9

Marc Vandoosler avait mangé un sandwich dans la rue et rallié sa chambre en début d’après-midi. Personne dans la baraque. Lucien faisait une conférence quelque part sur on ne sait quel aspect de la Grande Guerre, Mathias classait les détritus de sa fouille de l’automne dans la cave d’un musée, et Vandoosler le Vieux avait dû aller prendre l’air. Il fallait toujours que le parrain soit dehors, et le froid ne le gênait en rien.

Dommage, Marc lui aurait bien posé quelques questions sur Louis Kehlweiler, ses traques incompréhensibles et ses prénoms interchangeables. Comme ça. Il s’en foutait, mais c’était juste comme ça. Cela pouvait attendre, remarque.

Marc planchait en ce moment sur un paquet d’archives bourguignonnes, de Saint-Amand-en-Puisaye pour être exact. Il avait un chapitre en charge pour un bouquin sur l’économie en Bourgogne au XIIIe siècle. Marc continuerait sur ce foutu Moyen Âge jusqu’à ce qu’il puisse en vivre, il se l’était juré. Pas vraiment juré, il se l’était dit. De toute façon, il n’y avait que cela qui lui donnait quelques ailes, disons quelques plumes, cela et les femmes dont il avait été amoureux. Toutes perdues à ce jour, même sa femme qui était partie. Il devait être trop nerveux, ça les décourageait sans doute. S’il avait eu l’air aussi calme que Kehlweiler, ça aurait peut-être mieux fonctionné. Encore qu’il soupçonnait Kehlweiler de ne pas être aussi calme qu’il le paraissait. Lent, sûrement. Et pourtant non. De temps en temps, il tournait la tête vers les autres avec une étrange rapidité. En tout cas, calme, pas toujours. Il avait parfois le visage qui se crispait, durement, ou les yeux qui partaient dans le vide, et donc, tout n’était pas aussi simple. D’ailleurs, qui avait dit que c’était simple ? Personne. Ce type qui cherchait des meurtriers improbables à partir de n’importe quelle merde de chien ne devait pas tourner plus rond que les autres. Mais il donnait l’impression d’être calme, fort même, et Marc aurait aimé savoir faire. Ça devait mieux marcher avec les femmes. Ça suffit comme ça avec les femmes. Cela faisait des mois qu’il était tout seul, ce n’était pas la peine de remuer le couteau dans la plaie, merde.

Donc, ces comptes du seigneur de Saint-Amand. Il en était aux revenus des granges, colonnes de chiffres préservés de 1245 à 1256, avec des manques. C’était déjà beau, tout un petit pan de la Bourgogne dans la bascule du XIIIe siècle. C’est-à-dire que Kehlweiler, il y avait son visage aussi. Ça compte. De près, ce visage saisissait, en douceur. Une femme aurait pu mieux dire si c’était les yeux, les lèvres, le nez, ceci combiné à cela, mais le résultat, c’était que de près, ça valait la peine. Il aurait été une femme, il aurait été d’accord. Oui, mais il était un homme, donc c’était idiot, et il n’aimait que les femmes, un truc idiot aussi, parce que les femmes n’avaient pas l’air de se décider à n’aimer que lui sur la terre.

Et merde. Marc se leva, descendit dans la grande cuisine plutôt glaciale en novembre et se fit un thé. Avec son thé, il pourrait se concentrer sur les granges du seigneur de Puisaye.

Rien n’indiquait d’ailleurs que les femmes allaient immanquablement vers Kehlweiler. Car vu de loin, on ne se rendait pas compte qu’il était beau, pas du tout même, plutôt rébarbatif. Et il semblait à Marc que Kehlweiler avait l’air d’un type passablement seul, dans le fond. Ce serait triste. Mais ça le réconforterait, lui, Marc. Il ne serait pas le seul à ne pas trouver, à ne pas y arriver, à se casser tout le temps la gueule sur ces histoires d’amour. Rien de pire que l’amour qui rate pour vous empêcher de penser convenablement aux granges médiévales. Cela ruine le travail, c’est évident. Il n’empêche que l’amour existe quand même, pas la peine de hurler le contraire. En ce moment, il n’aimait personne et personne ne l’aimait, comme ça, il était tranquille au moins, il fallait en profiter.

