14

Avant d’aborder la mairie, Louis prit un petit déjeuner au Café de la Halle qui lui faisait face, de l’autre côté de la place. Il attendait que sa veste sèche un peu. Au premier coup d’œil, Louis avait jugé le café à son goût, pas touché depuis quarante années. Il contenait un flipper d’origine et un billard avec une pancarte en carton crasseux : « Attention, le tapis est neuf ». Toucher une boule pour atteindre l’autre, un système dont la subtilité lui avait toujours plu. Calculer les bandes, les angles, le retour, viser vers la gauche pour atteindre la droite. Très malin. La salle de jeux était vaste et obscure. On ne devait allumer que si on venait jouer, et ce lundi matin, vers onze heures trente, c’était trop tôt. Les petits joueurs du baby-foot avaient les pieds rognés par l’usage. Bon, les pieds, ça recommençait. Il fallait qu’il s’occupe de ce doigt de pied, et non pas qu’il se laisse aller tout de suite à une partie de catéchisme sur ce flipper qui lui tendait les bras.

— On peut voir le maire aujourd’hui ? demanda Louis à la vieille dame en gris et noir qui tenait le comptoir.

La vieille femme réfléchit, posa doucement ses mains fines sur le comptoir.

— S’il est à la mairie, il n’y a pas de raison. Mais dame, s’il n’y est pas…

— Oui, dit Louis.

— Sinon, il vient pour son apéritif vers midi et demi. S’il est sur un chantier, il ne vient pas. Mais s’il n’y est pas, il vient.

Louis remercia, paya, ramassa sa veste encore détrempée et traversa la place. Une fois dans la petite mairie, on lui demanda s’il avait rendez-vous, parce que monsieur le Maire travaillait dans son bureau.

— Pouvez-vous l’informer que je suis de passage et que je souhaite le voir ? Kehlweiler, Louis Kehlweiler.

Louis ne s’était jamais fait faire de cartes de visite, ça le dérangeait.

Le jeune homme téléphona, puis il lui fit signe qu’il pouvait y aller, premier étage, la porte au fond. De toute façon, il n’y avait qu’un étage.

Louis n’avait aucun souvenir du sénateur-maire, hormis son nom et son étiquette divers. Le type qui le reçut était assez épais, un peu mou, de ces visages sur lesquels il faut se concentrer fort pour se les rappeler, mais très élastique. Il marchait en bondissant légèrement, il se retournait tous les doigts de la main avec l’autre, sans rien faire craquer, avec une souplesse dérangeante. Comme Louis observait ce mouvement, le maire mit la main dans sa poche et le pria de s’asseoir.

— Louis Kehlweiler ? Que me vaut l’honneur ?

Michel Chevalier souriait, mais pas tant que ça. Louis était habitué. La visite impromptue d’un émissaire officieux de l’Intérieur ne mettait jamais à l’aise les élus, quels qu’ils fussent. Apparemment, Chevalier n’était pas au courant de son éjection, ou bien cette éjection ne suffisait pas à le rassurer.

— Rien qui puisse vous donner des soucis.

— Je veux bien vous croire. On ne cacherait pas une épingle dans Port-Nicolas. C’est trop petit.

Le maire soupira. Il devait tourner en rond dans cette mairie. Rien à cacher et pas grand-chose à bricoler.

— Alors ? reprit le maire.

— Port-Nicolas est sans doute petit mais il essaime. Je suis venu vous rapporter quelque chose qui pourrait lui appartenir, quelque chose que j’ai trouvé à Paris.

Chevalier avait des gros yeux bleus qu’il ne parvenait pas à plisser, mais c’est ce qu’il voulut faire.

— Je vous montre ça, dit Louis.

Il fourra la main dans la poche de sa veste et rencontra la peau verruqueuse de Bufo qui roupillait là. Merde, il l’avait emmené en balade ce matin au calvaire et il avait oublié de le déposer dans sa chambre d’hôtel en revenant. Ce n’était certes pas le moment de sortir Bufo, car le visage affaissé du maire semblait un peu soucieux. Il trouva la boule de papier journal sous le ventre du Bufo, qui n’avait pas de respect pour les pièces à conviction et qui s’était calé dessus.

