de chevelures glissantes, de garnitures de dentelles et de diamants interchangeables. Les jupes bouffaient selon le mouvement arrondi de la danse. Les épaules nues se soulevaient et s’abaissaient au gré d’une houle correcte. Les petits souliers grinçaient sur le parquet miroitant. Et, à cette foule ondoyante, les lustres de cristal, les murs de marbre et les glaces à cadre d’or versaient une clarté immobile, limpide et forte qui faisait mal aux yeux. Tania chercha Michel du regard, et elle le vit accoté au socle d’une lourde girandole de bronze. Il tenait une coupe à la main et discutait toujours avec Simonenko. À côté d’eux, il y avait d’autres messieurs bedonnants et tristes. Plus loin, une rangée de mères attentives suivaient les ébats de leurs filles, dont elles gardaient le sac, le châle et l’éventail.
Les violons sanglotaient. L’air du bal était lourd. Le danseur de Tania lui serra la main et se pencha vers elle.
— Savez-vous que je suis navré ? dit-il.
— Et pourquoi ?
— Parce que cette valse demeurera pour moi un souvenir précieux, alors que vous l’aurez oubliée dès la dernière mesure. Songez donc, vous ignorez tout de moi : ma profession, mon âge, mon caractère…
— Et vous n’ignorez rien de moi, peut-être ?
— Rien.
— Qui vous a renseigné ?
— Mon regard, mon cœur, et les hôtes de cette honorable maison.
— Quelle coalition !
— L’objet en valait la peine !
Tania se demanda, très rapidement, s’il n’eût pas été convenable de s’offenser. Elle dit, à tout hasard :
— Vous passez la mesure !
— À qui la faute ? répondit-il en lui comprimant fortement le bout des doigts.
Tania était ravie. Ça, c’était une vraie fête ! Ça, c’était une authentique déclaration ! Comment avait-elle pu vivre aussi longtemps hors de ce monde de galantes souffrances et de dangers mignons ? Elle avait envie de crier de joie. Mais elle se retint et demanda d’une voix sourde :
— Vous prétendez tout savoir de moi. Qui suis-je donc, monsieur l’indiscret ?
— Une femme exquise, arrivée à Moscou depuis quelques mois, assoiffée de plaisirs et digne de tous les hommages, dit l’autre.
Elle cligna des yeux et minauda :
— Vous n’y êtes pas du tout, mon cher. Le monde m’ennuie. Et, si je viens au bal…
— … C’est pour distraire votre mari, dit-il avec insolence. À d’autres !... Au reste, je ne vous lâcherai pas, tant que vous ne m’aurez pas avoué que j’ai su vous comprendre. Je sollicite la prochaine danse.
— Elle est déjà retenue.
— Décommandez-la.
— Impossible ! dit Tania, et son cœur s’affola d’une douce vanité.
— Même pour moi ?
— Surtout pour vous.
— Et pourquoi ?
— Parce que vous êtes insupportable !
En prononçant ces mots, elle songea que le moment était venu d’essayer son fameux sourire. Elle sourit. Le danseur serra les dents.
— Vous refusez ?
— Mais bien sûr.
— Alors, je me venge, dit-il.
Il ajouta, Dieu sait pourquoi :
— Je m’appelle Sichkoff.
Et il se mit à tourner dans un mouvement rapide. Il virevoltait, il se vissait dans l’air, avec une sorte de fureur haletante. Ses jambes encadraient la jambe de Tania sous la robe. Son regard lui donnait le vertige.
— Assez, assez, souffla la jeune femme. Je demande grâce.
— Soit, dit-il.
Valsant toujours, il traversait à présent un flot de dentelles et de rubans, et ramenait Tania vers Michel. Il s’arrêta enfin sur une dernière pirouette, et Tania sentit que le parquet s’incurvait et se dérobait sous ses pieds. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et se couvrit le visage avec son éventail en plumes bleues. Michel pencha vers elle une figure soucieuse :
— Tu es tout essoufflée ! Tu n’as de mesure en rien, dit-il. Je m’embête, moi, pendant que tu danses.
— Danse aussi.
— Ça ne m’amuse pas.
Il lorgna sa montre.
