11

Louis partit le lendemain, vers onze heures, sans précipitation. Le sorteur de chien habitait vraiment le bout de la Bretagne, à quelque vingt kilomètres de Quimper. Faudrait bien compter sept heures de route, et une pause pour boire une bière, Louis n’aimait pas se presser en bagnole et il ne pouvait pas passer sept heures de suite sans bière. Son père était comme ça, pour la bière.

La fiche de Mathias défilait dans sa tête. Le chien : « Moyen, beige à poils ras, grosses dents, peut-être un pit-bull, sale gueule en tous les cas ». Ça ne rendait pas le maître sympathique. L’homme : « Dans la quarantaine, châtain clair, yeux bruns, maxillaire inférieur rentrant, mais à part ça assez belle allure, un peu de ventre cependant, nom… » Comment c’était son nom ? Sevran. Lionel Sevran. L’homme au chien était donc reparti hier matin pour la Bretagne, avec le chien, et il y resterait jusqu’à jeudi prochain. Il n’y avait plus qu’à suivre. Louis conduisait à vitesse moyenne, retenant un peu la voiture. Il avait bien songé à emmener quelqu’un avec lui, pour que cette course aléatoire soit moins désolée et sa jambe moins raide, mais qui ? Les types qui lui envoyaient les nouvelles des quatre départements de la Bretagne étaient des fixes, rivés à leur port, à leur commerce, à leurs journaux, on ne pouvait pas les bouger. Sonia ? Bon, Sonia était partie, il n’allait pas y passer la journée. La prochaine fois, il essaierait d’aimer mieux que cela. Louis fit la grimace. Il n’aimait pas facilement. Sur toutes les femmes qu’il avait eues, parce que quand on est seul dans sa voiture, on a le droit de dire « eues », combien en avait-il aimé, franchement ? Franchement ? Trois, trois et demie. Non, pas doué. Ou bien c’est qu’il ne se portait plus volontaire. Il tâchait d’aimer moyen, sans exagérer, et de fuir les amours denses. Parce qu’il était de ces types qui se déglinguent pour deux ans après un amour compact et raté, qui se durcissent dans les regrets avant de se décider à passer à la suite. Comme il ne se ruait pas non plus sur l’amour moyen, il optait pour de longs temps de solitude, que Marthe appelait ses périodes glaciaires. Elle était contre. Quand tu seras tout froid, elle disait, tu seras bien avancé.

Louis sourit. Il attrapa de la main droite une cigarette et l’alluma. Chercher quelqu’un de nouveau à aimer. Chercher quelqu’un, chercher quelqu’un, toujours la même histoire… Bon, ça allait comme ça, le monde était à feu et à sang, il y penserait plus tard, il entrait en période glaciaire.

Il se gara sur un parking, et ferma les yeux. Dix minutes de repos. En tout cas, il était reconnaissant à toutes ces femmes qui étaient passées dans sa vie, aimées ou pas, d’être passées. Finalement, il aimait toutes les femmes, parce que seul dans sa voiture on a le droit de généraliser, toutes et surtout les trois et demie. Finalement, il éprouvait pour elles une gratitude indistincte, il admirait leur capacité à aimer les hommes, un truc qui lui semblait sacrément difficile, et pire quand on est moche comme lui. Avec ses traits durs et décourageants sur lesquels il s’attardait le moins possible le matin, il aurait dû être seul toute sa vie. Et en fait, non. Ça, ça ne s’invente pas, il n’y a que les femmes pour arriver à trouver beau un type moche. Franchement, oui, il avait de la gratitude. Il lui semblait que Marc n’était pas vraiment le gars au point avec les femmes non plus. Un fébrile, le rejeton de Vandoosler. Il aurait pu l’emmener ici, il y avait pensé, ils auraient cherché des femmes ensemble au bout du Finistère. Mais il avait parfaitement repéré comment Marc s’était crispé à sa table quand il avait parlé du voyage. Pour lui, cette histoire d’os n’avait ni queue ni tête, ce en quoi il se trompait parce qu’on en avait le bout et qu’on cherchait précisément la tête. Mais Marc ne voyait pas cela encore, ou bien il avait peur de dérailler, ou bien l’idée de faire n’importe quoi déplaisait à Marc Vandoosler à moins qu’il n’en ait eu le projet le premier. C’est pourquoi il s’était abstenu de lui demander. Et puis Vandoosler le Jeune était aussi bien à Paris, car pour le moment, cette affaire ne réclamait pas d’homme qui court. Il avait jugé mieux de lui foutre la paix, Marc était à la fois froissable et solide, comme le lin. Si on partait dans les tissus, il était en quoi, lui ? Il faudrait demander à Marthe.

