26

Louis frappa plusieurs coups à la porte de Blanchet. Marc était tendu, des petits muscles bougeaient tout seuls dans son dos. Tous les éléments du massacre des Albigeois lui défilaient dans la mémoire, il serrait sa bouteille de bière, un doigt enfoncé dans le goulot. Mathias n’avait pas posé de question, il se tenait dans l’ombre, géant, nu-pieds dans ses sandales, immobile et dispos. Il y eut du bruit derrière la porte. Elle s’entrebâilla, bloquée par une chaîne.

— Laissez entrer, Blanchet, dit Louis. Gaël a été balancé de la falaise, on va en parler.

— Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? dit Blanchet.

— Si vous voulez votre place de maire, vous avez intérêt à vous en mêler.

Blanchet dégagea la porte, hostile, méfiant, intéressé.

— S’il est mort, je vois pas l’urgence.

— Justement, il n’est pas mort. Il pourra parler s’il sort de la vase. Vous voyez l’ennui ?

— Non. Je n’y suis pour rien.

— Emmenez-nous ailleurs. On ne va pas rester debout dans cette entrée toute la nuit. Elle est moche, cette entrée.

Blanchet secoua la tête. Le coup de l’homme bonasse, comme tout à l’heure, de mauvais poil mais bon bougre, dans le fond. Marc pensa que la taille de Mathias et le regard gothique de Louis étaient pour quelque chose dans sa résignation. Blanchet les poussa dans un petit bureau, désigna des chaises, et s’installa derrière une grande table à pieds dorés.

Louis s’assit face à lui, bras croisés, longues jambes allongées.

— Eh bien ? dit Blanchet. On a poussé Gaël ? Si vous n’étiez pas venu ici foutre la merde, on n’en serait pas là. C’est vous qui l’avez sur la conscience, monsieur Kehlweiler. C’est un bouc émissaire que vous venez chercher ?

— Il paraît qu’il y avait un couple à la cabane Vauban. Je cherche le nom de la maîtresse de Gaël. Allez, vite, Blanchet, le nom.

— Je suis censé le savoir ?

— Oui. Parce que vous ramassez tout ce que vous pouvez trouver, au cas où ça peut servir, pour faire tourner les bulletins de vote. Ça me décevrait beaucoup que vous ne sachiez pas.

— Vous vous gourez, Kehlweiler. Je veux la mairie, je ne m’en cache pas, et je l’aurai. Mais je l’aurai propre. Pas besoin de ces petites histoires.

— Si, Blanchet. Tu chuchotes, tu distilles à droite, tu diffames à gauche, tu discrédites, tu suppures, tu dresses les uns contre les autres, tu doses, tu calcules, tu combines, tu alchimises et, quand le mélange est prêt, tu te fais élire. Depuis Port-Nicolas, tu vises plus gros. Je te trouve trop vieux pour le métier, tu devrais dételer. Alors, le nom de la maîtresse de Gaël ? Dépêche-toi, ça fait deux morts, je voudrais sauver le troisième, si ça ne t’ennuie pas.

— Surtout si c’est toi, pas vrai ?

— Ça peut être moi.

— Et pourquoi je vous aiderais ?

— Si tu n’aides pas, je fais à ta façon, je distille tout demain. Moi aussi, je sais raconter de bonnes histoires. Un futur maire qui n’aide pas la justice, cela fera crade.

— Tu ne m’aimes pas beaucoup, Kehlweiler ?

— Pas beaucoup, non.

— Alors pourquoi tu ne me colles pas ces meurtres sur le dos ?

— Parce que ce n’est pas toi, je regrette.

Blanchet sourit. Il rit presque.

— T’es vraiment une tête de nœud, Kehlweiler. La maîtresse de Gaël, c’est ça que tu cherches ?

Blanchet se mit à rire doucement.

— S’il n’y a que des gars comme toi pour faire avancer ta justice, on ne va pas s’affoler dans les volières.

Marc se crispait, Louis perdait l’avantage. Et puis cette lutte d’homme à homme lui semblait piteuse et l’emmerdait. Une véritable danse convenue. En une minute, ils étaient passés du vouvoiement glacé au tutoiement agressif. Il ne voyait pas en quoi tout ce raffut était nécessaire en plein milieu de la nuit pour un simple petit renseignement. Il jeta un œil à Mathias, mais Mathias, qui était resté debout adossé au mur, n’avait pas l’air de se marrer. Il attendait, bras le long du corps, regard attentif sous ses cheveux blonds, en chasseur-cueilleur préparé à sauter sur l’ours qui dérange sa caverne. Marc se sentit seul et repensa aux Albigeois. Blanchet se pencha en avant.