— C’est cette petite chose, dit Louis en posant enfin le fragile morceau d’os sur la table en bois de Chevalier. Elle me tracasse au point de m’avoir fait venir jusqu’à vous. Et j’espère m’être tracassé pour rien.

Le maire se pencha, regarda le débris et secoua lentement la tête. Voilà un type patient, plastique, se dit Louis, qui marche au ralenti, que rien n’émeut, et qui n’a pas une tête d’imbécile en dépit de ses gros yeux.

— C’est un os humain, reprit Louis, la dernière phalange d’un pouce de pied, que j’ai eu la malchance de repérer place de la Contrescarpe, sur une grille d’arbre, et qui, pardonnez-moi, monsieur le maire, était contenue dans un excrément de chien.

— Vous fouillez les excréments de chien ? demanda posément Chevalier, sans ironie.

— Une pluie torrentielle s’était abattue sur Paris. Les matières organiques ont été lessivées, l’os est resté sur la grille.

— Je comprends. Le rapport avec ma commune ?

— La chose m’a paru insolite et désagréable, j’y ai donc prêté attention. Impossible d’exclure un accident, ou, en poussant les hasards à l’extrême, le regrettable passage d’un chien lors d’une veillée mortuaire. Mais impossible d’exclure non plus la parcelle égarée d’un meurtre.

Chevalier ne bougeait pas. Il écoutait et il ne contredisait pas.

— Et ma commune ? répéta-t-il.

— J’y arrive. J’ai attendu à Paris. Mais il ne s’est rien passé. Vous savez qu’on ne cache pas longtemps un cadavre dans la capitale. Rien dans sa banlieue non plus, et pas de disparition signalée depuis maintenant douze Jours. J’ai donc relevé les mouvements des chiens itinérants, ceux qui mangent ici et éjectent ailleurs, et j’en ai repéré deux. J’ai choisi la piste du pit-bull de Lionel Sevran.

— Continuez, dit le maire.

Il restait mou, mais sa concentration s’accroissait progressivement. Louis s’accouda à la table, le menton posé sur son poing, l’autre main toujours dans sa poche, parce que ce foutu crapaud ne voulait pas se rendormir et bougeait.

— À Port-Nicolas, dit-il, il y a eu un accident sur la grève.

— Nous y voilà.

— Oui. Je suis venu m’assurer qu’il s’agissait d’un accident.

— Oui, coupa Chevalier, un accident. La vieille dame a glissé sur les rochers et s’est brisé le crâne. C’était dans la presse. Toutes les constatations nécessaires ont été faites par la gendarmerie de Fouesnant. Il n’y a aucun doute, ce fut un accident. La vieille Marie se rendait toujours à cet endroit, qu’il pleuve ou qu’il vente. C’était son coin à bigorneaux, elle en ramenait des pleins sacs. Personne n’aurait été lui prendre des bigorneaux, c’était son univers. Elle y est partie, comme d’habitude, mais il pleuvait ce jeudi-là, les algues étaient glissantes, et elle est tombée, seule, dans le noir… Je la connaissais bien et nul ne lui aurait voulu du mal.

Le visage du maire s’assombrit. Il se leva et s’adossa au mur derrière son bureau, mollement, en retournant à nouveau ses doigts. À ses yeux, l’entretien touchait à sa fin.

— On ne l’a retrouvée que dimanche, ajouta-t-il.

— C’est bien tard.

— On ne s’est pas inquiété de son absence le vendredi, elle a congé. Le samedi à midi personne ne l’a vue au café, on a été voir chez elle et chez ses patrons. Personne. Alors seulement, vers seize heures, on a commencé à chercher, un peu en amateur, on ne s’affolait pas réellement. Personne n’a songé à la grève Vauban. Il avait fait un tel temps depuis trois jours qu’on n’imaginait pas qu’elle serait allée aux bigorneaux. Finalement, les gendarmes de Fouesnant ont été appelés vers vingt heures. On l’a retrouvée le lendemain, en ratissant large. La grève Vauban n’est pas tout près d’ici, c’est à la pointe. C’est tout. Comme je vous l’ai dit, le nécessaire a été fait. C’est un accident. Donc ?