Louis s’endormit, la tête sur le volant, sur une aire de parking.

Il entra dans Port-Nicolas à sept heures du soir. Il roula à vitesse lente dans les rues du port, pour se faire une idée. Demander à droite et à gauche, le bourg n’était pas très grand, pas très beau, et il se gara tout près de la maison de Lionel Sevran. Il en faisait des kilomètres, le chien, pour aller pisser. Il ne voulait peut-être pisser qu’à Paris, un chien snob peut-être.

Il sonna, attendit devant la porte close. Un ami lui avait dit que la grande différence à méditer entre l’homme et l’animal, c’était que l’animal ouvrait les portes mais que jamais il ne les refermait derrière lui, jamais, alors que l’homme, si. Un fossé comportemental. Louis souriait en attendant.

C’est une femme qui ouvrit. Instinctivement, Louis l’examina avec précision, estima, jugea, envisagea si oui ou si non ou si peut-être, comme ça, en idée. Il procédait ainsi avec toutes les femmes, sans même s’en rendre compte. Il trouvait cette manière de faire détestable, mais l’analyseur se mettait en marche malgré lui. À sa décharge, Louis pouvait affirmer qu’il examinait toujours le visage avant le corps.

Le visage était bien, mais très fermé, les lèvres un peu grandes, le corps agréable, sans excès. Elle répondait machinalement aux questions de Louis, ne faisait aucun embarras pour le laisser entrer, et aucun effort dans l’hospitalité. L’habitude des visites, peut-être. S’il voulait attendre son mari, oui, c’était possible, il n’avait qu’à se mettre là, dans la grande pièce cuisine, mais ça pouvait durer un petit moment.

Elle faisait un puzzle sur un grand plateau et elle se remit au travail après avoir installé Louis sur une chaise, et posé devant lui un verre et des apéritifs.

Louis se servit à boire et la regarda faire le puzzle. Il voyait le puzzle à l’envers, ça semblait figurer la Tour de Londres, la nuit. Elle s’attaquait au ciel. Il lui donnait une quarantaine d’années.

— Il n’est pas encore rentré ? demanda-t-il.

— Si, mais il est à la cave avec une nouvelle. Ça peut durer une demi-heure ou plus, on ne peut pas le déranger.

— Ah.

— Vous n’êtes pas tombé un bon jour, dit-elle en soupirant, les yeux collés sur le jeu. Tout nouveau tout beau, c’est toujours la même chose. Et puis, il s’en lasse et il faut qu’il en cherche une autre.

— Bien, bien, dit Louis.

— Mais celle-là, elle peut le retenir une heure. Ça faisait longtemps qu’il en cherchait une de ce genre-là et il semble qu’il ait décroché le bon numéro. Ne soyez pas jaloux, surtout.

— Pas du tout.

— C’est bien, vous avez bon caractère.

Louis se resservit un verre. C’est plutôt elle qui avait bon caractère. Assez fermée, mais on pouvait comprendre pourquoi. Il eut l’idée de l’aider, de lui tenir compagnie en attendant que son mari en ait terminé. Franchement, ça le dépassait. En attendant, il avait repéré un petit morceau de puzzle qui lui semblait être la bonne pièce pour poursuivre le ciel vers la gauche. Il s’aventura et désigna la pièce du doigt. Elle acquiesça et sourit, c’était la bonne.

— Vous pouvez m’aider, si ça vous tente. Les ciels, c’est un sale moment dans les puzzles, mais c’est nécessaire.

Louis déplaça sa chaise et se mit au travail au coude à coude. Il n’avait rien contre un puzzle de temps à autre, sans abuser.

— Il faudrait séparer les bleus nuit des bleus moyens, dit-il. Mais pourquoi la cave ?

— C’est moi qui l’ai exigé. La cave ou rien. Je ne veux pas de pagaille dans la maison, il y a des limites. J’ai posé mes conditions, parce que si on l’écoutait, il les installerait n’importe où. Après tout, c’est ma maison aussi.

— Bien sûr. Ça arrive souvent ?

— Assez. Ça dépend des périodes.

— Où les prend-il ?