Marc remonta au deuxième étage avec son plateau. Il reprit son crayon et une loupe, parce que ces archives étaient assez ardues à déchiffrer. C’était des copies bien sûr, et ça n’arrangeait rien. En 1245, tiens, ils n’en auraient rien eu à foutre d’une crotte de chien, même avec un os dedans. Oui, enfin, ce n’était pas si sûr. Ce n’était pas rien, la justice, en 1245. Et en fait, oui, ils s’en seraient occupés, s’ils avaient su que c’était de l’os humain, s’ils avaient supposé qu’il y avait eu meurtre. Bien sûr qu’ils s’en seraient occupés. On aurait remis l’affaire en la justice coutumière d’Hugues, seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye. Et qu’est-ce qu’il aurait fait, Hugues ?

Très bien, peu importe, ce n’était pas le sujet. Aucune merde de chien n’était consignée dans les granges du seigneur, ne mélangeons pas tout. Il pleuvait dehors. Peut-être que Kehlweiler était toujours sur son banc, depuis qu’il l’avait planté là tout à l’heure. Non, il avait dû changer de banc, prendre place à l’observatoire 102 de la grille d’arbre. Franchement, il faudrait qu’il pose des questions au parrain sur ce type.

Marc retranscrivit dix lignes et but une gorgée de thé. La chambre n’était pas très chaude, le thé faisait du bien. Bientôt, il pourrait mettre un deuxième radiateur, quand il travaillerait pour la bibliothèque. Parce qu’en plus, il n’y avait rien à gagner dans ce que lui proposait Kehlweiler. Pas un rond, il l’avait dit. Et lui, il avait besoin de fric, et pas de faire l’homme qui court après n’importe quoi. C’est vrai que Kehlweiler aurait du mal à pister les sorteurs de chiens tout seul, avec son genou raide en plus, mais ça le regardait. Lui, il avait à pister le seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye et il le ferait. En trois semaines, il avait bien avancé, il avait identifié un quart des tenanciers du domaine. Il avait toujours été rapide dans le travail. Sauf quand il s’arrêtait, bien sûr. Kehlweiler s’en était rendu compte d’ailleurs. Merde avec Kehlweiler, merde avec les femmes et merde avec ce thé qui avait le goût de poussière.

C’est vrai, il y avait peut-être un meurtrier quelque part, un meurtrier qu’on ne chercherait jamais. Mais comme plein d’autres, et alors ? Si un type avait tué une femme sur un coup de rage, en quoi ça le regardait ?

Bon Dieu, ce releveur des comptes de Saint-Amand s’était appliqué mais il avait une écriture de cochon. Il aurait été Hugues, il aurait changé de comptable. Ses o et ses a étaient indifférenciables. Marc prit sa loupe. Cette affaire de Kehlweiler, ce n’était pas comme l’affaire de Sophia Siméonidis. Ça, il s’en était occupé parce qu’il y avait été acculé, parce que c’était sa voisine, parce qu’il l’aimait bien, et que le meurtre avait été salement prémédité. Dégueulasse, il ne voulait plus y repenser. Certes, s’il y avait un crime derrière le bout d’os de Kehlweiler, ce pouvait être aussi un meurtre ignoble et prémédité. Kehlweiler y pensait et il voulait savoir.

Oui, peut-être, eh bien c’était son boulot, pas le sien. S’il avait demandé à Kehlweiler de venir l’aider à retranscrire les comptes de la seigneurie de Saint-Amand, il aurait répondu quoi ? Il aurait répondu merde et c’était normal.

Foutu, terminé, impossible de se concentrer. Tout ça à cause de ce type, de son histoire de chien, de grille, de meurtre, de banc. Si le parrain avait été là, il lui aurait dit clairement sa façon de penser sur Louis Kehlweiler. On l’engage pour un petit travail de classement, et ça dégénère, on le force à faire autre chose. Encore que, si on voulait être honnête, Kehlweiler ne le forçait à rien. Il avait proposé quelque chose et il ne s’était pas froissé quand Marc avait refusé. En fait, personne ne l’empêchait de faire son étude sur les granges de Saint-Amand, personne.

Personne sauf le chien. Personne sauf l’os. Personne sauf l’idée d’une femme au bout de l’os. Personne sauf l’idée d’un meurtre. Personne sauf le visage de Kehlweiler. Quelque chose de convaincant dans les yeux, de droit, de clair, de douloureux aussi.

Eh bien, tout le monde en avait de la souffrance, et la sienne valait bien celle de Kehlweiler. Chacun ses souffrances, chacun ses quêtes, chacun ses archives.

Certes, quand il s’était lancé dans l’affaire Siméonidis, ça ne lui avait pas nui. On peut emmêler ses quêtes et ses archives avec celles des autres sans se perdre. Oui, peut-être, sûrement, mais ce n’était pas son boulot. Point, terminé.