— Tu n’as même pas remarqué, surhomme, que Gaël était pédé comme un phoque ? Tu me fais rire… Tu cherches un assassin et t’es pas foutu de distinguer une poule d’un coq !

— Bon. Alors, le nom de l’homme ?

— Parce que t’appelles ça un homme ? rigola Blanchet.

— Oui.

— Épatant, Kehlweiler, épatant ! Homme compréhensif, respectueux, généreux de ses sentiments et économe de ses jugements ! T’es content de toi ? T’es flatté ? C’est avec cet attirail, avec ton grand cœur et ta jambe de victime que tu fais le beau dans les ministères ?

— Dépêche-toi, Blanchet, tu me fatigues. Le nom de l’homme ?

— Même pour ça, t’as besoin de moi ?

— Oui.

— Voilà qui est mieux dit. Je vais te le donner, ton renseignement, Kehlweiler. Tu pourras le refiler à Guerrec et ça ne vous mènera nulle part. C’est Jean, le merdeux crayeux qui cajole l’église à la païenne, le serviteur dévot du curé, t’avais pas remarqué ?

— Donc, Jean et Gaël, C’est cela ? À la cabane ? Les jeudis ?

— Et les lundis, si ça t’intéresse. Le reste du temps, dévotions et culpabilités, résolutions le dimanche, et on remet ça le lundi sans confession. T’es soulagé ? Alors va faire tes grandes œuvres et coffre-le. Moi, je t’ai assez vu et je vais dormir.

Il était content, Blanchet, finalement. Il s’était bien marré, il s’était fait la gueule de Kehlweiler. Il se leva et contourna le bureau d’un pas satisfait.

— Minute, dit Kehlweiler sans bouger. J’ai pas fini.

— Moi, oui. Si je t’ai donné le nom de Jean, c’est parce que Gaël a été balancé et non pas parce que tu m’impressionnes. Je ne sais rien sur ces meurtres et si tu restes chez moi, j’appelle les flics.

— Minute, répéta Louis. Tu ne vas pas appeler les flics pour un petit renseignement de plus. Je veux simplement savoir d’où tu es. Ce n’est pas bien méchant ? Donnant donnant, moi je suis du Cher. Et toi, Blanchet ? Du Pas-de-Calais ?

— Du Pas-de-Calais, oui ! cria Blanchet. Tu vas me faire chier longtemps ?

— Tu serais pas plutôt de Vierzon ? Je t’aurais plutôt vu par là, dans les environs. Enfin, Vierzon, quoi.

On y arrive, pensa Marc. Où, il n’aurait pas su dire, mais on y arrivait. Blanchet s’était interrompu dans son mouvement autour de la table.

— Si, Blanchet, si, fais un effort… Vierzon… Tu sais, dans le Centre… Te fais pas plus crétin qu’un autre, je sais que c’est loin, mais fais un effort… Vierzon, sur le Cher… Non ? Rien à faire ? Tu ne remets pas ? Tu veux de l’aide ?

Kehlweiler était tout blanc, mais il souriait. Blanchet reprit rapidement position dans son fauteuil, derrière son bureau.

— Pas de blague, Blanchet. J’ai là deux gars que je n’ai pas amenés pour la décoration, t’aurais tort de les mésestimer. Celui de droite a le cerveau prompt et des mains de brute, il n’a pas besoin d’outillage pour t’éclater le crâne. Celui de gauche a la lame rapide, c’est un fils d’Indien. Tu piges ?

Louis se leva, contourna le bureau à son tour, ouvrit le tiroir en butée contre le ventre de Blanchet, fouilla rapidement sous les paperasses, sortit un flingue, vida le chargeur. Il leva la tête et regarda Marc et Mathias qui étaient maintenant tous deux debout contre le mur, l’un à gauche, l’autre à droite, bloquant la porte. Mathias était parfait, Marc avait presque l’air dangereux.

Il sourit, hocha la tête et revint à Blanchet.

— T’es de Vierzon ou faut que je te pisse dessus pour que tu parles ? Ah… cette histoire de pisse, ça te fait bouger la mémoire, t’as une paupière qui tremble, ça te revient. Rien de tel que les valeurs premières.

Louis s’était placé derrière Blanchet, maintenant le dos de son fauteuil à deux mains. Blanchet ne bougeait pas, il avait un œil qui clignotait tout seul et la gueule serrée.