— Il est déjà minuit et Volodia n’est pas encore arrivé !
— Eh bien ?
— C’est tout ce que tu trouves à dire ? S’il était là, au moins, je bavarderais avec lui !
Un officier s’approcha de Tania, fit sonner ses éperons et inclina sa grande tête rouge aux moustaches de copeaux dorés. Michel eut un regard mécontent, et, de nouveau, consulta sa montre. Puis, il alla inviter la maîtresse de maison. Après le militaire, ce fut Sichkoff qui se présenta pour la seconde fois. Très vite, le carnet de bal de Tania fut rempli de noms inconnus qui se succédaient en désordre. Elle n’aurait jamais cru qu’il pût exister tant de militaires élégants et spirituels, tant de civils qui valsaient avec distinction, tant de vieillards respectables et tant de jolies femmes à Moscou. On lui signala une créature splendide, blonde, blanche et ferme, pour laquelle l’un des grands-ducs venait d’acheter une écurie de course, et une petite personne vive et joyeuse, qui était la maîtresse d’un haut dignitaire de l’Église. On lui apprit que l’épouse d’un certain général était l’amie du journaliste bossu, que la « vieille duchesse » avait failli se suicider pour l’amour d’un acteur du théâtre Korsch, et que la fille des Jeltoff avait suivi en France son professeur de dessin et de modelage, sous le prétexte fallacieux de s’inscrire à l’Académie Jullian de Paris. Tout cela était passionnant et capital.
Il était près de minuit, et Tania dansait avec l’infatigable Sichkoff, lorsqu’une femme attira son attention au point de lui faire perdre l’équilibre. L’inconnue venait d’arriver, et, déjà, un cercle d’admirateurs se refermait sur elle. Elle était haute et mince, avec des cheveux roux et une peau laiteuse, fondante, qui absorbait la lumière. Sa robe noire, rehaussée d’une fleur feu à l’épaule, était décolletée jusqu’à la pointe des seins. Tania ne pouvait détacher son regard de cette personne soyeuse. Sans plus se soucier des compliments de Sichkoff, elle lui coupa la parole et demanda :
— Qui est-ce ?
— Parbleu ! dit Sichkoff, l’une des plus belles femmes de Moscou. Olga Alexandrovna Varlamoff. Trente-cinq ans. Veuve. Riche. Libre. Pas d’amants attitrés. Pas de vices catalogués. Pas de projets connus. Et cinquante candidats par jour, qu’elle repousse du bout du pied.
— Si j’étais un homme, dit Tania, je tomberais sûrement amoureuse d’elle.
— À qui le dites-vous ! s’écria Sichkoff, avec une expression de dépit comique.
— Vous avez essayé ?
— Tout le monde a essayé.
— Et vous avez… réussi ?
— Personne n’a réussi.
— Elle est peut-être frigide ?
— Nous nous consolons tous en nous répétant cela.
— J’aimerais faire sa connaissance.
— Rien de plus facile, dit Sichkoff. Voulez-vous que…
— Non, non, rien ne presse…
Tania était devenue songeuse. La vue d’Olga Varlamoff avait fait naître une idée généreuse dans son esprit. Nul doute que la belle rousse fût une femme idéale pour Volodia. Volodia avait besoin de se fixer dans une tendresse sûre. Certes, Hélène Gorkaïa l’avait guéri de son chagrin. Mais sa liaison avec la tzigane n’avait duré que trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles il avait passé le plus clair de son temps au Strélnia, buvant comme un trou, dépensant son argent pour acheter des amulettes et apprenant le dialecte bohémien. Puis, il avait lâché sa maîtresse pour s’amouracher d’une chanteuse hongroise, employée dans le même établissement. À la chanteuse hongroise avaient succédé, tour à tour, deux sœurs jumelles, acrobates dans un cirque, une nurse anglaise, la femme d’un concurrent de Michel, la femme d’un officier supérieur, et, en dernière position, une comtesse de la société française qui était laide et fumait le cigare avec ostentation. Suivant l’objet de ses toquades, Volodia se passionnait pour le trapèze volant, ou s’inquiétait des cours de la bourse, ou récitait des poésies anglaises, ou suivait les réunions équestres, ou prétendait écrire des romans voltairiens. Un groupe de jeunes noceurs l’entourait et encourageait ses folies. Il y avait Vova Stopper, qui jouait aux courses comme un forcené, l’Arménien athlétique Ruben Sopianoff, qui tordait des barres de fer sur son genou, le petit Vladislav Khoudenko, blond et menu comme une fillette, d’autres encore. Les amis de Volodia, « ceux de la bande », comme ils disaient, lui toléraient des aventures amoureuses de dix-huit jours. Au dix-neuvième jour, si Volodia n’avait pas rompu avec sa maîtresse, la délégation des camarades se présentait au domicile du traître. Vêtus de noir, gantés de noir, cravatés de noir, ils se rangeaient devant le lit du jeune homme. Et Ruben Sopianoff, les sourcils noués, l’œil sinistre, prenait la parole au nom du tribunal d’honneur. D’une voix de basse formidable, il demandait à Volodia l’exécution de la favorite. Volodia obtenait un sursis d’une semaine. Après quoi, très souvent, Vova ou Ruben, ou quelque autre membre de la bande, assurait sa succession dans les grâces de la jeune femme.
