22

Pendant que Marc hésitait entre aller chercher le seigneur de Puisaye sur la table de nuit et donner un tour de manivelle à la grande machine de Port-Nicolas — histoire d’obtenir une réponse à « comment tirer la Terre hors du système solaire quand le Soleil explosera dans cinq milliards d’années ? » —, le maire avait fermé la porte de l’arrière-salle du Café de la Halle et rendait compte à Louis de son entrevue avec l’inspecteur de Quimper, Guerrec. Guerrec avait épuisé le maire de questions sur Marie Lacasta, il avait pris le registre des habitants de la commune et il voulait voir Kehlweiler pour son témoignage et pour récupérer l’os.

— Ils sont à la gendarmerie de Fouesnant. Ensuite, il démarrera les interrogatoires.

— Et pourquoi vous me racontez ça ? demanda Louis.

— Guerrec me l’a demandé. Il veut vous interroger avant ce soir. Je transmets.

— Il a un plan, une idée ?

— Guerrec ne voit qu’une seule chose à retenir dans la vie de Marie, c’est la disparition de son mari Diego, il y a cinq ans.

— L’homme est mort ?

— On ne sait pas, on ne l’a pas revu, mort ou vif. Son fusil était abandonné sur le port et une barque manquait. Ce qu’il y a de certain, c’est que Marie en parlait le moins possible et qu’elle l’attendait toujours. Elle n’avait pas touché à un seul objet de son bureau.

— Ils s’étaient mariés tard ?

— Ils avaient bien tous deux soixante ans.

— Il l’avait connue ici ?

Le maire fit un petit bond impatient. C’est agaçant de ressasser des histoires banales que tout le monde connaît par cœur. Mais Guerrec l’avait engagé à ne pas braquer Kehlweiler, on pourrait en avoir besoin, il connaissait l’homme par ouï-dire, il s’en méfiait.

— Il avait rencontré Marie chez Lina, évidemment, quand elle habitait encore à Paris. Du temps du premier mari de Lina, Marie travaillait chez eux, elle s’occupait des deux enfants, c’est simple.

— Comment s’appelait ce premier mari ?

— Un professeur de physique, cela ne vous dira rien. Marcel Thomas.

— Et Diego connaissait aussi Lina ?

— Mais non, bon sang, Diego travaillait avec Sevran, c’est pour cela.

— Le rapport avec Lina ?

Le maire s’assit et se demanda comment ce type pouvait avoir fait tout ce qu’on racontait sur lui, alors qu’il n’était pas foutu capable de saisir l’histoire de Diego et Marie.

— Sevran, scanda le maire, était un vieil ami du couple, de Marcel Thomas surtout. Ils collectionnaient tous les deux des machines et l’ingénieur n’allait jamais à Paris sans passer les voir, lui et sa collection. Diego travaillait pour Sevran. Donc il l’accompagnait chez Lina. Donc Diego a connu Marie chez eux.

— Qu’est-ce qu’il faisait pour Sevran, Diego ?

— Il sillonnait la France à la recherche de machines. Sevran avait connu Diego végétant dans la brocante et il l’avait pris à son service. Bref, Diego a épousé Marie deux mois après que Sevran a épousé Lina. Ils sont tous venus s’installer ici.

Louis s’assit à son tour, patient. Il se demandait comment on pouvait raconter une histoire aussi mal. Chevalier avait décidément un esprit confus.

— Lina avait divorcé pour épouser Sevran ?

— Mais, bon sang, non, c’était après l’accident. Son mari est tombé du balcon, un malaise. Elle était veuve.

— Ah. Racontez-moi ça.

— Veuve, quoi. Son mari est tombé de la terrasse. Je ne sais l’histoire que par Marie, car Lina ne supporte pas qu’on en parle. Elle et Marie étaient seules avec les enfants. Lina lisait dans sa chambre, Thomas en fumait une dernière sur la terrasse. Lina se reproche encore de l’avoir laissé seul alors qu’il avait beaucoup bu. C’est idiot, comment aurait-elle pu prévoir ?

— C’était où dans Paris ? Vous le savez ?

Chevalier soupira encore.

— Dans le 15e, rue de l’Abbé-Groult. Ne me demandez pas le numéro, bon sang, je ne le sais pas.

— Ne vous agitez pas, Chevalier. J’essaie juste de me rendre compte, pas de vous emmerder. Donc, Lina se retrouve veuve, avec les deux enfants, et Marie. Ensuite ?

