30

Louis resta au lit jusqu’à dix heures.

Il ramassa Marc et Mathias pour aller chez Blanchet. Depuis que Louis lui avait fait endosser le rôle de l’Indien chez le milicien, ça distrayait Marc de faire l’Apache, à condition de ne pas en abuser. Pour une fois qu’il collait à peu près avec ses bottes, il aurait été mal venu de rechigner. Mathias souriait aussi, l’écrasement du milicien lui avait plu, encore que le terme de mains de brute qu’avait employé Louis à son égard l’ait un peu choqué. Il n’y avait pas fouilleur plus délicat que lui pour dégager les vestiges fugaces et les micro-burins des chasseurs magdaléniens. Mathias avait oublié de se coiffer ce matin, et il passait ses doigts dans l’emmêlement épais de ses cheveux blonds. Encore que, il voulait bien l’admettre, il n’aurait rien eu contre abattre ses poings de fouilleur précautionneux sur le crâne de Blanchet.

Personne n’eut à faire quoi que ce soit.

— Je viens prendre ma commande, dit Louis.

Blanchet avait tout préparé, il lui tendit sans un mot deux vieilles sacoches ficelées et un petit carton, et la porte se referma.

— On va au café et on part ? demanda Marc, qui portait le carton.

— Donne-moi jusqu’à ce soir pour les finitions, dit Louis. Et puis je dois voir Pauline. Juste je dis salut et on part.

— Bien, soupira Marc, alors j’emmène le seigneur Hugues au Café de la Halle, c’est là que tu me trouveras.

Louis partit en quête de Guerrec. Marc posa les comptes de la seigneurie sur une table que lui dégagea la vieille Antoinette, et il entama une partie de baby-foot avec Mathias. Louis avait dit que maintenant on pouvait parler, tout raconter comme on voulait à tous ceux qui seraient au café, et rien ne pouvait mieux décontracter Marc. Mathias ne s’opposait jamais aux bavardages élaborés de Marc, Mathias était un homme parfait. En attendant, pendant que Marc discourait tout en jouant, cerné des pêcheurs, des employés de la mairie, de la vieille Antoinette qui surveillait les allées et venues des verres de blanc, ça permettait au chasseur d’emporter toutes les parties, mais Marc ne logeait pas sa fierté dans la petite boule du baby.

Louis revint au café vers une heure. Sevran, après une crise de fureur pendant la nuit, si alarmante qu’il avait fallu appeler le médecin, s’était prêté ce matin aux interrogatoires de Guerrec et lui avait jeté les informations comme la bouffe à un chien, avec hargne, tremblement et mépris. Ça ne gênait pas Guerrec d’être constamment traité de minable, tant que les informations tombaient. Pour basculer son ami Thomas du balcon, Sevran avait utilisé un moyen simple. Il était revenu dans la cour, une fois Diego endormi à l’hôtel. Thomas l’attendait sur la terrasse, ils en avaient convenu ainsi tous les deux. Lina s’était toujours foutue des machines à écrire, à l’exception d’un unique modèle, « la Hurter », pour le motif infantile qu’on la disait introuvable. Personne n’avait jamais possédé la Hurter. Sevran, lui, venait de mettre la main dessus, et comptait l’offrir à Lina pour son prochain anniversaire, immense cadeau, secret entre les deux hommes. Il apporta donc le lourd engin dans la cour, emballé dans une couverture et attaché par une longue courroie qu’il lança à Thomas. Attache-la à ton poignet, des fois qu’elle tombe. Thomas attacha, hissa la bécane, et quand elle fut élevée à près de deux mètres, Sevran sauta, s’agrippa dessus et tira. Thomas bascula et Sevran l’acheva d’un coup de tête contre le sol de la cour. Il trancha la courroie attachée au poignet et il était déjà dans la rue quand Lina se précipita sur le balcon. La machine avait pris des coups, précisa-t-il, mais c’était une grossière Olympia de bureau des années trente. La Hurter, non, pauvre minable, il ne l’avait jamais trouvée. Et s’il l’avait trouvée, il ne le dirait pas.