De rage, Marc fit basculer sa chaise en se levant. Il balança la loupe sur le tas de papiers et attrapa sa veste. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le bunker aux archives, et la vieille Marthe était là, comme il l’espérait.

— Marthe, vous savez où se trouve le banc 102 ?

— Vous avez le droit de savoir ? C’est qu’ils ne sont pas à moi, les bancs.

— Bon Dieu ! dit Marc, je suis quand même le neveu de Vandoosler, et Kehlweiler me laisse bosser chez lui. Alors ? Ça ne suffit pas ?

— Ça va, vous énervez pas, dit Marthe, je disais ça pour jouer.

Marthe expliqua le banc 102, à voix forte. Un quart d’heure plus tard, Marc arrivait en vue de la grille d’arbre. Il faisait déjà nuit, il était six heures et demie. Du bout de la place de la Contrescarpe, il vit Kehlweiler installé sur le banc. Il fumait une cigarette, penché en avant, les coudes sur les genoux. Marc resta quelques minutes à l’observer. Ses gestes étaient lents, rares. Marc était à nouveau indécis, incapable de savoir s’il était vaincu ou vainqueur, et s’il fallait raisonner en ces termes. Il recula. Il observa Kehlweiler qui écrasait sa cigarette, puis se passait les mains dans les cheveux, lentement, comme s’il serrait sa tête très fort. Il maintint sa tête plusieurs secondes, et puis les deux mains retombèrent sur les cuisses, et il resta comme ça, le regard vers le sol. Cet enchaînement de gestes silencieux décida Marc. Il marcha jusqu’au banc et s’assit tout au bout, bottes allongées devant lui. Personne ne dit un mot pendant une ou deux minutes. Kehlweiler n’avait pas redressé la tête, mais Marc était convaincu qu’il l’avait reconnu.

— Tu te souviens qu’il n’y a pas un rond à gagner ? dit finalement Kehlweiler.

— Je me souviens.

— Tu as peut-être autre chose à foutre ?

— C’est certain.

— Moi aussi.

Il y eut un nouveau silence. Ça faisait de la buée quand on parlait. Qu’est-ce qu’on pouvait se geler, bon sang.

— Tu te souviens que c’est peut-être un accident, un concours de circonstances ?

— Je me souviens de tout.

— Regarde la liste. J’ai douze personnes déjà. Neuf hommes, trois femmes. Je laisse tomber les chiens trop petits et trop grands. À mon sens, ça venait d’un chien moyen.

Marc parcourut la liste. Des descriptions rapides, des âges, des allures. Il la relut plusieurs fois.

— Je suis fatigué et j’ai faim, dit Kehlweiler. Tu pourras me remplacer pendant quelques heures ?

Marc hocha la tête et rendit la liste à Kehlweiler.

— Garde-la, tu vas t’en servir ce soir. Il me reste deux bières, tu en veux ?

Ils burent la bière en silence.

— Tu vois le gars qui arrive, là-bas, un peu plus loin, sur la droite ? Non, ne regarde pas vraiment, regarde par en dessous. Tu le vois ?

— Oui, et alors ?

— Ce type, c’est un nocif, un ancien tortionnaire et plus que ça sans doute. Un ultranational. Sais-tu où il va, depuis bientôt une semaine ? Ne regarde pas, bon Dieu, mets le nez dans ta bière.

Marc obéit. Il avait les yeux rivés sur le goulot de la petite bouteille. Il ne trouvait pas évident de regarder par en dessous, et de nuit en plus. Il ne voyait rien, en fait. Il entendait la voix de Kehlweiler qui chuchotait au-dessus de sa tête.

— Il monte au deuxième étage de l’immeuble d’en face. Là-dedans, il y a un neveu de député qui fait son chemin. Et moi, j’aimerais savoir avec qui il fait son chemin, et si le député est au courant.

— Je croyais que c’était une histoire de merde de chien, souffla Marc dans sa bouteille.

Quand on souffle dans une bouteille, ça fait des bruits formidables. Presque le vent sur la mer.

— C’est une autre histoire. Le député, je le laisse à Vincent. C’est un journaliste, il va faire ça très bien. Vincent est sur l’autre banc, là-bas, le gars qui a l’air de dormir.

— Je le vois.

— Tu peux relever la tête, l’ultra est monté. Mais reste naturel. Ces types-là regardent aux fenêtres.

— Voilà un chien, dit Marc, un chien moyen.

