25

Dès que Mathias arriva à l’hôtel, Kehlweiler lui prit le dossier des mains et s’enferma dans sa chambre.

— Ça fait déjà une demi-heure que je ne peux plus lui tirer une phrase complète, dit Marc à Mathias. Tu l’as regardé, ce dossier ?

— Non.

Marc n’avait pas besoin d’ajouter : « Tu es sûr que tu ne l’as pas regardé ? » parce que quand Mathias disait oui, ou non, c’était réellement oui ou non, pas la peine d’explorer plus à fond.

— Tu as une grande âme, Saint Matthieu. Moi, il me semble que j’aurais risqué un œil.

— Je n’ai pas pu tester mon âme, le dossier était rivé à l’agrafeuse. Je vais voir la mer.

Marc prit son vélo et accompagna Mathias vers la grève. Mathias ne fit pas de commentaires. Il savait que Marc, même à pied, aimait pousser un vélo si l’occasion s’en présentait. Ça lui faisait office de cheval, de destrier de seigneur, de roncin de paysan, ou de cavale d’Indien, c’était selon. Marc avait noté que malgré le froid, Mathias était resté résolument pieds nus dans ses sandales monastiques, habillé en dépit de tout raffinement, le pantalon de toile serré à la taille par une corde rustique, le pull à même la peau, mais il ne fit pas de commentaires non plus. On ne pourrait pas modifier le chasseur-cueilleur. Dès qu’il le pouvait, Mathias ôtait tous ses vêtements. Quand on lui en demandait la raison, il disait que les habits le serraient.

Poussant son vélo à pas rapides pour pouvoir suivre Mathias qui avait des jambes immenses, Marc détaillait la situation locale pendant que Mathias écoutait en silence. Marc aurait pu résumer le tout en cinq minutes mais il aimait les détours, les nuances, les détails, les impressions fugitives, les dentelles de mots, toutes élaborations du discours que Mathias appelait simplement bavardage. Marc en était à présent à reprendre à grands traits les carrés les plus sombres de l’échiquier, soit, disait-il, l’humeur mélancolique de Lina Sevran, les deux coups de fusil dans la gueule du chien, l’état de flottation du maire, la masse plombée de René Blanchet, les petites mains de Marie dans les poubelles de ce vieux con, la disparition de l’Espagnol Diego, la dénonciation versifiée d’un couple de l’ombre dans la cabane Vauban, le visage décapé de Kehlweiler depuis qu’il avait réclamé ce dossier M, ses vieux débris d’amour vexé, l’intelligence forcenée de Darnas dans le corps d’une brute aux doigts délicats, et Mathias l’interrompit brusquement.

— Ta gueule, dit-il en saisissant le cadre du vélo pour arrêter les pas de Marc.

Mathias s’était immobilisé dans le noir. Marc ne fit pas d’objection. Il n’entendait rien dans le vent, ne voyait rien, ne sentait rien, mais il en connaissait assez sur Mathias pour savoir qu’il s’était mis aux aguets. Mathias avait une manière à lui de se servir de ses cinq sens comme autant de capteurs, testeurs, décodeurs et Dieu sait quoi. Marc aurait volontiers vendu Mathias en place de diverses inventions tels détecteur d’ondes sonores, piège à pollen, lecteur à infrarouges et autres combines complexes pour lesquelles Mathias aurait fait parfaitement l’affaire sans avoir à débourser un rond. Il estimait que le chasseur-cueilleur, l’oreille collée au sable du désert, pouvait entendre passer le Paris-Strasbourg, encore qu’on ne sache pas très bien à quoi ça pourrait servir.

Mathias lâcha le cadre du vélo.

— Cours, dit-il à Marc.

Marc vit Mathias s’élancer devant lui dans la nuit sans qu’il ait compris après quoi il fallait courir. Les capacités animales de Mathias — primitives, disait Lucien — le déconcertaient et lui cassaient ses discours. Il posa son vélo à terre et courut derrière ce foutu préhistorien qui filait silencieusement et plus vite que lui, sans se préoccuper du bord tout proche de la falaise. Il le rattrapa deux cents mètres plus loin.

— En bas, dit Mathias, en lui désignant la grève. Descends t’occuper de lui, je fais les environs, il y a quelqu’un.