— Un an plus tard, elle se tourne vers l’ami Sevran, et elle l’épouse.

— Bien sûr.

— Elle avait les enfants à nourrir, pas de travail, plus de fric. Son mari ne lui laissait que des machines, très belles d’ailleurs, dont elle ne savait que faire. Elle s’est remariée. Je suppose pourtant qu’elle aimait l’ingénieur, j’en suis presque sûr. Il l’a vraiment sortie de là. Bien, peu importe, tout le monde s’est marié et Sevran a installé la troupe ici. Et voilà que Guerrec s’intéresse à ce Diego, dont finalement on ne sait rien, pas plus que Sevran qui l’avait trouvé en train de vendre trois bricoles sur une foire de province. J’ai dit à Guerrec tout le bien que je pensais de Diego, un homme sûr, trop sentimental, mais bien, et courageux, il se levait tous les jours à six heures. Il a manqué à tout le monde quand il a disparu. Quant à Marie… il y a quinze jours encore, elle l’attendait.

— C’est triste.

— Très. Et, entre nous soit dit, très emmerdant pour la commune, très.

— Par quoi Guerrec va-t-il commencer ?

— Par vous, puis les Sevran, puis tout le monde… Lui et son adjoint vont se donner un mal de chien pour les alibis, et cela ne donnera pas grand-chose. Tout le monde tourne dans tous les sens dans ce pays.

— Ils vous ont demandé le vôtre ?

— Pour quoi faire ?

— Ils vous l’ont demandé ?

— Non, bien sûr que non.

— Alors, ça va venir.

— Bon, vous voulez me foutre dans la merde ? C’est votre distraction dans l’existence ?

— Et vous, vous ne croyez pas que vous avez foutu Marie dans la merde ? René Blanchet ? La fouille de ses poubelles ? C’est votre distraction ?

Le maire fit une petite moue, retourna ses doigts en arrière sans un craquement, mais ne bougea pas sur sa chaise. Incroyable, ce type, vraiment un étang, une flaque. Louis avait toujours été intrigué par l’élément liquide. On le verse dans une tasse, c’est plat. On penche la tasse, le liquide s’incline, mais sa surface reste plate, toujours plate. Même à l’envers et tordue dans tous les sens, l’eau reste plate. Le maire était comme ça. Il aurait fallu le porter à une température inférieure à zéro pour le saisir. Mais Louis était certain que même s’il réfrigérait le maire, il s’arrangerait pour geler en surface et gêner toute visibilité.

— Il fait froid l’hiver ici ? demanda-t-il.

— Rarement, répondit Chevalier machinalement. C’est exceptionnel qu’on ait des gelées.

— Tant pis.

— Comment avez-vous appris l’histoire de Marie et des poubelles de Blanchet ? Vous l’avez lue dans du cristal ou dans une merde de chien ?

— C’est bien vous qui lui aviez commandé ces petites inspections ?

— C’est moi. Je ne l’ai pas forcée et je la dédommageais.

— Qu’est-ce que vous cherchiez ?

— C’est Blanchet qui me cherche, ne confondez pas. Il est décidé à me rafler la mairie. Je suis bien implanté mais tel que je sens l’homme, il n’hésitera pas devant la saleté des moyens. Je voulais savoir ce qu’il me prépare.

— Les poubelles vous ont appris des choses ?

— Qu’il mange du poulet deux fois par semaine et pas mal de raviolis en boîte. Qu’il vient d’on ne sait où. Pas de famille, pas de parti, pas d’affinités politiques connues, rien. Un passé venteux, insaisissable.

Chevalier fit une grimace.

— Ses papiers, il les brûle. C’est en m’apercevant de cela que j’ai eu l’idée de faire chercher Marie, dans l’espoir qu’il en échapperait des bouts. Parce qu’un type qui brûle ses papiers, hein ? Un type qui ne veut pas de femme de ménage, sous aucun prétexte, hein ? Mais Blanchet est méticuleux, il nettoie ses poulets jusqu’à l’os, il racle ses boîtes de raviolis, il fume ses cigares jusqu’à se brûler les doigts, et ses papiers, il n’y en a pas un qui réchappe. Ses poubelles, c’est une quintessence de poubelle, c’est du déchet sans corps ni âme, et des cendres, rien que des cendres. Si vous trouvez cela normal, moi pas.

— D’où est-il ? Est-ce qu’on sait ça, au moins ?

— Du Nord-Pas-de-Calais.

— Vous en êtes sûr ?