— On t’appelait le Pisseur, d’ailleurs. Et ne me sors pas tes cartes d’identité, j’en ai rien à foutre. Tu t’appelles René Gillot, sans signe distinctif, yeux marron, nez rond, tête de con, mais l’œil du dessinateur remarque les dents du bonheur, un rond sur la joue droite où la barbe ne pousse pas, des lobes d’oreilles taillés triangulaires, des petites choses, comme tout un chacun son lot, il suffit de s’en souvenir. René dit le Pisseur, raclure de chef de milice de Champon, près Vierzon. C’est là, dans un coin de forêt, que tu tiens ton officine, il y a cinquante-trois ans de ça, t’as dix-sept ans, t’as des couilles de con et tu t’y prends jeune. C’est de là qu’avec ton petit vélo, tu te rends à la Kommandantur pour déverser par spasmes réguliers tes dégueulis de dénonciation. C’est là, en 42, qu’un soldat allemand qui tient la porte, un planton, un boche anonyme et vert-de-gris, te voit aller et venir. Faut se méfier des plantons, René, ça s’emmerde toute la journée alors ça regarde, ça écoute. Surtout un planton qui guette la première occasion de se tirer, pas facile, crois-moi, quand t’as le casque sur la tête. Je sais, je t’emmerde avec mes histoires, c’est vieux tout cela, plus vieux que moi-même, j’ai même pas connu, c’est démodé. Mais c’est pour te faire plaisir. Car je sais bien qu’il y a des vieux trucs qui te tracassent, tu te demandes encore par quel miracle certains de tes dénoncés se sont tirés juste à temps. T’as soupçonné deux de tes camarades, et, je t’alourdis la conscience tout de suite, tu les as descendus pour rien.

Louis lui prit la tête et la tourna vers lui.

— Et le soldat allemand, René ? Tu n’y as jamais pensé ? Le jour hebdomadaire de la remise des volailles, au marché, il n’était pas bien placé pour lâcher dans les caquètements les informations glanées à la Kommandantur ? Il ne savait pas le français, mais il avait appris à dire : « C’est demain à l’aube, il faut partir avant. » Tu saisis à présent ? Ah… tu revois sa gueule maintenant, au soldat, des mois durant t’es passé devant… L’image est un peu floue ? Eh bien, regarde-moi, René, ça va te faire la netteté, il paraît que je lui ressemble beaucoup. Voilà, tu y es, et avec un effort, tu te souviendras de son nom, Ulrich Kehlweiler. Il sera content de savoir que je t’ai trouvé, si, je t’assure.

Louis lâcha brusquement le fauteuil et le menton de Blanchet qu’il écrasait entre ses doigts. Marc ne le quittait pas des yeux, il sentait des tressaillements dans son ventre, qu’est-ce qu’il fallait faire si Louis étranglait le vieux ? Mais Louis repassa de l’autre côté du bureau et s’assit d’une fesse sur la grande table.

— Tu te souviens du foin quand le soldat Ulrich a disparu ? Toutes les maisons y sont passées. Tu sais où il était ? Ça va te faire rire. Dans la caisse du bois de lit de la fille de l’instituteur. Ingénieux, tu ne trouves pas ? Et puis ça crée des liens. Le jour dans la caisse, avec la peur, la nuit dans le lit, avec l’amour. C’est comme ça que je suis là. Et puis Ulrich et la jeune fille se réfugient dans le petit noyau de résistance. Mais je voudrais pas te lasser avec mes histoires de famille, j’en arrive à ce qui t’intéresse vraiment, la nuit du 23 mars 1944 dans ta maison forestière où tu viens de boucler, avec l’aide de tes dix-sept miliciens, douze membres du réseau de résistance et sept juifs qui se planquaient avec. Peu importe la quantité, tu t’en fous, t’es content de toi. Tu les attaches, tu leur pisses dessus, tes copains suivent, tu leur offres les femmes. Ma mère, qui est du lot, tu l’auras compris, passe sous le gros blond qui s’appelait Pierrot. Vous torturez tout le monde pendant des heures, tu t’amuses bien, si bien que vous êtes tous bourrés comme des coings et que deux femmes arrivent à se faire la malle — eh oui, connard, sinon je serais pas là pour te le dire. Tu t’en aperçois un peu tard et tu décides de passer aussitôt aux choses sérieuses. Tu embarques tout le reste dans la grange, tu ligotes et tu fous le feu.

Louis a frappé sur la table. Marc le trouve livide, gothique et dangereux. Mais Louis se reprend, Louis respire. Blanchet, lui, ne respire presque plus.