Mathias repartit aussi vite et Marc regarda le rivage. Il y avait une forme sombre en bas, quelqu’un qui avait dû se casser la gueule, une chute de six à sept mètres. Tout en s’accrochant aux rochers pour descendre, il entrevoyait la possibilité que quelqu’un ait balancé le type depuis le sentier. Il toucha le sol et courut vers le corps. Il le tâta doucement, le visage crispé, repéra le poignet, chercha le pouls. Ça battait, doucement, mais le type ne bougeait pas, ne gémissait même pas. Marc, en revanche, avait le sang aux tempes. Si on avait basculé ce gars, ça avait dû se faire il y avait une minute, en quelques mouvements brefs que Mathias avait entendus. La course de Mathias avait dû empêcher le meurtrier d’aller terminer le travail et maintenant, Mathias était après lui. Marc ne donna pas cher de la peau de ce gars. Qu’il se planque ou qu’il cavale, il avait peu de chances d’échapper à la poursuite du chasseur-cueilleur et Marc ne se faisait aucun souci pour Mathias, sentiment de sécurité illogique car Mathias était tout aussi vulnérable qu’un autre et n’avait pas trente mille ans de bouteille, contrairement à ce qu’on pouvait espérer. Marc n’avait pas osé bouger la tête du gars par terre, au cas où, les cervicales, il en savait juste assez là-dessus pour savoir qu’il ne devait rien faire. Mais il avait réussi à écarter les cheveux et à trouver son briquet. Il l’alluma plusieurs fois avant de reconnaître celui que Darnas avait décrit comme un rêveur définitif, le jeune type de dix-sept ans qui était au café tout à l’heure, attablé avec l’ersatz de curé à la peau blanche. Il n’était pas sûr du nom, Gaël, peut-être bien. En touchant les cheveux, Marc avait touché du sang, et l’estomac contracté, il tenait sa main loin de lui. Il aurait voulu aller la laver dans la mer mais il n’osait pas quitter le jeune homme.

Mathias l’appela doucement du haut du sentier. Marc escalada les sept mètres de l’aplomb rocheux, se hissa sur le bord et essuya aussitôt sa main dans l’herbe mouillée.

— Ce doit être Gaël, souffla-t-il. Il est vivant, pour l’instant. Reste là, je file chercher du secours.

C’est seulement à ce moment que Marc vit que Mathias, silencieux, tenait quelqu’un dans l’ombre.

— Tu sais qui c’est ? demanda juste Mathias.

Pas la peine d’allumer son briquet. Par une clef de bras, Mathias maintenait Lina Sevran.

— La femme de l’ingénieur, dit Marc à voix sourde. Tu l’as trouvée où ?

— Pas loin, planquée dans un groupe d’arbres. Je l’ai entendue respirer. Ne t’inquiète pas, je ne lui fais aucun mal.

Lina Sevran ne bougeait pas, ne pleurait pas, ne disait rien. Elle tremblait, comme à midi après avoir descendu le chien.

— Dépêche-toi, dit Mathias.

Marc courut vers son vélo, le remonta d’un coup de pied et fonça vers le bourg.

Il ouvrit brutalement la porte de la chambre de Kehlweiler, sans frapper. Louis ne dormait pas et leva le visage en rassemblant rapidement des papiers étalés sur la table, de vieux papiers sortis du dossier jaune, couverts de notes et de croquis. Marc, essoufflé, lui trouva à peu près la même tête que tout à l’heure, c’est-à-dire, à son idée, la tête d’un Goth du bas Danube prêt à en découdre avec les Huns. Pendant un instant, Marc vit passer devant ses yeux une mosaïque de Constantinople qui figurait une belle tête de barbare aux cheveux sombres entremêlés sur le front blanc.

— D’où tu sors ? demanda Louis en se levant. Tu t’es battu ?

Marc se jeta un coup d’œil. Ses habits étaient salis et détrempés par l’escalade et il y avait encore du sang sur sa main.

— Grouille, appelle des secours. Le jeune Gaël est en tas en bas de la falaise, il saigne de partout. Juste après la croix de bois, Mathias est là-bas.

Cinq minutes plus tard, Marc refaisait le même chemin en entraînant Louis à pas rapides.

— C’est Mathias qui a entendu quelque chose, dit Marc.

— Marche moins vite, parle moins vite. Et toi, tu n’as rien entendu ?

— Je ne suis pas chasseur-cueilleur, dit Marc en élevant la voix. Je suis un type normal, civilisé, éduqué. Mes yeux ne voient pas dans le noir, mes oreilles ne perçoivent pas les battements de paupières, mes narines ne reniflent pas les micromiasmes de la sueur. Tandis que Mathias entend encore les aurochs qui défilaient devant la grotte de Lascaux, alors imagine-toi le résultat. Au Sahara, il t’annonce le Paris-Strasbourg, tu te figures si c’est pratique.

— Mais calme-toi, bon sang. Donc, Mathias entend, et ensuite ?

— Ensuite ? Il court, on trouve Gaël — je crois que c’est Gaël — balancé deux cents mètres plus loin, et pendant que je veille le pauvre gars, Mathias repart aussi sec pour ramener sa proie.

Louis s’arrêta sur le sentier.