— Tenez, ce morceau-là, il irait plutôt de votre côté. Où il les prend ? Ah… Ça vous intéresse, bien sûr… Il les prend là où il les trouve, il a ses circuits. Il cherche un peu partout, et quand il les embarque, croyez-moi, elles n’ont pas fière allure. Personne n’en voudrait, mais lui, il a l’œil. C’est ça, le truc, et je n’ai pas le droit de vous en dire plus. Et après la cave, de vraies princesses. Moi, à côté, on dirait que je n’existe pas.

— Ce n’est pas très marrant, dit Louis.

— Question d’habitude. Ce bout-là, il n’irait pas là par hasard ?

— Si. Et ça raccroche avec tout ce bout-là. Vous n’êtes pas jalouse ?

— Au début, oui. Mais vous devez connaître ça, c’est pire qu’une manie, une véritable obsession. Quand j’ai compris qu’il ne pourrait pas s’en passer, j’ai décidé de faire avec. J’ai même essayé de comprendre, mais honnêtement, je ne vois pas ce qu’il leur trouve, toutes pareilles, grosses avec ça, lourdes comme des vaches… Si ça lui plaît… Il dit que je ne comprends rien à la beauté… C’est possible.

Elle haussa les épaules. Louis voulait abandonner le sujet, cette femme le mettait mal à l’aise. Elle semblait avoir perdu toute chaleur à force de vivre au-delà des barres de la révolte et de la lassitude. Ils continuèrent à jouer avec le ciel de Londres.

— Ça avance, dit-il.

— Tenez, le voilà qui remonte.

— Ce morceau-là ?

— Non, c’est Lionel, il remonte. C’est fini pour ce soir.

Lionel Sevran entra, l’expression satisfaite, en se frottant les mains sur une serviette de toilette. On se présenta. Mathias avait dit juste, le type avait bonne allure, et même, en cet instant, un visage d’adolescent ravi par la nouveauté.

Sa femme se leva, déplaça le plateau du puzzle. Louis eut l’impression qu’elle n’était plus aussi détachée. Quelque chose se tendait, quand même. Elle observait son mari en train de se servir à boire. La présence de Louis dans sa cuisine n’avait pas l’air de le surprendre, pas plus que sa femme une heure avant.

— Je t’ai déjà dit de laisser les serviettes en bas, dit-elle. Ça me déplaît dans la cuisine.

— Excuse-moi, ma chérie. Je tâcherai d’y penser.

— Tu ne la remontes pas ?

Sevran fronça les sourcils.

— Pas encore, elle n’est pas prête. Mais elle te plaira, j’en suis sûr, très douce, de jolies courbes, un bon toucher, ferme, docile. Je l’ai bouclée pour la nuit, c’est plus prudent.

— C’est humide en bas en ce moment, dit sa femme à mi-voix.

— Je lui ai mis une bonne couverture, ne te fais pas de souci.

Il rit, se frotta les mains, les passa plusieurs fois dans ses cheveux, comme un type qui se réveille, et se tourna vers Louis. Oui, il avait une bonne tête, un visage clair, ouvert, franc, une assise décontractée sur sa chaise, une belle main autour de son verre, tout le contraire de sa femme, on ne l’aurait pas cru capable du coup de la cave. Et pourtant, le menton assez rentrant, et dans les lèvres, peut-être, quelque chose de mince, d’économe, de déterminé, et rien de sensuel en tous les cas. Le type lui plaisait, lèvres exceptées, mais son affaire de cave, pas du tout. Et l’abandon morne de sa femme ne lui plaisait pas non plus.

— Alors ? demanda Lionel Sevran. Vous avez quelque chose pour moi ?

— Quelque chose ? Non, c’est à propos de votre chien.

Sevran fronça les sourcils.

— Ah bon ? Vous n’êtes pas là pour affaire ?

— Affaire ? Pas du tout.

Sevran et sa femme eurent l’air aussi surpris l’un que l’autre. Ils avaient cru à un homme d’affaires, un démarcheur. C’était pour ça qu’on l’avait laissé s’installer librement.

— Mon chien ? reprit Sevran.

— Vous avez bien un chien ? Moyen, poil ras, beige… Je l’ai vu entrer ici tout à l’heure. Alors, je me suis permis de passer.

— C’est exact… Qu’est-ce qui se passe ? Il a encore déconné ? Lina, le chien a déconné ? Il est où, au fait ?

— À la cuisine, bouclé.

Donc, il l’appelait Lina. Très brune, la peau mate, les yeux noirs, elle venait peut-être du Sud.

— S’il a déconné, reprit Lionel Sevran, je paierai. Je le surveille, ce clébard, mais c’est un fugueur terrible. Une seconde d’inattention, une porte entrouverte, et il se fait la malle. Un jour, je le retrouverai sous une bagnole.