— C’est ce qu’il dît. Louis fronça les sourcils.

— Alors, Marie ? reprit-il.

— Je sais bien, dit le maire. S’il l’a vue fouiller ses poubelles… S’il l’a tuée… Ce serait ma faute. Je le sais, je ne vous ai pas attendu pour y penser. Mais je me figure mal un assassin à Port-Nicolas, pas même lui.

— On l’a tuée, Chevalier, bon Dieu, remuez-vous un peu le sang et secouez-vous ! Et sur vous-même, Marie avait-elle trouvé quelque chose ? Par où Blanchet comptait-il vous attaquer ?

— Si je l’avais su, Kehlweiler, je n’aurais pas fait chercher.

— Par où, à votre idée ?

— Est-ce que je sais, moi ? Il peut inventer n’importe quoi ! Dix fausses factures, quinze détournements, dix-huit maîtresses, une vie quintuple, quarante enfants… Ce n’est pas le choix qui manque… Au fait, Kehlweiler, quand partez-vous ? Sitôt que vous aurez vu Guerrec ?

— En toute logique, oui.

Impossible de voir si Chevalier était soulagé ou non.

— Et en réalité, non, ajouta Louis.

— Vous n’avez pas confiance ? Il n’est pas mal, Guerrec. Qu’est ce qui vous retient ?

— Trois trucs. Et puis je veux une bière.

Chevalier haussa les épaules. Il accompagna Louis au bar. La salle ne s’était pas vidée, c’était une journée différente, on attendait les flics. La distribution des places avait évolué, au gré des déplacements et des conversations. Marc était revenu et s’était installé entre Lina et Pauline. Il hésitait. S’il avait été Pauline, il aurait épousé Sevran plutôt que Darnas — mais chacun se débrouille —, encore que Sevran avait les fesses trop basses et les épaules étroites, une forme de fille en quelque sorte, disposition rare et qui méritait selon Marc qu’on en tienne compte. Mais soyons bon prince, cela se voyait à peine, et Sevran donnait quelques signes d’agitation qui valaient une prime dans l’esprit de Marc, par solidarité.

L’ingénieur allait et venait entre le comptoir et les tables, apportant à boire, desservant les verres, faisant le boulot d’Antoinette, interrompant à tout bout de champ son historique de la firme Remington, son petit visage clair et vieilli se débattant entre de jolis sourires francs et de fugitives grimaces quand il jetait un regard anxieux à Lina. Paradoxalement, Darnas, qui avait l’air d’une tortue de mer en sucre fondu, ayant attaché de-ci de-là au fond de la casserole, faisait beaucoup plus viril que l’ingénieur. Il souriait paisiblement en écoutant Sevran, il avait posé ses deux grosses pattes sur ses cuisses, il les remuait de temps à autre pour les égoutter — du sucre fondu, pensa Marc —, et les remous du café et de ceux qui s’y réfugiaient pénétraient sans se serrer dans son regard minuscule. Lina, grande et belle femme aux lèvres étirées et parfois éclatantes, qui décidément inquiétait un peu Marc, échangeait des bouts de mots avec Pauline Darnas, par-dessus ses épaules. Marc baissait le dos à chaque fois pour les laisser passer. Il but une gorgée pour distraire son silence. Ça faisait une demi-heure qu’il n’arrivait pas à placer un seul mot avec Pauline, et il se sentait étriqué. Marthe aurait décrété que c’était une ânerie que d’aller se coincer entre deux femmes, on ne peut parler à l’une sans tourner le dos à l’autre, c’est disgracieux, il faut se placer de face. Louis lui fit signe.

— Alors ? Qu’est-ce qui se décide ? demanda Louis à voix basse.

— J’ai réfléchi, je préfère dormir avec Pauline, mais je lui déplais.

— Ne me fais pas chier, Marc. Alors ? Saint Matthieu ?

— Il arrive ce soir, 22 h 21 à Quimper.

Louis eut un bref sourire.

— Parfait. Retourne faire la conversation et écoute tout ce qui se passe quand je serai avec Guerrec.

— Je n’ai pas de conversation. Je suis à l’étroit.

— Mets-toi de face, c’est ce que dirait Marthe. Sevran, ajouta Louis à voix haute, un billard ?

Sevran sourit et accepta aussitôt. Les deux hommes s’éloignèrent dans le fond de la salle.

— Billard français, américain ? demanda Sevran.

— Américain. Je ne suis pas assez concentré pour trois boules. J’ai quarante mille boules en tête, cela va me faire du bien.