Tout cela n’était pas sérieux. Comment Volodia pouvait-il s’attacher à des créatures de hasard, après l’avoir honorée, elle, Tania, d’une passion exclusive ? Tania imaginait fort bien le plaisir qu’elle éprouverait à patronner la liaison de Volodia avec une femme qu’elle lui aurait choisie. Étant une épouse honnête, elle brûlait de vivre, par procuration, les chances et les dangers d’une liaison mondaine.
— Vous ne dites plus un mot ? Vous aurais-je offensée ? murmurait Sichkoff en la ramenant à sa place.
— Nullement, dit Tania. Je réfléchissais… je… de quelle couleur sont les yeux de Mme Varlamoff ?
— Verts.
— Verts, répéta Tania. C’est très bien.
Et, plantant là Sichkoff ébahi, elle se rapprocha de la petite cour qui bourdonnait autour d’Olga Varlamoff. Une appréhension puérile précipitait les battements de son cœur. Autant elle se sentait à l’aise pour charmer et soumettre un homme, autant l’idée d’affronter une femme lui semblait inquiétante. Saisie par la conviction brusque de son insuffisance, elle craignait que ses gestes et ses propos parussent ridicules à l’entourage de la belle rousse. Mêlée aux admirateurs d’Olga Varlamoff, elle l’écouta longtemps pérorer sur l’Exposition universelle qu’elle avait visitée quelques mois plus tôt et qu’elle critiquait avec assurance :
— C’est comme les pavillons de l’artisanat russe, disait Olga Varlamoff. Ils ont voulu tout résumer en quelques pauvres bâtisses, et le résultat c’est qu’on n’y comprend rien ! Je défie un paysan de chez nous de se retrouver dans ces isbas encombrées d’icônes, de napperons brodés, de soucoupes en bois et de balalaïkas !… Ils auraient bien mieux fait de transporter, poutre par poutre, un de nos bons vieux villages sur les rives de la Seine. C’est quand on veut trop prouver qu’on manque sa démonstration…
Elle parlait bien, d’une voix mesurée, un peu rauque, et Tania pensa qu’elle ne saurait jamais donner la réplique à une créature aussi désabusée et aussi élégante.
— On m’a dit pourtant, murmura-t-elle, dans un élan de courage subit, que les pavillons russes avaient fait grande impression…
— Sur les étrangers, peut-être, dit Olga Varlamoff en se tournant vers elle.
— C’est l’essentiel, dit Tania.
Quelqu’un se mit à rire, et Tania songea qu’elle avait sans doute lancé une repartie spirituelle sans le remarquer. Elle sourit de plaisir. Olga Varlamoff s’écria :
— Vous êtes charmante !
Et, tout à coup, le visage de Volodia apparut dans le cercle des auditeurs. Il avait belle mine, dans son habit de coupe anglaise. Ses cheveux blonds étaient ondulés au fer. Sa moustache dorée se retroussait au-dessus de ses lèvres minces. Entre ses paupières bridées, filtrait un regard malicieux.