— Pour la jeune fille, ça se termine bien, elle se tire, elle retrouve le soldat Ulrich, et ils s’aiment tout au long de la vie, t’es content pour eux, j’espère ? Pour l’autre femme, elle est âgée, tes miliciens la rattrapent et l’abattent dans les bois, aussi simple que ça. Des preuves ? C’est ça que tu te dis ? Tu espères que l’histoire s’efface d’un coup de manche, d’un coup de carte d’identité ? Demande à Vandoosler si l’histoire s’efface, pauvre ordure. J’avais vingt ans quand ma mère me l’a refilée, l’histoire, avec les croquis qui allaient avec. De jolis portraits au trait fin, elle a toujours eu le don du dessin, tu ne pouvais pas te douter. Je t’aurais reconnu entre mille, mon pauvre René. Avec ses croquis et ses descriptions, je n’ai rattrapé que sept de tes petits camarades, au détour de mes balades, mais pas un qui savait le nouveau nom du chef-pisseur. Et puis tu vois, je te retrouve là, t’énerve pas, il n’y a pas de hasard. Ça fait vingt-cinq ans que je sillonne le pays au cul de meurtriers en maraude, à ce rythme-là, ce n’est plus du hasard, c’est de la prospection, je t’aurais retrouvé, un jour ou l’autre. Tu vas me filer les noms, adresses et qualités des neuf autres qui me manquent encore, s’ils ne sont déjà morts. Mais si, tu as ça quelque part, ne me déçois pas, et surtout, ne me fâche pas. Comme ça, ça sera une affaire enfin réglée, et grouille-toi, j’ai pas que ça à foutre dans la vie. Et alors ? T’as peur ? Tu crois que je les zigouille les uns après les autres, tes vieux miliciens ? Je ne leur pisse même pas dessus. Mais si nécessaire je les désamorce, je les démine, je les neutralise, comme je vais faire avec toi. J’attends la liste. Et puis René, tant qu’on y est, je ne suis pas passéiste, crois pas, on va aussi s’occuper de l’actuel. T’es pas resté inerte depuis tes pissées mortelles de jeune homme. Aujourd’hui, tu veux une mairie, et de là tu vises ailleurs. Tu ne fais pas ça tout seul, donc moi, tout simple, je veux la liste de tes nervis contemporains. Toute la liste, tu m’entends bien ? Les subadultes, les adultes, et les vieux cons, tous âges tous sexes toutes fonctions. Quand je démine, je fais ça méticuleusement, j’arrache tout le plant de carottes. Et ajoute-moi ta caisse noire, ça me servira. Tu hésites ? T’as bien saisi que le vieil Ulrich Kehlweiler vit toujours et qu’il te reconnaîtra au tribunal ? Donc tu bloques la machine, tu me passes tes listes, tes paperasseries, tes réseaux, tous tes paquets de merde ou je te fais plonger au trou pour crime contre l’humanité. Idem si une seule des crevures de ta troupe d’aujourd’hui bouge un doigt. Idem si tu touches à mon vieux, ça va sans dire. Idem si tu cherches à te barrer, complètement inutile.

Louis cessa de parler. Blanchet gardait la tête baissée, le regard collé sur ses genoux. Louis se tourna vers Marc et Mathias.

— On n’a plus rien à faire ici, on y va, dit-il. Blanchet, oublie pas ma commande. Ta retraite, ton armée de connards sous l’éteignoir, tes listes, ta caisse. Ajoute le dossier que tu as ficelé contre Chevalier. Je passerai prendre le colis dans les deux jours.

Une fois dans la rue les trois hommes marchèrent en silence vers la place. Louis passait sans cesse la main dans ses cheveux, qui s’étaient collés en mèches noires sur la sueur de son front. Personne n’eut l’idée d’entrer à l’hôtel, et ils poursuivirent au-delà, vers le port, où ils s’installèrent sur les casiers de bois. Le bruit du vent d’ouest, des vagues et des cordages tenait lieu de conversation. On attendait que les cheveux de Louis sèchent, sûrement. Ça sonna la demie de trois heures à l’église, puis à la mairie, avec du retard. Ce double gong parut tirer Louis de sa sueur et d’une immense fatigue.

— Marc, il y a quelque chose qui te fait souci, dit-il soudainement. Raconte.

— Ce n’est pas le soir. Il y a des instants dans la vie où on ravale son dérisoire.

— Fais comme tu veux. N’empêche que cela fait une heure que tu as le doigt coincé dans le goulot de cette bouteille et que tu ne peux plus le sortir. C’est stupide, mais il faudrait intervenir.

Avec une pierre, Mathias et Louis s’occupèrent de casser délicatement la petite bouteille de bière qui pendait à la main de Marc. Louis jeta les éclats dans la mer, pour pas qu’on se blesse.

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