— Ce ne sera pas un mal, dit Lina.

— Je t’en prie, Lina, ne sois pas cruelle. Voyez-vous, reprit Sevran en se tournant vers Louis, le chien ne peut pas encaisser ma femme et vice versa, ça ne se commande pas. À part ça, pas méchant, sauf si on l’emmerde, bien sûr.

Quand les gens ont un chien, pensa Louis, il arrive qu’ils disent des conneries. Et si leur chien mord un type, c’est la faute du type, toujours. Tandis qu’avec un crapaud, on n’a rien à dire, c’est l’avantage.

— Faut voir ce qu’il ramène, dit Lina. Il bouffe tout.

— Donc, c’est un fugueur ? dit Louis.

— Oui, mais à vous, il a fait quoi ?

— Il ne m’a rien fait, j’en cherche un du même genre. Je l’ai vu et je suis venu me renseigner, parce que ce n’est pas si courant. C’est bien un pit-bull ?

— Oui, dit Sevran, comme on avoue une sale habitude.

— C’est pour une vieille amie. Elle veut un pit-bull pour se protéger, c’est son idée. Mais je me méfie des pit-bulls, je ne tiens pas à ce qu’il la mange dans son lit. C’est comment ?

Lionel Sevran parla longuement du chien, ce dont Louis n’avait réellement rien à foutre. Ce qui l’intéressait, c’était d’avoir appris que ce clebs se tirait tout le temps et qu’il ramassait n’importe quoi. Sevran en était à se débattre dans la vieille affaire de l’inné et de l’acquis, et parvenait à la conclusion : une solide éducation pouvait faire d’un pit-bull un agneau. Sauf quand on l’emmerdait bien sûr, mais ça, c’est tous les chiens, pas que les pit-bulls.

— Il n’empêche que l’autre jour, il a attaqué Pierre, dit Lina. Et Pierre assure qu’il ne l’avait pas emmerdé.

— Forcément, oui. Pierre l’a forcément emmerdé.

— Il l’a mordu fort ? Où ça ?

— Au mollet, mais pas profond.

— Il mord beaucoup ?

— Mais non. Il montre les dents, surtout. C’est rare qu’il attaque. Sauf si on l’emmerde, bien sûr. Pierre mis à part, ça faisait un an qu’il n’avait mordu personne. En revanche, c’est vrai que quand il s’échappe, il fait du dégât. Il renverse les poubelles, il bouffe les pneus des bicyclettes, il dépèce les matelas… C’est vrai que pour ça, il est fort. Mais ça n’a rien à voir avec la race.

— C’est bien ce que je dis, reprit Lina. Il nous a déjà coûté cher en dédommagements. Et quand il ne démolit rien, il file sur la grève, il se roule dans tout ce qu’il peut trouver, de préférence du goémon pourri, des oiseaux pourris, des poissons pourris, une vraie puanteur quand il rentre.

— Écoute, ma chérie, tous les chiens font ça, et ce n’est pas toi qui le laves. Attendez, je vais vous le chercher.

— Et il part loin ? demanda Louis.

— Pas très. Lionel le retrouve toujours dans le coin, sur la grève, ou au bout du village, ou sur la décharge publique…

Elle se pencha vers Louis pour murmurer.

— Moi, il me fait peur, au point que j’ai demandé à Lionel de l’emmener avec lui quand il va à Paris. Pour votre amie, trouvez-lui autre chose qu’un pit-bull, c’est mon conseil. Ce n’est pas du bon chien, c’est une création infernale.

Lionel Sevran entra avec le chien, en le tenant ferme par le collier. Louis vit Lina se contracter sur sa chaise, ramener ses pieds sur le barreau. Entre les affaires de la cave et les affaires du chien, cette femme ne menait pas une existence très détendue.

— Va, Ringo, va, mon chien. Le monsieur veut te voir.

Il lui parlait aussi bêtement que lui-même parlait à son crapaud. Louis fut content d’avoir laissé Bufo dans la bagnole, ce clebs l’aurait avalé aussi sec. On avait l’impression qu’il avait trop de dents, que ses crocs lui gonflaient les babines, prêts à sortir de sa gueule déformée.

Sevran poussa le pit-bull vers Louis, qui n’était pas très à l’aise. Le chien à grosse gueule grondait doucement. Ils discutèrent encore de choses et d’autres, de l’âge du chien, du sexe du chien, de la reproduction du chien, de l’appétit du chien, autant de sujets parfaitement emmerdants. Louis se renseigna à propos d’un hôtel, déclina l’invitation à dîner et les laissa en remerciant.