— Pardonnez-moi, dit-il. J’arrive à l’instant du… du bureau. J’ai été retenu jusqu’à minuit par des affaires urgentes…
On eût dit qu’il s’amusait lui-même de cette excuse saugrenue. Il baisa la main de Tania, la complimenta en riant sur sa toilette, puis s’avança vers Olga Varlamoff et s’inclina respectueusement devant elle.
— Vous vous connaissez donc ? demanda Tania.
— Et pourquoi pas ? s’écria Volodia. Croyez-vous vraiment qu’un honnête homme puisse passer quelques mois à Moscou sans solliciter l’avantage d’être présenté à Mme Varlamoff !
La belle rousse éclata d’un rire velouté et appliqua un coup d’éventail sur les doigts de Volodia. Tania était satisfaite de cette brillante entrée en matière. Certes, elle eût aimé introduire Volodia auprès de la Varlamoff, afin de recueillir plus tard la gratitude du couple qu’elle aurait formé ; mais, si Volodia avait devancé son intention, c’était qu’il appréciait intensément le charme de la jeune femme. Et Tania était trop heureuse de cette révélation pour s’attacher à une question de vanité personnelle. Elle plissa les yeux et considéra un instant le groupe de Volodia et de la belle rousse. Lui, grand et mince, avec sa chevelure blonde et ses yeux faux. Elle, à peine plus petite, serrée dans une robe noire, et dominée par le flamboiement de sa coiffure mordorée. En vérité, ils étaient assortis à ravir.
L’orchestre attaqua une valse. Sichkoff accourut en hâte et offrit son bras à Tania. Volodia invita Olga Varlamoff. Un remous s’ouvrit devant eux. Tania, tout en dansant, observait Volodia et Olga qui tournoyaient près d’elle. Le visage de Volodia paraissait éclairé d’une joie novice. Olga, les yeux mi-clos, les narines pincées, virait comme une poupée entre les grands bras noirs. Et Tania, pénétrée de tendresse maternelle, s’émerveillait d’être aussi peu jalouse, aussi peu envieuse, aussi peu féminine, en présence de l’homme qu’elle avait tant aimé. C’était bon d’être douce, pure et calme. C’était bon de tout oublier. À travers un brouillard vague, elle entendait le bavardage galant de Sichkoff. Mais elle lui répondait à peine. Elle suivait les évolutions de Volodia, comme s’il se fût agi d’un fils, d’un enfant très cher, qui risquait ses premiers pas dans le monde. Comme il était beau ! Comme cette rouquine avait de la chance ! En passant devant Volodia, Tania lui sourit de façon engageante :
— Alors ?
Il lui répondit par un éclat de rire :
— Quelle belle soirée !
Cette phrase la toucha comme un compliment direct.
— Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit-elle encore. Voulez-vous que je fasse retenir une petite table pour le souper ?
— Oui, oui… Enfin, on verra ça ! dit Volodia.
Elle sentit qu’elle l’agaçait un peu par ses prévenances. Mais cette impression n’était pas désagréable. Il lui plaisait de le taquiner, de l’énerver, dans sa joie de joli garçon en quête d’une bonne fortune. Elle chuchota encore :
— Bonne chance !
Puis, son danseur l’entraîna dans un tourbillon.
— Vous la connaissez depuis longtemps ? demanda Olga en bougeant à peine ses belles lèvres peintes.
— Depuis toujours, dit Volodia.
— Elle est exquise.
— Je le pense.
— Et sans doute amoureuse de vous ?
— Je puis vous certifier le contraire.
— Vous n’êtes guère orgueilleux !
— Je sais qu’à vos yeux la vanité suffit à déconsidérer un homme.
— Vous tenez tant à ma considération ?
— Probablement, dit-il.
Et il se pencha sur ce visage échauffé par la danse.
— Savez-vous, murmura-t-il, que, depuis ce souper chez les Yourieff, je n’ai fait que penser à vous ?
— Le moyen de vous croire ?
— Regardez-moi. Ai-je l’air de mentir ?
Elle recula un peu et considéra sérieusement la figure de Volodia.