— Donc, l’art commence là où s’achève le nécessaire. Son pied ? A-t-on remarqué quelque chose ?

Chevalier se rassit avec une apparente docilité, en jetant un bref coup d’œil à Kehlweiler. Il ne serait pas aisé de faire sortir Kehlweiler du bureau, et ce n’était pas un homme à éjecter sans précautions.

— Justement, dit Chevalier. Vous vous seriez épargné beaucoup de peine et de kilomètres en me téléphonant, tout simplement. Je vous aurais dit que Marie Lacasta était tombée et que rien n’était arrivé à ses pieds.

Louis baissa la tête et réfléchit.

— Vraiment rien ?

— Rien.

— Serait-ce indiscret de vous demander le rapport d’enquête ?

— Serait-ce indiscret de vous demander si vous êtes en mission ?

— Je ne suis plus à l’intérieur, dit Louis en souriant, et vous le saviez, non ?

— Je m’en doutais seulement. Vous êtes donc là en franc-tireur ?

— Oui, rien ne vous oblige à me répondre.

— Vous auriez pu me le dire d’entrée.

— Vous ne me l’avez pas demandé d’entrée.

— C’est vrai. Allez jeter un œil au rapport si cela doit vous apaiser. Demandez-le à ma secrétaire et consultez-le, je vous prie, sans quitter son bureau.

Une fois de plus, Louis remballa son bout d’os, dont décidément personne n’avait l’air d’avoir quoi que ce soit à foutre, comme s’il était anodin qu’un pouce de femme traîne sur une grille d’arbre de Paris. Il parcourut attentivement le rapport de gendarmerie, établi le dimanche dans la soirée. Rien sur les pieds, en effet. Il salua la secrétaire et revint dans le bureau du maire. Mais celui-ci était à l’apéritif au café d’en face, expliqua le jeune homme de l’accueil.

Le maire disputait en sautillant une partie de billard, entouré d’une douzaine de ses administrés. Louis attendit qu’il ait fini de jouer et de rater son coup pour s’approcher de lui.

— Vous ne m’avez pas dit que Marie travaillait chez les Sevran, lui chuchota-t-il derrière l’épaule.

— En quoi est-ce important ? chuchota le maire à son tour, l’œil rivé au jeu de son adversaire.

— Mais bon Dieu, le pit-bull ! Il est aux Sevran.

Le maire dit quelques mots à son voisin, lui passa sa queue de billard et entraîna Louis dans un angle de la salle de jeux.

— Monsieur Kehlweiler, dit-il, je ne sais pas ce que vous voulez au juste mais vous ne pouvez pas tordre la réalité. Au Sénat, mon collègue Deschamps m’avait dit grand bien de vous. Et je vous trouve ici à vous préoccuper d’un fait divers, tragique sans aucun doute, mais sans nulle portée qui pourrait susciter l’intérêt d’un homme tel que vous. Vous faites six cents kilomètres pour remettre bout à bout deux éléments qui ne remontent pas ensemble. On m’a dit qu’il était difficile de vous faire renoncer, ce qui n’est pas forcément une qualité, mais devant l’évidence, que faites-vous ?

Un peu de critique et un peu de flatterie, enregistra Louis. Aucun élu n’avait jamais souhaité le voir dans ses terres.

— Au Sénat, continua mollement Chevalier, on dit aussi qu’il vaut mieux des punaises dans ses draps que « l’Allemand » dans ses tiroirs. Pardonnez-moi si cela vous heurte, mais c’est ce qu’on dit de vous.

— Je sais.

— On ajoute qu’il faut alors procéder comme pour les punaises, c’est-à-dire mettre le feu à l’ameublement.

Chevalier rit doucement et jeta un coup d’œil satisfait à son remplaçant au billard.