Il était maussade et insatisfait en sortant de chez eux. Isolément, le mari et la femme étaient acceptables, mais ensemble, quelque chose grinçait. Quant au chien fugueur et avaleur d’immondices, pour l’instant, ça cadrait. Mais ce soir, Louis en avait assez du chien. Il chercha le seul hôtel de la petite ville, un gros hôtel neuf qui devait suffire à absorber la clientèle de l’été. Pour ce qu’il en avait vu, Port-Nicolas n’avait pas de plage, mais des grèves de vase et de rochers impraticables.

Il dîna rapidement à l’hôtel, prit une chambre et s’y boucla. Sur la table de nuit, il y avait quelques dépliants et prospectus, les adresses utiles de la ville. Le prospectus était mince et Louis s’obligea à la lecture : produits de la pêche, mairie, antiquités, appareils de plongée, centre de thalassothérapie, animations culturelles, photo de l’église, photo des nouveaux réverbères. Louis bâilla. Il avait passé son enfance dans un village du Cher et ces petites histoires ne l’ennuyaient pas, mais les prospectus, oui. Il s’arrêta sur la photo de l’équipe du centre de thalassothérapie. Il se leva, examina le cliché sous la lumière de la lampe. La femme au milieu, la femme du propriétaire, merde.

Il s’allongea sur le lit, mains croisées sous la nuque. Il sourit. Eh bien, si c’était ça qu’elle avait épousé, si c’était pour ça qu’elle était partie, ça ne valait pas le coup. Non qu’il fût un cadeau. Mais cet homme au front bas, aux cheveux noirs dressés en brosse sur le crâne, cet homme à la gueule maussade encastrée dans un carré, franchement, ça ne valait pas le coup. Oui, mais qu’est-ce qui était le plus blessant ? La retrouver dans le lit d’un type splendide ou dans celui d’un singe mercantile ? Ça se discutait.

Louis décrocha son téléphone et appela le bunker.

— Marthe, je te réveille, ma vieille ?

— Tu penses… Je suis sur un mots croisés.

— Moi aussi. Pauline a épousé le gros sac du pays, le directeur du centre de thalassothérapie. Tu te figures comme elle doit s’emmerder ? Je t’envoie la photo du couple, tu vas t’amuser.

— Un centre de quoi ?

— Thalassothérapie. Une usine à ramasser beaucoup de fric en tartinant les gens d’algues, de jus de poisson, de bouillasse à l’iode et autres foutaises. La même chose qu’un bain de mer, mais en cent fois plus cher.

— Ah, c’est pas idiot. Et ton chien ?

— Je l’ai trouvé. Un chien détestable, bourré de dents, mais un maître sympathique, sauf je ne sais quelle combine sexuelle obsessionnelle qu’il trafique dans sa cave, je veux voir ça. Sa femme est un peu inquiétante. Accommodante, mais gelée, ou plutôt dévitalisée. On dirait qu’elle comprime quelque chose, qu’elle se comprime tout le temps.

— Puisque je te tiens, coule en Russie, en deux lettres ?

— L’Ob, Marthe, l’Ob, nom de Dieu, soupira Louis. Fais-le tatouer sur ta main et qu’on n’en parle plus.

— Merci, Ludwig, je t’embrasse. Tu as dîné ? Oui ? Alors je t’embrasse et n’hésite pas à me demander des tuyaux. Tu sais que je m’y connais en hommes et aussi en…

— Je le ferai, Marthe. Écris « Ob » et dors tranquille en veillant d’un œil sur les archives.

Louis raccrocha et décida sur l’instant d’aller voir la cave de Lionel Sevran. Elle avait un accès extérieur, il avait noté ça en sortant, et les serrures n’embarrassaient pas Louis, sauf les serrures trois points, très emmerdantes, qui exigent du temps, du matériel lourd et de la tranquillité.

Il fut à la porte un quart d’heure plus tard. Il était plus de onze heures et les environs étaient noirs et dormants. La cave était protégée par une serrure et un verrou et ça lui prit un bon moment. Il travaillait sans bruit, à cause du chien. S’il y avait une femme sous la couverture, elle dormait bien. Mais Louis commençait à douter qu’il s’agisse d’une femme. Ou alors, c’est qu’il ne comprenait plus rien aux femmes, ni à celle de la cave, ni à l’épouse à l’étage, et autant alors abandonner le métier d’homme sur-le-champ. Oui mais quoi d’autre ? Les Sevran en avaient parlé sans ambiguïté. Et pourtant, il y avait du grotesque là-dedans, et Louis ne se satisfaisait pas du grotesque.