— Moi aussi, dit Sevran. Pour être franc, je commençais à m’emmerder. Je ne voulais pas que Lina reste seule après ce qui s’était passé à midi, et le mieux était encore de l’amener ici. Pourtant, j’ai cette sacrée machine qui m’attend, j’aurais préféré m’en occuper pour oublier mon chien. Mais ce n’était pas le moment. Lina va mieux déjà, votre ami la distrait. Il fait quoi dans la vie ?

— C’est un historien. Il ne s’occupe que du Moyen Âge.

— Sans blague ?

— Sans blague.

— Je ne voyais pas les historiens du Moyen Âge comme ça.

— Lui non plus, je le crains. Il a deux bouts qui n’arrivent pas à se rejoindre.

— Ah, oui ? Et qu’est-ce qu’il fait au milieu ?

— Il s’affole, il étincelle ou bien il rigole.

— Ah oui ? C’est fatigant, dites-moi. À vous l’honneur, Kehlweiler, tirez.

Louis pointa, tira, et entra la boule 6. D’une oreille, il écoutait ce qui se passait au bar.

— Finalement, disait Guillaume, pourquoi on s’emmerde ? On sait pas qui a tué Marie ? Il n’y a qu’à demander la réponse à la machine, pas vrai, l’ingénieur ?

— Et tu sais ce qu’elle va te répondre ? dit un type de l’autre bout de la salle.

— Vous entendez ? dit Sevran en riant. C’est ma machine, une énorme machine cinglée que j’ai construite près du camping, vous l’avez vue ? Elle distribue des petits messages. Je n’aurais jamais pensé qu’ils l’adopteraient. J’espérais un petit scandale local, mais après quelques mois de méfiance, ils se sont mis à l’idolâtrer. C’est que ma machine a réponse à tout… On vient de loin pour la consulter ; pire qu’une déesse, en fait. Si le tour de manivelle était payant, on serait devenus riches à Port-Nicolas, sans blague !

— Oui, dit Louis en surveillant les coups de Sevran, qui jouait fort bien lui aussi. Marc m’en a parlé. Il lui a déjà posé je ne sais combien de questions.

— À vous. Il n’empêche que la machine a failli faire des dégâts. Un soir, dit-il en baissant la voix, un gars lui a demandé si sa femme le trompait, et cette grosse imbécile de ferraille a trouvé amusant de répondre oui. Le gars a pris cela comme vérité divine, il a failli bousiller le rival.

— Et la machine avait dit vrai ?

— Même pas ! dit Sevran en riant. L’épouse a souffert le martyre pour faire ravaler sa calomnie à la machine ! Un vrai drame… Et ça n’a pas été le seul. Il y en a qui sont devenus de vrais maniaques. Au premier petit dilemme, allez, un coup de manivelle… Elle m’a dépassé, ma machine, sans blague.

— Vous vouliez quoi, au juste ?

— Construire, mécaniser l’inutile. Je voulais faire un monument à la gloire de la mécanique ! Et pour célébrer la beauté de la mécanique, je voulais que la machine ne serve à rien, son seul intérêt étant de marcher, de fonctionner, et qu’on puisse dire en la contemplant : « Ça marche ! » Gloire au fonctionnement, et gloire au dérisoire et à l’inutile ! Gloire au levier qui pousse, à la roue qui tourne, au piston qui pistonne, au rouleau qui roule ! Et pour quoi faire ? Pour pousser, pour tourner, pour pistonner, pour rouler !

— Et finalement, la machine inutile s’est mise à servir, n’est-ce pas ?

Louis, distrait par le discours de l’ingénieur, se détendait et entrait boule sur boule. Sevran, appuyé à la queue de billard, s’amusait, oubliait le chien mort.

— Exactement ! Une usine à questions insatisfaites ! Je vous assure qu’on vient de deux cents kilomètres à la ronde pour la consulter ! Pas pour la voir, Kehlweiler, pour la consulter !

Louis emporta la première partie et Sevran demanda une revanche et un petit blanc. Depuis le bar, on se rassemblait peu à peu autour du tapis de billard pour surveiller la progression du jeu. On allait et venait, on commentait, on demandait aussi à l’ingénieur qu’est-ce qu’elle allait répondre, la machine. Il pleuvait toujours autant dehors. Vers cinq heures, il ne restait plus à Louis que la boule 7 à faire entrer.

— Elle lui résiste, la 7, dit une voix.