— Très bien, note, il arrive vers nous. 18 h 47, banc 102. Femme, la quarantaine, brune, cheveux raides, mi-longs, grande, un peu maigre, pas très jolie, bien habillée, assez aisée, manteau bleu, presque neuf, pantalons. Vient de la rue Descartes. Ne note plus, le chien rapplique.

Marc avala une gorgée de bière pendant que le chien s’affairait autour de l’arbre. Un peu plus, dans le noir, il lui pissait sur les pieds. Plus aucun sens de rien, les chiens de Paris. La femme attendait, l’œil vague, patient.

— Note, reprit Kehlweiler. Retour, même direction. Chien moyen, épagneul roux, vieux, fatigué, boiteux.

Kehlweiler termina sa bière d’un seul coup.

— Voilà, dit-il, tu fais comme ça. Je repasserai te voir plus tard. Ça ira ? Tu n’auras pas froid ? Tu peux aller au café, de temps à autre. Depuis le comptoir, on voit ce qui arrive. Mais ne te rue pas sur le banc comme un perdu, fais ça lentement, comme si tu venais cuver ta bière ou attendre une femme qui n’arrive jamais.

— Je connais.

— D’ici deux jours, on aura la liste des habitués de la place. Après ça, on se répartira les filatures pour savoir qui ils sont et d’où ils viennent.

— Entendu. Qu’est-ce que c’est que ce truc que tu as dans la main ?

— C’est mon crapaud. Je l’humidifie un peu.

Marc serra les dents. Bon, voilà, ce type était cinglé. Et lui, il s’était fourré là-dedans.

— Tu n’aimes pas les crapauds, n’est-ce pas ? Il ne fait pas de mal, on se parle, voilà tout. Bufo — Bufo c’est son nom —, écoute-moi avec attention : le gars avec qui je parle s’appelle Marc. C’est un rejeton de Vandoosler. Et les rejetons de Vandoosler sont nos rejetons. Il va surveiller les clebs à notre place pendant qu’on va aller bouffer. T’as pigé ?

Kehlweiler leva les yeux vers Marc.

— Faut tout lui expliquer. Il est très con.

Kehlweiler sourit et remit Bufo dans sa poche.

— Ne fais pas cette tête. C’est très utile, un crapaud. On est obligé de simplifier le monde à l’extrême pour se faire comprendre, et parfois, c’est soulageant.

Kehlweiler sourit encore plus. Il avait une forme spéciale de sourire, contagieuse. Marc sourit. Il n’allait pas se laisser démonter par un crapaud. On a l’air de quoi à travers le monde si on a la trouille d’un crapaud ? D’un imbécile. Marc avait très peur de toucher les crapauds, c’est entendu, mais il avait aussi très peur d’avoir l’air d’un imbécile.

— Est-ce que je peux savoir quelque chose en échange ? dit Marc.

— Demande toujours.

— Pourquoi Marthe t’appelle-t-elle Ludwig ?

Kehlweiler ressortit son crapaud.

— Bufo, dit-il, le rejeton de Vandoosler va être encore plus emmerdant que prévu. Qu’en penses-tu ?

— T’es pas forcé de répondre, dit Marc mollement.

— Tu es de l’espèce de ton oncle, tu feins mais tu veux tout savoir. On m’avait pourtant laissé entendre que le Moyen Âge te suffisait.

— Pas tout à fait, pas toujours.

— Ça m’étonnait aussi. Ludwig, c’est mon nom. Louis, Ludwig, l’un ou l’autre, c’est comme ça, tu peux choisir. Ça a toujours été comme ça.

Marc regarda Kehlweiler. Il caressait la tête de Bufo. C’est moche, un crapaud. Et gros en plus.

— Qu’est-ce que tu te demandes, Marc ? L’âge que j’ai ? Tu fais des calculs ?

— Bien sûr.

— Ne cherche pas, j’ai cinquante ans.

Kehlweiler se remit debout.

— Ça y est ? demanda-t-il. Tu as fait le compte ?

— Ça y est.

— Né en mars 1945, juste avant la fin de la guerre.

Marc fit tourner la petite bouteille de bière entre ses doigts, les yeux vers le sol.

— Ta mère, elle est quoi ? Française ? demanda-t-il d’un ton indifférent.

En même temps, Marc pensait : ça suffit, fous-lui la paix, qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Oui, j’ai toujours vécu ici.

Marc hocha la tête. Il tournait et retournait la petite bouteille entre ses paumes, en regardant fixement le trottoir.