— Quant à moi, reprit-il, je n’ai rien à brûler, et rien à vous montrer non plus car vous n’êtes plus de la maison. Je ne sais si c’est le désœuvrement qui vous pousse à cette obstination. Oui, le pit-bull appartient aux Sevran, comme Marie leur appartenait aussi, si l’on peut dire. Elle avait été la nourrice de Lina Sevran, elle ne l’a jamais quittée. Mais Marie est tombée sur la grève, et ses pieds n’ont pas été touchés. Faut-il le répéter ? Sevran est un homme chaleureux et très actif pour la commune. Je n’en dirai pas autant de son chien, soit dit entre nous. Mais vous n’avez aucune raison ni aucun droit pour le harceler. D’autant que son chien, sachez-le pour votre gouverne, passe sa vie à s’échapper, à rôder dans la campagne et à avaler des poubelles entières. Vous pourrez passer dix ans de votre vie avant de savoir où ce chien a ramassé ça, si tant est que c’est lui, d’ailleurs.

— On se la termine ? demanda Louis en montrant le billard. Votre adversaire semble quitter le tapis.

— Entendu, dit Chevalier.

Chacun prit du bleu, l’expression professionnelle, et Louis entama la partie, entouré de la douzaine de spectateurs qui commentaient ou gardaient un silence appréciateur. Certains partaient, d’autres arrivaient, ça tournait beaucoup dans ce café. Louis commanda une bière en milieu de jeu, et cela parut contenter le maire qui réclama un muscadet et finit par emporter la partie. Chevalier était dans le port depuis douze ans, ça fait quatre mille parties de billard, ça compte dans une vie. Sur sa lancée, le maire invita Louis à déjeuner. Louis découvrit, derrière la salle de jeux, une vaste pièce qui comptait une quinzaine de tables. Les murs étaient nus, en granit noirci par les feux de cheminée. Ce vieux café aux salles emboîtées plaisait de plus en plus à Louis. Il y aurait volontiers installé son lit dans un coin, près de la cheminée, mais à quoi bon, si Marie Lacasta était morte dans les rochers avec ses deux pieds intacts. Cette pensée le rendit morose. Il ne trouverait pas ce qui allait au bout de l’os qu’il avait recueilli avec tant de soin, et pourtant, bon Dieu, il n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’une anecdote inoffensive.

En s’installant à table, Louis se remémora le conseil de Marthe. Quand tu as un type devant toi qui balance entre te repousser ou t’accepter, assieds-toi face à lui. De profil, tu es imbuvable, mets-toi ça dans le crâne, mais de face, tu as toutes tes chances pour conquérir, si tu veux bien faire l’effort de ne pas faire ta tête d’Allemand. Pour une femme, tu fais pareil, mais en plus près. Louis s’installa face au maire. On discuta billard, et de là, café, de là, gestion communale, de là, affaires et politique. Chevalier n’était pas du pays, c’était un parachuté. Il trouvait rude d’avoir été balancé au bout de la Bretagne mais il s’était attaché au lieu. Louis lui lâcha quelques informations confidentielles susceptibles de lui plaire. Toute l’opération du déjeuner sembla lui réussir et la mollesse soupçonneuse du maire était passée à une mollesse cordiale et bienveillante, entremêlée de chuchotis. Louis était passé maître dans l’art de monter une complicité tout artificielle. Marthe trouvait cela assez dégueulasse, mais utile, bien sûr, toujours utile. Vers la fin du repas, un petit homme gras vint les saluer. Le front bas, la gueule lourde, Louis reconnut sur-le-champ le directeur du centre de thalassothérapie, le mari de sa petite Pauline, c’est-à-dire le salaud qui avait pris Pauline. Il parla chiffres et conduites d’eau avec Chevalier et ils convinrent de se voir dans la semaine.

Cette rencontre avait mécontenté Louis. Après avoir quitté le maire sur une entente cordiale et truquée, il alla traîner dans le port, puis le long des rues vides, ponctuées de maisons aux volets fermés, aérant Bufo qui n’avait pas trop souffert dans le fond de la poche mouillée. Bufo était un type accommodant. Le maire aussi, peut-être. Le maire était bien content que Louis abandonne Port-Nicolas, et Louis ressassait sa désillusion et son congédiement discret. Il appela un taxi depuis l’hôtel et se fit conduire à la gendarmerie de Fouesnant.

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