Louis entraîna le maire, c’était l’apéritif, dans l’arrière salle et se colla le dos au feu. Le maire écoutait l’exposé de Louis, ça bougeait un peu dans l’étang, il y avait du mouvement dans les ondoiements des carpes qui l’habitaient.

— « Divers », ça veut dire quoi, au juste ? demanda Louis.

Chevalier dansa d’un pied sur l’autre, retournant ses doigts à l’envers.

— Fais comme ça te dit, Chevalier, dit Louis qui avait fini par tutoyer tout le monde. Si tu veux me faire plaisir, de temps à autre, prends le temps de penser dans ton lit le matin, ou le soir avec ton cognac, comme tu veux, ça m’indiffère, pense au Pisseur, par exemple, et tâche de tirer tes conclusions, pas trop diverses, tu me feras plaisir mais ça te regarde. Moi je te fais plaisir, je te repasse tout le dossier que Blanchet avait ramassé contre toi.

Chevalier eut un regard inquiet.

— Oui, je l’ai lu, évidemment, dit Louis. Je l’ai lu et je te le laisse. C’est bien ficelé, Blanchet savait ficeler, comme je te l’ai dit. Tes embrouilles sont banales, diverses, dirais-je, ça ne va pas bien loin, ça ne m’intéresse pas, mais elles t’auraient fait chuter, c’est plus que probable. Je te rends le tout, tu peux lire, brûler, et faire propre. Je te rends le tout intact, pas une pièce qui manque, tu as ma parole. Quoi, Chevalier ? Tu ne crois pas à ma parole ?

Chevalier cessa d’ondoyer et regarda Louis.

— Si, dit-il.

Louis posa une grosse chemise sanglée dans la main tendue du maire. Le bras s’abaissa un peu.

— C’est lourd, hein ? dit Chevalier en souriant.

Il le feuilleta et les carpes se cognèrent au fond de l’étang. Elles étaient emmerdées, les carpes, et ça se voyait. Un peu de lisibilité revenait à la surface des eaux.

— Merci, Kehlweiler. Je penserai peut-être à vous, mais le soir. Ne comptez pas sur moi pour me lever le matin.

— Ça me va, dit Louis. Pas avant midi, si on a à se parler un jour.

Louis revint au bar et demanda le téléphone à Antoinette. Antoinette lui donna un jeton, ça fonctionnait encore comme ça, et apporta une bière sans qu’il ait rien demandé. C’est à ces détails qu’on sait qu’un café vous est entré dans l’âme.

— Lanquetot ? C’est l’Allemand. Meurtre, meurtre et meurtre, affaire conclue, on va tenter d’encadrer Paquelin. Le temps de contacter deux trois connaissances au ministère et je passe te voir après-demain avec un sandwich. Non, pas avant onze heures.

Louis avait tourné la tête en raccrochant. Jean, tout blanc, le corps plus flou que jamais dans ses fringues de faux curé, les yeux rouges, hésitait sur le seuil du café. Louis eut peur, alla jusqu’à la porte et l’attrapa par le bras.

— Gaël ? C’est Gaël ? dit-il en le secouant.

Jean le regarda sans parler et Louis le tira jusqu’au comptoir.

— Mais parle, merde !

— Gaël va bien, il a mangé, dit Jean avec un sourire vacillant. C’est la Vierge qui m’a parlé ce matin, ça m’a fait pleurer, elle dit qu’elle m’excuse.

Louis souffla. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il tenait à ce que la dernière victime de Sevran survive au massacre. Que le gosse vive, c’était tout ce qu’il demandait maintenant à Port-Nicolas.

— La Vierge… reprit Jean.

— Oui, dit Louis. La Vierge est contente, elle dit que t’as le droit de revoir Gaël, tant mieux, elle est sympathique comme tout, brave femme dans le fond. Bois un truc.

— Non, dit Jean d’une voix inquiète, elle n’a pas dit ça. Elle dit…

— Non, Jean, non, c’est que tu auras mal entendu, elle t’a dit de faire comme j’ai expliqué. Tu me fais confiance au moins, Jean ? T’es sorti de tôle, ce n’est pas pour aller t’anémier toute ta vie dans l’abside, hein ? Tu iras dehors aussi, n’est-ce pas ? Tu me fais confiance ?