— Tu es alsacien ? Ton père, il est alsacien ?

— Marc, soupira Kehlweiler, ne te fais pas plus con que tu n’es. On m’appelle « l’Allemand ». Ça te va ? Et reprends-toi, voilà un chien qui arrive.

Kehlweiler s’en alla et Marc prit la liste et le crayon. « Chien moyen, je ne sais pas quelle race, je n’y connais rien, les chiens m’énervent, noir, avec des taches blanches, bâtard. Homme, la soixantaine, dégarni, grosses oreilles, abruti de travail, l’air crétin, non, pas crétin, vient de la rue Blainville, sans cravate, traîne les pieds, manteau brun, écharpe noire, le chien fait son truc, trois mètres de la grille d’arbre, tout compte fait c’est une femelle, repart par l’autre côté, non, entre au café, j’attends qu’il ressorte, je vais voir ce qu’il boit, et je boirai aussi. »

Marc se posa au comptoir. L’homme au chien moyen buvait un Ricard. Il discutait de-ci de-là, rien de bien fameux, mais enfin, Marc notait. Tant qu’à faire n’importe quoi, autant le faire bien. Kehlweiler serait content, il aurait tous les petits détails. « L’Allemand »… né en 1945, mère française, père allemand. Il avait voulu savoir, eh bien, maintenant il savait. Pas tout, mais il n’allait pas torturer Louis pour demander la suite, demander si son père avait été nazi, demander si son père avait été tué, ou s’il était reparti outre-Rhin, demander si sa mère avait été tondue à la Libération, il ne poserait plus de questions. Les cheveux ont repoussé, le gosse a grandi, il n’allait pas demander pourquoi la mère avait épousé le soldat de la Wehrmacht. Il ne poserait plus de questions. Le gosse a grandi, il porte le nom du soldat. Et depuis, il court. Marc se passait le crayon sur la main, ça chatouillait. Qu’est-ce qu’il avait eu besoin de l’emmerder avec ça ? Tout le monde devait l’emmerder avec ça, et lui, il avait fait comme tout le monde, pas mieux. Surtout ne pas en souffler un mot à Lucien. Lucien ne creusait que dans la Grande Guerre, mais même.

Maintenant il savait, et il ne savait plus quoi faire de ce qu’il savait. Bon, cinquante ans, c’était passé, terminé. Pour Kehlweiler bien sûr, rien ne serait jamais terminé. Ça expliquait des trucs, son boulot, sa traque, son mouvement perpétuel, son art à lui, peut-être.

Marc reprit position sur son banc. Bizarrement, son oncle ne lui avait rien raconté de tout cela. Son oncle était bavard pour des vétilles et discret pour les choses graves. Il n’avait pas dit qu’on l’appelait « l’Allemand », il avait dit qu’il venait de nulle part.

Marc reprit sa fiche descriptive pour le chien et raya avec soin le mot « bâtard ». Comme ça, c’était mieux. Quand on ne fait pas gaffe, on écrit plein de saletés.

Kehlweiler repassa sur la place vers onze heures et demie. Marc avait été boire quatre bières et enregistré quatre chiens moyens. Il vit d’abord Kehlweiler secouer le journaliste qui somnolait sur l’autre banc, Vincent, le préposé au tortionnaire ultra. Bien sûr, c’est plus chic de surveiller un tortionnaire qu’une merde de chien. Donc Kehlweiler commençait par Vincent, et lui, qui se gelait sur le 102, il pouvait crever. Il les regarda discuter un long moment. Marc se sentit froissé. À peine, juste une rancœur, qui se mua en une sourde irritation, très normalement. Kehlweiler venait relever ses bancs, relever ses compteurs, comme un seigneur qui fait la tournée de ses terres et de ses serfs. Pour qui se prenait-il, ce type ? Pour Hugues de Saint-Amand-en-Puisaye ? Son obscure et tragique arrivée dans le monde l’avait rendu mégalomane, voilà ce que c’était, et Marc, qui s’emportait à la première sensation d’une servitude, quelle qu’elle fût et d’où qu’elle vienne, n’avait pas l’intention de se mettre en coupe réglée dans la grande cohorte de Kehlweiler. Et puis quoi encore ? La troupe de volontaires asservis, ce n’était pas pour lui. Que le fils de la Seconde Guerre se démerde.