— C’est vrai, dit Marc, je n’ai pas eu le temps de tout te dire. Mathias a ramené Lina Sevran qui se planquait tout près.

— Nom de Dieu ! Et vous en avez fait quoi ?

— Mathias la tient, ne t’en fais pas.

— Elle peut lui échapper ?

Marc haussa les épaules.

— À la baraque, c’est Mathias qui porte les stères de bois. Mais sans faire mal au bois car Mathias aime le bois. Moi, je porte les petits sacs-poubelles. Regarde, ça clignote là-bas, les secours sont sur place.

Louis entendit Marc respirer profondément. Mathias était toujours debout sur la falaise, tenant Lina Sevran d’une seule main. En bas, des hommes s’activaient autour du corps de Gaël.

— Ça donne quoi ? demanda Marc.

— Je ne sais pas, dit Mathias. Ils ont descendu brancard et matériel.

— Et Guerrec ? dit Marc. Faut prévenir Guerrec.

— Je sais, dit Louis en regardant Lina. On n’est pas à cinq minutes. On a le temps de se dire trois mots avant. Amène-la par là, Mathias.

Mathias poussa doucement Lina en arrière de la falaise.

— Guerrec va venir, lui dit Louis.

— Je ne l’ai pas poussé, murmura Lina.

— Pourquoi, poussé ? Il aurait pu tomber tout seul.

Lina baissa la tête et Louis la lui releva.

— Il est tombé tout seul, dit Lina.

— Mais non. Vous savez qu’on l’a poussé et vous venez presque de le dire. Gaël est d’ici, il connaît la falaise caillou par caillou. Pourquoi vous vous planquiez dans le coin ?

— Je me promenais. J’ai entendu un cri, j’ai eu peur.

— Mathias n’a pas entendu de cri.

— Il était loin.

— Il n’y a pas eu de cri, dit Mathias.

— Si. Gaël a crié. J’ai eu peur, je me suis mise à l’abri.

— Si vous aviez peur, vous ne vous promèneriez pas seule dans la nuit. Et quand on entend le cri de quelqu’un qui tombe, on va voir, on va aider, non ? Pas de quoi se cacher en tous les cas. Sauf si on a poussé.

— Je ne l’ai pas poussé, répéta Lina.

— Alors, vous avez vu quelqu’un pousser.

— Non.

— Lina, reprit Louis encore plus doucement, Guerrec va venir. Il est flic. Un type chute en bas d’une falaise treize jours après la mort de Marie. On vous retrouve sur place, planquée dans les arbres. Si vous ne trouvez rien de mieux à dire, Guerrec va faire son métier de flic.

Marc regardait le groupe. Lina tremblait encore, et Louis ne faisait plus sa tête de Goth mérovingien.

— Et vous, reprit Lina, vous faites votre métier de quoi ? Je sais qui vous êtes, la femme du maire me l’a dit. Je ne vois pas la différence avec Guerrec.

— Moi, je la vois. Mieux vaut me parler.

— Non.

Louis fit un signe à Mathias et il emmena Lina à l’écart. Elle tremblait tout en ayant l’air de n’avoir rien à foutre de quoi que ce soit et ça n’allait pas ensemble.


Une heure plus tard, les lieux étaient déserts. Les gendarmes de Fouesnant étaient passés, Guerrec était passé. Il était reparti avec Lina Sevran à son domicile. Gaël avait été emmené, inconscient, à l’hôpital de Quimper.

— Je veux une bière, dit Louis.

Les trois hommes s’étaient regroupés dans la chambre de Kehlweiler. Marc refusa d’aller chercher les bières parce que Louis les avait rangées dans la salle de bains avec Bufo. Louis rapporta trois bouteilles. Marc regardait dans le goulot.

— Lina Sevran, dit-il doucement, l’œil collé à la bouteille, couche avec Gaël. C’est le couple de la cabane Vauban. Marie les surprend, elle la tue. Pourquoi ?

— Peur du divorce, dit Mathias.

— Oui, elle a besoin du fric de l’ingénieur. Ensuite, elle tue l’amant fragile, pour qu’il la boucle.

— Sors de cette bouteille, dit Louis. Si elle couche avec Gaël, pourquoi ne pas attendre que l’ingénieur soit à Paris ? Pourquoi aller s’emmerder dans une cabane glacée à cinq heures quand on peut trouver un bon lit à huit heures ?

— On peut trouver des raisons. Elle était là quand Gaël est tombé. Et elle a flingué le chien.

— J’y pense, dit Louis.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Je ne lui ai plus parlé de la falaise, ni du chien. Je lui ai parlé de son premier mari. Il est mort en tombant du balcon, tu te rappelles ?

— Un accident, non ?