— Peut-être pas, dit-elle. Mais vous êtes un de ces hommes qui s’enflamment trois cent soixante-cinq fois par an, et qui sont sincères à chaque déclaration ! Je me demande combien de fois vous avez aimé « pour la première fois »…
— C’est la première fois… que j’aime pour la première fois.
— Mon pauvre ami ! On m’a parlé d’une certaine gitane, et d’une certaine acrobate, et d’une certaine Anglaise…
— Passades que tout cela !
— Comme c’est rassurant pour moi !
— Vous avez donc besoin d’être rassurée ? Vous craignez donc mon infidélité ? Vous envisagez donc…
— Je n’ai besoin de rien, je ne crains rien et je n’envisage rien, dit-elle en riant. Je vous trouve un excellent danseur et un convive agréable. C’est tout. Et c’est assez, n’est-ce pas ?
— Non, dit-il.
Elle était belle, excitante, disponible et se défendait bien. Volodia n’aurait jamais supposé qu’on pût admirer une femme pour son esprit. Cette découverte le réjouissait et l’effrayait un peu.
— Vous êtes faite de mystères, dit-il. On ne sait jamais ce que vous pensez !
— Croyez-vous que je le sache moi-même ? C’est bon d’ignorer tout de soi, de se donner chaque jour la surprise de soi-même…
— Je voudrais pourtant mieux vous connaître.
— Et pourquoi ?
— Pour mieux vous aimer !
— Que vous êtes donc matériel et têtu ! Pour vous, la vie c’est un lit, une table servie…
— Le lit et la table ont du bon !
— Je n’aime pas les draps fins et les bons repas qui alourdissent.
— Qu’aimez-vous donc ?
— Lire, parler, rêver…
En disant cela, elle entrouvrit doucement les lèvres, et Volodia sentit qu’il perdait la raison et qu’il allait l’embrasser sur-le-champ.
— Taisez-vous, dit-il. Votre visage dément vos propos.
— Est-ce ma faute ?
Elle inclina mollement la tête sur son épaule nue. À travers ses habits, Volodia subissait la chaleur d’une chair pleine et souple. Il ferma les yeux, l’espace d’une seconde, pour mieux isoler le parfum poivré de cette chevelure rousse. Ses mains tremblaient. Il avait le ventre creux et les jambes nerveuses. Il releva les paupières et balbutia rapidement :
— Je voudrais vous revoir !
— Je reçois tous les jeudis.
— Ne vous moquez pas de moi !
Elle se mit à rire et détacha une rose rouge de son corsage.
— Elle durera bien jusqu’à jeudi ? dit-elle.
Et elle glissa la fleur dans la boutonnière de Volodia.
Comme l’orchestre s’arrêtait, Tania et Sichkoff rejoignirent Volodia et Olga Varlamoff.
— Je suis si heureuse de vous voir ensemble ! dit Tania. J’étais sûre que vous sauriez vous entendre.
À peine eut-elle proféré ces mots, qu’elle éprouva la conviction d’avoir commis une maladresse. Volodia lui lança un regard méchant et tira sur ses manchettes. Olga Varlamoff voila sa poitrine d’un vaste éventail de dentelle noire et demanda l’heure.
— Une heure du matin, dit Sichkoff.
— Je vais être obligée de partir, murmura Olga Varlamoff.
— Non, non, restez, dit Volodia.
— Restez pour le cotillon, dit Tania.
— Et nous souperons ensemble, reprit Volodia d’une voix humble.
Tania le jugeait un peu ridicule dans son rôle de soupirant malchanceux. Elle s’accorda la satisfaction d’intercéder en sa faveur :
— Vous me feriez personnellement plaisir en acceptant de demeurer encore, dit-elle.
— Soit, dit Olga Varlamoff. Je reste. Mais c’est bien pour vous avoir comme voisine de table.
Volodia, à la fois dépité et ravi, frottait ses mains l’une contre l’autre.
— Parfait ! Parfait ! grognait-il.
— Ne trouvez-vous pas qu’il a l’air d’un gamin en récréation ? demanda Olga.
— Si, dit Tania. Mais il s’amuse.