Puis Kehlweiler lâcha Vincent, qui s’en alla par les rues, ensommeillé, et s’avança vers le banc 102. Marc, qui n’oubliait pas qu’il avait sifflé cinq bières et qu’il fallait en tenir compte, sentit sa légère rage se muer en discrète bouderie nocturne, puis se perdre dans l’indifférence. Kehlweiler s’assit près de lui, il eut ce bizarre sourire irrégulier et communicatif.

— Tu as bien bu ce soir, dit-il. C’est le problème avec les mois d’hiver, quand on est le cul sur un banc.

En quoi ça le regardait ? Kehlweiler s’amusait avec Bufo, et il était évidemment à cent lieues, estima Marc, de se douter qu’il voulait à nouveau se barrer et laisser tomber ses pitoyables enquêtes de bancs de bois, art ou pas art.

— Tu veux bien me tenir Bufo ? Je cherche mes cigarettes.

— Non. Ce crapaud me dégoûte.

— Ne t’en fais pas, dit Kehlweiler en s’adressant à Bufo. Il dit ça comme ça, sans savoir. Faut pas avoir de la peine. Reste bien tranquille sur le banc, je cherche mes clopes. Alors ? Tu as eu d’autres chiens ?

— Quatre en tout. C’est tout marqué là. Quatre chiens, quatre bières.

— Et maintenant, tu veux te barrer ?

Kehlweiler alluma sa cigarette et passa le paquet à Marc.

— Tu te sens coincé ? Tu as l’impression d’obéir et tu n’aimes pas obéir ? Moi non plus. Mais je ne t’ai pas donné d’ordres, si ?

— Non.

— Tu es venu tout seul, Vandoosler le Jeune, et tu peux repartir tout seul. Montre-moi ta liste.

Marc le regarda parcourir ses notes, l’air à nouveau très sérieux. Il était de profil, le nez busqué, les lèvres serrées, des mèches noires retombant sur le front. Très facile de s’énerver contre Kehlweiler de profil. Beaucoup moins facile de face.

— Pas la peine de venir demain, dit Kehlweiler. Le dimanche, les gens rompent avec leurs habitudes, ils sortent les chiens sans rime ni raison, et pire, on risquerait de voir arriver des flâneurs qui ne sont pas du quartier. Ça mettrait de la confusion dans nos chiens. On reprend lundi après-midi, si tu le veux, et on commence les filatures mardi. Tu viens classer lundi matin ?

— Rien de changé.

— Surveille particulièrement les accidents et meurtres en tout genre, en plus du reste.

Ils se séparèrent sur un signe. Marc rentra à pas lents, un peu fatigué par ses bières et par l’alternance confuse de ses décisions et contre-décisions.

Ça dura comme ça jusqu’au samedi suivant. De banc en bière, de chien en filature, de découpage d’articles en déchiffrage des comptes de Saint-Amand, Marc ne se posa plus trop de questions sur le bien-fondé de ses actes. Il était embarqué dans le réseau de la grille d’arbre, et ne voyait plus comment s’en sortir. L’histoire l’intéressait, chien pour chien, il voulait comprendre aussi. Il se débrouillait avec le profil hermétique de Kehlweiler et quand il en avait marre, il s’arrangeait pour le voir de face.

Du mardi au jeudi, il demanda de l’aide à Mathias, qui pouvait mettre ses vertus de chasseur-cueilleur préhistorique aux pieds nus au service d’excellentes filatures contemporaines. Lucien en revanche était trop bruyant pour ce genre de boulot. Il fallait toujours qu’il s’exprime à haute et forte voix à propos de toute chose, et surtout, Marc redoutait de le mettre en face d’un Franco-Allemand né dans le bordel tragique de la Seconde Guerre. Lucien aurait aussi sec enclenché l’enquête historique comme un forcené, butiné sur le passé paternel de Kehlweiler jusqu’à remonter aux relents de la Grande Guerre, et ça aurait été très vite l’enfer.

Marc avait demandé jeudi soir à Mathias ce qu’il pensait de Kehlweiler, parce qu’il s’en méfiait encore et que la recommandation de son oncle ne le rassurait pas. Son oncle avait des jugements bien à lui sur les pourris de la terre, et on pouvait trouver des pourris parmi ses meilleurs amis. Son oncle avait aidé un assassin à se tirer, ça, il le savait, et c’est même pour cela qu’on l’avait viré des flics. Mais Mathias avait hoché la tête à trois reprises, et Marc, qui avait beaucoup de respect pour les appréciations silencieuses de Mathias, avait été réconforté. C’était rare que Saint Matthieu se goure sur quelqu’un, disait Vandoosler le Vieux.

Загрузка...