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Marc Vandoosler avait sauté sur l’occasion quand son parrain lui avait proposé ce petit boulot à deux mille francs. En ajoutant le mi-temps à la bibliothèque municipale qui commencerait en janvier, ça s’améliorait un peu. À la baraque pourrie[2] qu’il habitait, on avait pu brancher trois radiateurs en plus.

Bien entendu, au départ, il s’était méfié. Il fallait toujours se méfier des relations de son parrain qui, quand il était flic, avait mené ses affaires à sa manière. C’est-à-dire très spéciale. On pouvait vraiment trouver de tout dans les relations de Vandoosler le Vieux. Là, il s’était agi d’aller classer des coupures de journaux pour un ami à lui, sans toucher au contenu des rayonnages. Son parrain lui avait dit que c’était un boulot de confiance, que Louis Kehlweiler avait accumulé des kilos d’informations, et que maintenant qu’il était viré de l’Intérieur, il continuait d’accumuler. Tout seul ? avait demandé Marc. Il y arrive ? Justement non, il n’y arrive pas, fallait aider.

Marc avait dit d’accord, il ne farfouillerait pas dans les dossiers, il s’en foutait. Ça aurait été des archives médiévales, évidemment, ça aurait été autre chose. Mais des crimes, des listes, des noms, des réseaux, des procès, non, il n’en avait rien à faire. Parfait, avait dit le parrain, tu peux commencer demain. Dix heures à son bunker, il t’expliquera, il te racontera peut-être l’histoire du cafouillis et de la certitude, c’est l’affaire de sa vie, il te dira cela mieux que moi. Je descends lui téléphoner.

Parce qu’il n’y avait toujours pas le téléphone. Ça faisait huit mois à présent qu’ils avaient emménagé à quatre dans cette baraque, à quatre hommes semi-noyés dans la déroute économique, avec pour objectif improbable d’unir leurs efforts pour tâcher de se tirer de là. Pour l’instant, la conjugaison de ces efforts irréguliers et confus permettait des répits aléatoires, sans prévision possible à plus de trois mois. Pour le téléphone, donc, on descendait au café.

Et depuis trois semaines, Marc faisait consciencieusement son truc, samedis compris, parce que les journaux paraissent aussi le samedi. Comme il lisait vite, il avait rapidement terminé sa pile quotidienne, qui était substantielle car Kehlweiler recevait toutes les éditions régionales. Là-dedans, tout ce qu’il avait à faire, c’était repérer les remous de la vie criminelle, politique, affairiste, crapuleuse, familiale, et en faire des piles. Dans ces remous, privilégier le froid plutôt que le chaud, le dur plutôt que le mou, l’implacable plutôt que le convulsif. Kehlweiler avait écourté les consignes, pas la peine de raconter à Marc Vandoosler l’histoire de la main gauche et de la main droite, Marc avait ça dans l’âme, construit tout en efficacité et en cafouillis. Kehlweiler lui laissait donc toute liberté dans l’émiettage des journaux. Marc effectuait les renvois nécessaires, il classait, avec indexation par thèmes, il découpait, rangeait dans des classeurs, et une fois par semaine, il rédigeait une note de synthèse. Kehlweiler lui convenait assez, mais sans certitude encore. Il ne l’avait vu que trois fois, un grand type qui tirait une jambe raide, avec une belle gueule, si on s’approchait d’un peu près. Il était impressionnant par instants, un peu trop, c’était désagréable, et pourtant Kehlweiler faisait toute chose avec douceur, et lentement. Il n’empêche qu’il n’était pas encore exactement à son aise avec lui. D’instinct, il se contrôlait devant lui, et Marc n’aimait pas se contrôler, ça l’emmerdait. S’il avait envie de s’énerver par exemple, il ne se brimait jamais. Au lieu que Kehlweiler ne donnait pas l’impression d’être un gars à s’énerver. Ce qui irritait Marc, qui aimait rencontrer des types aussi anxieux que lui, ou pires que lui si possible.

Un jour, pensa Marc en ouvrant les deux serrures de la porte du bunker, il essaierait d’arrêter de s’énerver. Mais à trente-six ans, il ne voyait pas comment s’y prendre.

Il sursauta sur le pas de la porte. Il y avait un lit installé derrière son bureau, et une vieille femme surteinte qui posa son bouquin pour le regarder.