Olga Varlamoff renversa le menton, se gargarisa d’un rire musical et passa son bras sous le bras de Tania. Volodia se sentait frustré par l’entente des deux jeunes femmes. Pour se donner une contenance, il pencha la tête et renifla voluptueusement la rose qui décorait son habit. Olga Varlamoff le considéra froidement de ses grands yeux verts.
— Dieu que cette rose vous va mal, mon cher ! dit-elle du bout des lèvres.
Déjà, l’organisateur du bal, un petit vieux échauffé et gracieux, disposait les chaises pour le cotillon. Michel, qui avait faussé compagnie à quelques graves interlocuteurs, put enfin rejoindre Tania. Il dansa avec elle les premières figures. Volodia et la belle rousse dansaient vis-à-vis d’eux. Ils se rapprochaient et s’éloignaient suivant les phases du cotillon. Olga Varlamoff rayonnait d’indifférence. Et Volodia avait un visage patient, qui faisait plaisir à voir.
— J’espère qu’on va bientôt souper, grognait Michel.
— Grand rond ! Chaîne chinoise ! annonçait l’organisateur en claquant ses mains l’une contre l’autre.
Dans la salle voisine, on entendait tinter des cristaux.
— Je suis heureuse, Michel, murmura Tania.
Il la regarda tristement.
— C’est l’essentiel, dit-il.
— Et toi, tu ne t’amuses pas ?
— Si, puisque je vois que tu t’amuses !
Il semblait perdu parmi ces gens gais, ces musiques et ces lumières. On le devinait lourd et gêné, préoccupé du lendemain, anxieux de l’impression qu’il laisserait à ses hôtes.
— Sois plus simple, plus naïf, Michel, dit Tania. Tu gâches ton propre plaisir en réfléchissant trop. Regarde Volodia…
— Je vois qu’il a trouvé une nouvelle victime, dit Michel. Quelle canaille !
Il se mit à rire, et Tania sentit que son mari enviait un peu ce garçon brillant et frivole.
— Il a toujours été ainsi, reprit Michel. Il a les yeux plus gros que le ventre. Il les lui faut toutes, toutes. Et bien peu lui résistent. En tout cas, la Varlamoff est belle.
— Tu ne vas pas t’amouracher d’elle à ton tour ? demanda Tania avec une inquiétude coquette.
— Oh moi ! dit Michel.
Cette exclamation défaitiste affligea la jeune femme. Décidément, Michel était trop raisonnable. On ne pouvait pas assez redouter ses caprices. Elle le menaça du doigt :
— Méfie-toi ! Nous autres femmes, nous n’aimons pas nous sentir en sécurité !
— Nous autres femmes ! s’écria Michel. Tu es si drôle quand tu parles ainsi !
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es pas « nous autres femmes », mais ma femme…
— C’est stupide ce que tu dis là !
— Pas tant que ça ! Pas tant que ça ! Dieu, que ce cotillon est compliqué !
Il s’arrêta avant la dernière figure, car ses souliers lui faisaient mal.
Le souper fut servi par petites tables, dans un vaste salon mauresque. Tania, Michel, Volodia, Olga et Sichkoff se retrouvèrent, installés sous la garde d’un palmier en pot. Simonenko et Jeltoff vinrent les rejoindre. Tania en fut fâchée, car, dès l’arrivée de ces messieurs, la conversation dévia de la galanterie à la politique. Simonenko commentait les derniers attentats des terroristes :
— Il faut reconnaître que les étudiants ont le droit de détester Bogoliepoff et Goriemykine, qui sont des brutes, dit-il.
— Mais, en frappant un ministre, ils frappent l’empereur, dit Michel.
— N’est-ce pas justement ce qu’ils souhaitent ? dit Jeltoff.
Volodia tapait le bord de la table avec sa fourchette :
— Laissez les étudiants tuer les ministres et les gendarmes rosser les étudiants ! Tout cela est dans l’ordre des choses !