La porte céda, Louis descendit quelques marches et la referma doucement sur lui. Au milieu d’un foutoir inconcevable, il y avait un grand établi, et dessus, une couverture bouchonnée qui formait un épais tas d’ombre. Il tâta, souleva, regarda, et hocha la tête. Un quiproquo. Il haïssait les quiproquos, ces intermèdes inutiles et malfaisants, et il se demanda dans quelle mesure Lina Sevran ne l’avait pas volontairement conduit à l’erreur.

La couverture ne protégeait qu’une antique machine à écrire, du début du siècle, si tant est qu’il s’y connaissait un peu. Et en effet, comme l’avait dit Lina, elle était grosse, lourde comme une vache, et exigeait un solide nettoyage. Louis balada sa lampe au sein de l’obsession de Lionel Sevran. Sur les étagères, au sol, sur des établis, partout, des dizaines de vieilles machines à écrire, mais aussi des morceaux de phonos, des pavillons, des vieux téléphones, des séchoirs, des ventilateurs, des amoncellements de pièces de rechange, de vis, de bras mécaniques, de pistons, de fragments de bakélite, et tout à l’avenant. Louis revint vers la machine dénudée sur la table. C’était donc elle, « la nouvelle » ramassée par Sevran. Et lui, on l’avait pris pour un amateur de machines, c’était évident, et, pour l’avoir reçu avec tant de détachement, le couple devait être habitué à de fréquents passages de collectionneurs. Sevran devait être un rouage connu sur le marché pour qu’on vienne le voir jusqu’au bout de sa Bretagne.

Louis passa les doigts dans sa très courte barbe de quatre jours. Parfois il se rasait, parfois non, pour poser une ombre sur son maxillaire trop projeté en avant. Il résistait à la tentation de se réfugier derrière une vraie barbe, et optait pour cette solution bancale qui adoucissait ce menton offensif, qu’il n’aimait pas, donc. Ça suffisait comme ça, le monde était à feu et à sang, il n’allait pas passer la nuit sur son problème de maxillaire, il y a des limites. Que Lina Sevran l’ait pris pour un collectionneur, comme elle devait en voir défiler des vingtaines, cela se pouvait. Mais il lui semblait qu’elle avait bien joué de l’ambiguïté de ses mots qu’elle s’était peut-être amusée de le voir mal à l’aise. La perversité était à envisager. On peut tromper son ennui avec des puzzles, ou bien avec de la perversité, si on a les penchants pour. Quant au mari, rien à en dire à présent. Louis en revenait à sa première impression favorable, chien excepté. C’était une entorse à la règle connue mais maintes fois observée de tel maître, tel chien. Ici, le maître et le chien ne se ressemblaient nullement, et c’était fort curieux, car ils paraissaient s’estimer l’un l’autre. Il faudrait qu’il se souvienne de cette exception, car il est toujours rassurant pour l’humanité de voir les règles faillir.

Il replaça la couverture sur la machine, pour la protéger gentiment de l’humidité et non pour effacer les traces de son effraction, vu qu’il avait dû de toute façon faire sauter les vis qui retenaient le verrou. Il ressortit dans la nuit et repoussa la porte. Demain, Sevran découvrirait l’intrusion et réagirait. Demain, il irait rendre visite au maire pour en savoir plus sur la vieille femme morte sur la grève. Demain, il irait aussi au centre de bouillasse marine voir la petite Pauline. Il pouvait se dire qu’elle avait épousé l’homme au front bas pour du fric, mais il ne pouvait en être sûr. Ce ne serait pas la première fois qu’on lui préférerait des types dont il n’aurait pas touché un seul doigt. Mais tout de même, comme Pauline était la troisième femme qu’il avait aimée, ça lui déchirait un peu le ventre. Qu’avait dit Marthe ? Pas d’expédition punitive. Non, bien sûr, il n’était pas salaud à ce point. Mais ce serait difficile. Parce qu’enfin, il avait souffert quand elle était partie. Il avait englouti des quantités de bière inimaginables, il avait grossi et s’était empâté dans des souvenirs qui n’en finissaient pas. Ensuite il avait fallu des mois d’efforts pour retrouver l’essentiel de sa tête et pour récupérer son corps, qui était trop grand, mais correct et solide. Ce serait difficile.

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