— La dernière, toujours, dit un autre. C’est salaud, le billard américain. Au début, il y a des boules partout, faut vraiment jouer comme un bœuf pour pas en rentrer une. Et puis après, ça se corse, et on s’aperçoit qu’on est plus con qu’on croyait. Tandis qu’avec le billard français, on sait tout de suite qu’on est con.

— C’est plus dur mais c’est plus franc, le billard français, dit une autre voix.

Louis souriait. Il rata la 7 pour la troisième fois.

— Qu’est-ce que je te dis qu’elle veut pas y aller, la 7 ? répéta la voix.

Sevran pointa et rentra la 7 par une double bande.

— Bien joué, dit Kehlweiler. Il est presque cinq heures. Vous avez le temps pour la belle ?

Lina avait pris place près du billard, sur le banc des spectateurs. Sevran lui jeta un rapide regard.

— Je vais rejoindre Lina, je passe à qui veut.

Sevran s’assit près de Lina, un bras sur son épaule, sous l’œil attentif de Marc qui regardait toujours comment faisaient les autres avec les femmes. Il lui semblait que lui n’aurait pas mis son bras ici, mais là. C’était plus doux. Darnas, lui, ne tenait pas Pauline. Pauline tenait toute seule, semble-t-il. Louis entama la partie avec le patron de La Belle de Nuit, Lefloch. Là, c’était plus facile, le large type se défendait bien, mais mieux contre le vent d’ouest que contre un tapis vert. Antoinette lui rappela de faire attention au tapis et de ne pas poser les verres sur le rebord, merde.

— Voilà les flics, dit soudain Marc.

— Continuez, dit Louis au pêcheur, sans lever la tête.

— C’est vous qu’ils veulent ? demanda Lefloch.

— Il paraît, dit Louis, penché sur le tapis, un œil à moitié clos.

— Aussi, fallait pas que vous la rameniez. Il y a du vrai dans ce qu’a dit René tout à l’heure. Qui sème le vent récolte la tempête, mon gars.

— Si c’est vrai, l’année sera bonne.

— Peut-être bien, mais Port-Nicolas, c’est pas vos oignons quand même.

— Vous allez bien en mer d’Irlande, vous, Lefloch.

— C’est pas la même chose, c’est pour la pêche au gros, j’ai pas le choix.

— Eh bien, moi, c’est pareil, c’est pour la pêche au gros. On fait le même boulot, j’ai pas le choix, je suis le poisson.

— C’est sûr, ça ?

— S’il te le dit, intervint Sevran.

— Alors bon, admit Lefloch, tout en se grattant une joue avec la queue de billard. Alors, si c’est pareil, d’accord, c’est autre chose, je dis plus rien. À vous de jouer.

Le lieutenant Guerrec était entré dans la salle de jeux et regardait sans impatience visible la partie qui se déroulait. Lefloch avait le côté du visage bleu, là où il s’était gratté, et Louis, depuis une heure et demie qu’il jouait, avait les cheveux qui retombaient en mèches sombres sur le front, la chemise à moitié sortie du pantalon, les manches relevées jusqu’aux coudes. Assis, debout, verres de muscadet en main, cigarette aux lèvres, une douzaine d’hommes et de femmes s’étaient immobilisés autour du billard, délaissant la partie pour inspecter les flics de Quimper. Guerrec était très petit, avec une tête maigre et des traits difficiles, un regard voilé, des cheveux vaguement blonds, courts, rares. Louis posa la queue de billard en travers du tapis et lui serra la main.

— Louis Kehlweiler, heureux de vous connaître. Vous permettez que j’achève ? C’est que j’en ai déjà perdu une.

— Faites, dit Guerrec sans sourire.

— Pardonnez-moi, mais j’avais un ancêtre très joueur. J’ai ça dans le sang.

C’est bon, pensa Louis, le type est malin, il n’use pas de son autorité de plein fouet. Il attend, il contourne, il ne se laisse pas irriter pour des broutilles.

Louis battit Lefloch dix minutes plus tard, promit une revanche, enfila son pull, sa veste et suivit le flic. Cette fois-ci, Guerrec l’emmena à la mairie. Louis s’aperçut qu’il quittait à regret les salles enfumées de vapeur, de sueur et de tabac du Café de la Halle. Ce lieu était entré en lui, et dans l’immense cohorte des cafés qui structuraient sa mémoire et sa vie intérieure, le Café de la Halle avait inexplicablement pris place aux premiers rangs de son affection.

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