— Monsieur, gronda Simonenko, vous parlez avec légèreté d’une cause…
— D’une cause qui mérite d’être traitée à la légère, dit Volodia. Moi, je suis un affreux bourgeois. J’aime la vie telle qu’elle est, avec ses joies, ses injustices…
— Mais le bonheur du peuple…
— Le peuple ne sera pas plus heureux lorsque, à la place d’un empereur, de quelques ministres et de quelques policiers, il trouvera un camarade chef du parti, un comité d’exécution et un groupe de nettoyage rouge.
— Je suis de l’avis de Volodia, dit Michel. Ce n’est pas le peuple qui fera le bonheur du peuple…
— Et qui donc ? demanda Simonenko. Les pouvoirs publics, peut-être ? Laissez-moi rire !
Jeltoff, redoutant que la conversation ne tournât en dispute, s’agitait sur sa chaise, dodu et rose, et tentait de calmer ses invités.
— Messieurs ! Messieurs !… Songez à ces dames qui s’ennuient…
Simonenko le regarda furieusement dans les yeux :
— Voilà ! C’est ainsi que tout finit chez nous. On part sur une discussion sérieuse… Et puis : « Songez à ces clames qui s’ennuient. » On laisse tout tomber !
— Oui ! Oui ! Les dames s’ennuient, dit Tania. On croirait vraiment qu’il n’y a en Russie que des meurtres, des crises politiques, des mouvements ouvriers et des menaces de guerre.
— Le fait est qu’il n’y a pas grand-chose d’autre en Russie, dit Simonenko avec humeur.
— Et les théâtres, et les concerts, et les bals ? dit Tania. Que pensez-vous de La Mouette, de Tchékhov ?
— Encore du triste, gémit Volodia. Je veux manger la vie, boire la vie, posséder la vie à toute heure. Je suis un épicurien, moi !
Olga Varlamoff pouffa de rire.
— Un quoi ! demanda Michel, qui avait un peu mal à la tête, à cause du bruit et de la chaleur.
— La bataille est ouverte, hurla l’organisateur du cotillon.
Quelqu’un lança un serpentin qui vint frapper Michel au visage. Des boulettes de coton, roses et vertes, volèrent à travers la pièce. Volodia, hilare et décoiffé, plongea la main dans un sac de confetti que lui tendait un laquais ganté de blanc, et en jeta une pleine poignée sur Tania.
— Volodia ! Volodia ! Voulez-vous être sérieux !
En une seconde, le salon mauresque enferma un orage de papillons affolés, de spirales aériennes et de balles multicolores. Michel, réveillé par le jeu, s’efforçait de bombarder méthodiquement la table voisine. Comme toujours, il s’appliquait à la tâche avec gravité. Il visait longuement. Il disait :
— Ces boules sont trop légères !
Des confetti poudraient ses épaules. Une languette de serpentin orange était accrochée à son oreille. Profitant du désordre général, Volodia saisit la main d’Olga Varlamoff sous la table.
— Pourrai-je vous parler, au moins, si je vous vois jeudi ?
— Bien sûr, dit-elle. Dès sept heures du soir, mes invités seront partis et je resterai seule.
— Bravo ! dit Volodia.
Et il avala d’un coup sa flûte de champagne où nageait une rondelle de papier doré.
Les laquais présentaient des glaces aux couleurs sirupeuses, couronnées de fruits confits.
Après le dessert, le bal reprit avec une vigueur nouvelle. À quatre heures du matin, Michel vacillait sur ses jambes gourdes et suppliait Tania de consentir à regagner la maison.
— Encore un peu ! Encore un peu ! disait Tania.
Ils partirent à cinq heures. Michel avait peine à tenir ses paupières ouvertes.
— Dormir ! Dormir ! geignait-il. Et dire qu’il me faut être au bureau à neuf heures !
— Qui t’y oblige ?
— Personne, dit-il. Mais c’est justement pour ça qu’il le faut.
Il bâilla longuement et se hissa dans la voiture qui attendait devant le perron.
Des charrettes de paysans passèrent, apportant du lait à la ville. Il faisait froid. Une lueur de métal sombre rayonnait du ciel. Au coin de la rue, une vieille grattait la boue, devant la porte de sa boutique, avec une pelle en bois.
— C’est bon, le petit jour, dit Tania.
Le cocher secoua ses guides. Le coupé roula lentement sur le sol fangeux.