Jean sourit plus fort.

— T’es sûr ? dit-il.

— Certain, ma jambe à couper. Bois un truc.

Jean hocha la tête. C’est à ce moment que Louis se rendit compte, au silence qui régnait dans le café, hormis les bruits du baby-foot, que s’il n’avait pas été chercher Jean à la porte, il n’était pas certain que le mur des regards l’eût laissé pénétrer.

— Antoinette, dit-il, Jean veut boire un truc.

Antoinette servit un muscadet et le mit dans les mains de Jean.

Louis passa chez Lina, les enfants étaient arrivés ce matin, ça irait. Il se retrouva sur la route vide qui conduisait au centre de thalassothérapie. Il fallait qu’il dise salut. Il n’avait pas osé demander à Marc de le pousser jusque-là sur son vélo, mais il n’empêche que le bain glacé d’hier dans la source n’avait fait aucun bien à sa jambe. Il allait juste dire salut. Peut-être demander si c’était à cause de cette jambe qu’elle était partie. Peut-être demander autre chose, tant pis pour Darnas. Tant pis pour Darnas si elle acceptait. Si elle n’acceptait pas, bien sûr, il fallait considérer les choses autrement. Ou alors juste dire salut et puis on s’en va. Louis s’arrêta à mi-chemin sur la route mouillée. Ou alors, peut-être, juste laisser un petit mot, une lettre minable, « mon crapaud fait le con dans la salle de bains, il faut que j’y aille », il y en a bien d’autres qui le font, et se tirer de là. Parce que si Pauline était partie à cause du genou, ou pire si elle ne l’aimait plus, ou si elle préférait Darnas, mieux valait ne pas le savoir. Ou si. Ou non. Ou alors juste dire salut. Louis eut un regard pour la grosse baraque du centre qu’on apercevait au loin, dans son grand parc, il rebroussa chemin et alla jusqu’à la machine. Il y avait des flics, on allait s’occuper de la tombe de Diego. Il en poussa un qui bouchait l’accès à la manivelle et sans se préoccuper des regards, il actionna l’engin, alla récupérer son papillon. Pourquoi hésiter ? Souvenir de Port-Nicolas. Imbécile, dit Louis entre ses dents.

Il revint lentement vers le café, se posa au comptoir et demanda du papier à Antoinette. Il écrivit une demi-page, plia et mit un scotch.

— Antoinette, dit-il, j’aimerais que tu remettes ça à Pauline Darnas quand tu la verras, tu veux ?

Antoinette glissa le petit papier dans sa caisse. Marc lâcha son baby-foot.

— Tu ne vas pas dire salut et on y va ?

— Je ne veux pas qu’on me dise salut, à la bonne heure et bon voyage. J’enferme le doute dans ma valise et on y va.

— C’est curieux, dit Marc, c’est un peu mon système. Veux-tu que je te réexplique mon système ?

— Non, fais gaffe, ton seigneur médiéval est en train de partir en eau.

Marc se retourna et courut vers la table où un verre renversé sur son dossier fuyait doucement sur les feuilles.

— Elle le fait exprès, cria Marc en tamponnant le papier gondolé avec le bas de sa veste. L’Histoire se mouille, l’Histoire se fripe, l’Histoire s’efface, alors elle panique, elle se met à hurler comme une enfant, et tu te rues à son secours, tu ne sais même pas pourquoi ! C’est toujours comme ça que je me suis fait piéger.

Mathias hocha la tête. Louis regarda Marc secourir fébrilement l’Histoire gondolée, il s’appliquait à décoller et déplisser les feuilles de comptes d’Hugues de Puisaye. Antoinette et Jean l’aidaient avec un chiffon ou en soufflant dessus. Mathias disposait les feuilles sauvées à cheval sur les dossiers des chaises. Louis raconterait ça au vieux, à Lörrach. Ça lui ferait plaisir. Ensuite, le vieux le raconterait au Rhin, certainement.

— Je veux une bière, dit-il.

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