— Entrez, dit Marthe, faites comme si je n’étais pas là. Je suis Marthe. C’est vous qui venez travailler pour Ludwig ? Il vous a laissé un mot.

Marc lut quelques lignes où Kehlweiler lui résumait la situation. D’accord, mais s’il croyait que c’était facile de bosser avec quelqu’un qui fait sa petite vie à un mètre derrière vous, merde.

Marc fit un petit salut et s’installa à sa table. Autant marquer les distances tout de suite, parce que cette vieille lui semblait d’un genre bavard et curieux de tout. Faut croire que Kehlweiler avait confiance pour ses dossiers.

Il sentait qu’elle l’examinait de dos et ça le crispait. Il avait attrapé Le Monde et il avait du mal à se concentrer.

Marthe examinait le type de dos. Habillé tout en noir, pantalon serré et veste de toile, bottes aux pieds, les cheveux noirs aussi, assez petit, un peu trop mince, le genre nerveux, agile, mais pas très costaud. Le visage, pas mal, un peu creusé, un peu indien, mais pas mal, fin, de l’allure. Bon. Ça irait. Elle ne le dérangerait pas, c’était le genre agité qui a besoin d’être seul pour pouvoir travailler. Elle s’y connaissait en hommes.

Marthe se leva et enfila son manteau. Elle avait des affaires à aller récupérer.

Marc s’arrêta au milieu d’une ligne et se retourna.

— Ludwig ? C’est son nom ?

— Ben oui, dit Marthe.

— Il ne s’appelle pas Ludwig.

— Ben si. Il s’appelle Louis. Louis, Ludwig, c’est le même nom, pas vrai ? Alors comme ça, vous seriez le neveu de Vandoosler ? D’Armand Vandoosler ? Comme commissaire, il était chic avec les filles.

— Ça ne m’étonne pas, dit Marc sèchement.

Vandoosler le Vieux n’avait jamais su se contenir, il avait multiplié dans sa vie séductions effrénées et abandons négligents, plaisirs, profusions mais aussi ravages que Marc, plutôt précautionneux avec les femmes, critiquait rageusement. Un constant sujet de passe d’armes.

— Jamais il a frappé une pute, continua Marthe. Quand je tombais sur votre oncle, on discutait le coup. Il va bien ? Vous lui ressemblez un peu, tiens, quand je vous regarde. Allez, je vous laisse travailler.

Marc se leva en taillant son crayon.

— Mais Kehlweiler ? Pourquoi vous l’appelez Ludwig ?

Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre au fond ?

— Qu’est-ce qui gêne ? dit Marthe. C’est pas bien, Ludwig, comme prénom ?

— Si, ce n’est pas mal.

— Moi je trouve ça mieux que Louis. Louis… Louis… ça fait un peu tarte en français.

Marthe boutonna son manteau.

— Oui, répéta Marc. Il est d’où, Kehlweiler ? De Paris ?

Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre, bon sang ? Il n’avait qu’à laisser filer la vieille et c’est tout. Marthe semblait se fermer, en même temps que son manteau.

— De Paris ? recommença Marc.

— Du Cher. Et après ? On a quand même le droit de s’appeler comme on veut jusqu’a nouvel ordre, pas vrai ?

Marc hocha la tête, quelque chose lui échappait.

— D’ailleurs, reprit Marthe, Vandoosler, c’est quoi ?

— Belge.

— Eh bien, alors ?

Marthe sortit en lui faisant un signe de la main. Un signe qui voulait dire aussi « ferme-la un peu », si Marc ne se trompait pas.

Marthe bougonnait en descendant l’escalier. Trop curieux, trop bavard, ce gars-là, comme elle. Enfin, si Ludwig lui faisait confiance, c’était ses oignons.

Marc se rassit, un peu préoccupé. Que Kehlweiler ait bossé à l’Intérieur, soit. Qu’il continue à se mêler de tout et rien et à s’imposer ce démentiel archivage lui semblait incohérent, sans rime ni raison. Les grands mots n’expliquent pas tout. Les grands mots sont souvent sous-tendus par de petits comptes personnels en souffrance, parfois justes, parfois sordides. Il leva le regard vers les rayonnages où se serraient les boîtes d’archives. Non. Il avait toujours été de parole, un type franc, franc jusqu’à lasser tout le monde avec son bavardage de franc, il n’allait pas se mettre à fouiner. Il n’avait pas tellement de qualités qu’il puisse se permettre d’en sacrifier une.

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