— Une chute, comme celle de Gaël. Si c’est un meurtre, il est simple et parfait.

— Qu’est-ce qu’elle en dit ?

Louis haussa les épaules.

— Elle dit qu’elle ne l’a pas poussé, comme pour Gaël. Et elle tremble plus fort que jamais. Il me semble qu’elle a cette histoire en horreur. Je l’ai travaillée sur Diego Lacasta qui, dans cette affaire, était passé en une semaine de la défense vibrante d’un torero au mutisme d’un homme blessé. Elle confirme, elle ajoute même que Diego semble l’avoir constamment soupçonnée. Avant l’accident, il était bavard et confiant avec elle, et il s’est démené à l’enquête. Puis, changement à vue, regards fuyants, silence et défiance. Elle dit que sans la confiance absolue de Marie, de Sevran et des enfants, elle ne s’en serait pas sortie.

— Elle sait où est Diego ?

— Non, mais elle est sûrement satisfaite d’en être débarrassée. Il pesait sur elle comme un vieux fantôme taciturne.

Marc souffla dans sa bouteille.

— Et le vieux fantôme a disparu aussi, dit-il.

— Oui, dit Louis.

Louis marcha dans la petite chambre et alla se planter devant la fenêtre. Il était plus de deux heures du matin. Mathias s’endormait sur un des deux lits.

— Faudrait savoir qui est le couple, dit enfin Louis.

— Tu penses qu’il y en a vraiment un ?

— Oui. Une fois qu’on l’aura, on verra si c’est du solide ou si c’est un leurre. Et si l’auteur du billet versifié est un simple dénonciateur ou un assassin qui nous agite un chiffon rouge. Il doit y avoir ici quelqu’un capable de nous fournir le nom de la maîtresse de Gaël.

— Darnas ?

— Non. Darnas devine, il ne sait pas. Il nous faut quelqu’un qui ait l’œil sur toutes les combines pour son propre profit.

— Le maire ?

— Chevalier n’est pas brillant, mais ce n’est pas un rat d’égout. S’il était capable de s’informer, il n’en serait pas réduit à faire fouiller les poubelles de ses adversaires. Non. Je pense à cette raclure de Blanchet.

— Il ne te rendra pas le service de te documenter.

— Et pourquoi non ?

Louis se retourna. Il resta quelques secondes immobile puis attrapa sa veste, l’enfila lentement.

— Tu m’accompagnes ?

— Où vas-tu ? dit Marc mollement.

— Chez Blanchet, où veux-tu que j’aille ?

Marc sortit brusquement l’œil de sa bouteille. Il avait une marque rouge sur la paupière.

— À cette heure ? T’es dingue ?

— On n’est pas là pour protéger le sommeil de ce type. Deux meurtres, ça va bien comme ça. Ça tourne à l’éradication dans ce bourg.

Louis passa dans la salle de bains, renonça à prendre Bufo, ramassa les papiers sur la table et les fourra dans sa poche intérieure.

— Grouille-toi, dit Louis. T’as pas le choix, parce que si je me fais étendre par Blanchet pendant que tu roupilles à l’hôtel, tu te tortureras la cervelle de remords spectraux jusqu’à la fin des temps, et ça t’empêchera de faire ton Moyen Âge.

— Blanchet ? Tu le soupçonnes ? Tu fais ça comme ça, à la gueule, parce qu’il a une tronche de pisse-froid ?

— Et tu trouves cela normal, toi, de pisser froid ? Et pourquoi tu parles de sa pisse ? T’en sais quelque chose de sa pisse ?

— Tu m’emmerdes ! cria Marc en se mettant debout.

Louis se planta devant Marc et l’examina calmement. Il lui sortit le col de sa veste, lui redressa les épaules, lui leva le menton.

— Comme ça, c’est mieux, murmura-t-il. Prends l’air dangereux, voir. Allez, prends l’air dangereux, on ne va pas y passer la nuit !

Marc regrettait. Il aurait dû rester au tiède dans le XIIIe siècle dans la baraque dans la chambre dans Paris. Le Goth mérovingien était cinglé. Néanmoins, il essaya de prendre l’air dangereux. S’il avait été un homme, ça aurait été facile comme tout, et justement il était un homme, ça tombait bien.

Kehlweiler secoua la tête.

— Pense à quelque chose de moche, insista-t-il. Je ne te parle pas de bouffe ou de crapaud, quelque chose à grande échelle.

— Le massacre des Albigeois par Simon de Montfort ?

— Si tu veux, soupira Louis. Voilà, ce n’est pas mal, presque crédible. Pendant tout le temps de notre visite, pense à ce Simon. Prends-le, ajouta Louis en montrant Mathias endormi. Ce ne sera pas de trop.

Загрузка...