CHAPITRE IX

Le lendemain à l’aube j’ai quitté la villa, avec seulement mon carnet de chèques. Je me suis réfugiée dans le centre-ville en attendant l’ouverture de la banque. Ensuite j’ai retenu une chambre dans un hôtel et j’ai fait quelques achats indispensables. J’éprouvais une véritable ivresse à parcourir les rues, à pénétrer dans les magasins. À une heure où Fanny et Philippe dormaient encore sans se douter. Ils ne s’apercevraient de mon absence que vers les dix heures.

Je me suis rendue place Saint-Cyprien. Les bains-douches étaient ouverts. Ils étaient déserts et dans sa cage vitrée la femme de garde m’a regardée approcher avec suspicion.

— M. Rigal n’a pas repris son travail ? C’était une femme sèche d’une cinquantaine d’années, le regard dur, la peau grise.

— Le père Chaudière ? L’en a pour des mois. Pourquoi ?

— Je voulais lui poser quelques questions. Je suis journaliste.

Elle a hoché la tête sans paraître impressionnée.

— J’ai suivi son affaire de près et, comme il n’y a rien de nouveau, je voudrais la relancer.

— Moi, je sais rien. Je le remplace, c’est tout.

— Pouvez-vous me donner son adresse ?

— Faut aller voir à la mairie.

J’ai sorti un billet de cinq nouveaux francs. J’estimai que c’était suffisant pour ne pas éveiller sa méfiance. Elle a quelque peu plissé les lèvres.

— Je ne suis pas de la ville et ça va me faire perdre du temps. Peut-être pouvez-vous quelque chose pour moi.

— Peut-être, dit-elle avec ironie.

Excédée j’ai replié mon billet et l’ai enfoui dans la poche de mon manteau.

— Tant pis !

— Attendez !

Elle rentra dans sa cage, fouilla dans un tiroir pour en sortir un crayon et un bloc-notes. Elle griffonna l’adresse, découpa la feuille.

— Voilà.

L’homme habitait à cinq cents mètres de l’établissement, dans une rue étroite qui donnait sur la Garonne, la rue du Crucifix. C’était au deuxième étage d’une vieille maison d’une laideur repoussante. Un jour devant moi Philippe avait parlé de cette adresse mais je ne l’avais pas alors retenue.

J’ai longuement hésité avant de me décider. L’escalier ressemblait à un gouffre et la minuterie fonctionnait mal.

— Entrez ! cria une voix d’homme quand j’eus toqué à la porte.

Le jour sale des fenêtres s’est traîné jusqu’à moi quand j’ai ouvert la porte. L’homme se tenait près d’une des croisées. C’est exactement le mot qui convient pour désigner ce genre d’ouverture aux tout petits carreaux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Monsieur Rigal ?

— Ouais !

Il portait des lunettes noires et l’œil gauche était protégé par un pansement.

— Je suis journaliste.

— Venez là, je vous vois mal.

Le vieux désignait une chaise et s’installait en face, dans un fauteuil à la peluche crasseuse. L’odeur dominante de l’appartement était celle du vin. Plusieurs bouteilles vides attendaient sur l’évier.

— Journaliste, hein ?

— Oui. Je voudrais vous poser quelques questions.

Le père Chaudière bourrait lentement une grosse pipe au tuyau très court.

— Pour quel journal ?

— Je ne sais pas encore à qui je vendrai mon article. Je suis indépendante.

J’attendis qu’il ait embrasé son tabac. Commençant par lui poser des questions sur sa santé, j’ai tenté de l’amener à me donner les précisions que j’espérais. Mais il s’éternisait sur les soins qu’il avait reçus, sur ce qu’on aurait dû lui faire, sur le caractère des sœurs et des infirmières.

— Et vos agresseurs ?

— Les petits fumiers !… Là aussi, même chose. La police, tous des incapables ! Je suis certain de mieux réussir qu’eux, si je pouvais.

J’accrochai là-dessus.

— Peut-être, en effet. Si vous vous souvenez parfaitement du signalement de cette fille et de ce garçon.

Le père Chaudière grommela :

— Surtout la fille.

Sa bouche molle eut une grimace lubrique. Sa barbe de plusieurs jours avait une teinte jaunâtre.

— Vous n’avez aucun renseignement sur eux ?

— La fille était venue quelquefois aux bains-douches, mais certainement pour repérer l’endroit. Fallait qu’elle sache qu’à huit heures et demie y a pu personne.

Après quelques semaines sa hargne paraissait plutôt tiède. Il se fichait bien des deux jeunes gens. J’orientai mes questions dans une autre direction.

— Vous allez toucher une pension ?

— Les salauds !… Ils ergotent… J’aurais pas dû laisser rentrer la petite garce après l’heure. Sûr, ils me donneront une pension, mais pas forte.

Je faisais semblant de prendre des notes. J’ai relevé la tête pour le regarder en face.

— Même si vos agresseurs sont pris, cela ne vous apportera aucun avantage particulier.

Il hocha la tête, convaincu de l’exactitude de cette affirmation.

— Et je suis certaine qu’ils n’en sont pas à leur premier coup et qu’ils doivent avoir amassé un joli petit magot.

— Les salauds !…

— Pendant que vous ne savez pas si vous allez pouvoir sauver votre œil, ils profitent largement de ce qu’ils ont volé.

J’étais allée un peu loin.

— Qu’en savez-vous ?

— C’est ma spécialité d’enquêter sur les jeunes dévoyés.

Il a eu un geste tranchant de la main.

— Pas ça ! Comment savez-vous pour mon œil ?

Une seconde de panique.

— Les journaux en ont parlé.

— Les journaux de Paris ?

— Bien sûr.

Cela lui fit plaisir.

— Je vais mener mon enquête avec soin, ai-je continué. Si je parviens à apprendre du nouveau, je reviendrai vous voir.

Il tirait doucement sur sa pipe.

— Pourquoi moi et pas la police ?

C’était le moment critique. Le vieux crétin était capable de s’indigner.

— C’est comme il vous plaira, mais à votre place je sais bien ce que je ferais.

La porte s’ouvrit dans mon dos et un souffle rauque emplit la pièce.

— De la visite ! fit une voix de femme.

La femme du vieux n’était pas plus hideuse que lui. Simplement à sa mesure. Ses mèches grises retombaient sur une lourde face quadrillée de veinules roses. La vieille portait un vieux sac de moleskine garni de bouteilles et de papiers de charcuterie.

— ’jour, madame.

— Une journaliste.

La vieille est venue me regarder sous le nez avec un sourire aimable. Tout à fait style « Mystères de Paris ». Il est toujours inquiétant de constater que des personnages de roman peuvent exister avec une telle précision du détail.

— Et t’as rien offert, Chaudière ?

— Je t’attendais.

Trois verres épais et ternes apparurent sur la table. La femme fit sauter la capsule d’un litre d’un doigt habile.

— Une petite goutte, hein ?

— À peine.

C’était leur test. Refuser, c’était les rejeter, les vexer pour toujours. J’ai bu le vin rouge sans une grimace. Il n’était même pas mauvais.

Ils m’ont regardée avec satisfaction. Le père Chaudière se pencha en avant.

— Vous disiez un truc…

— Oui, à votre place je saurais quoi faire si j’apprenais du nouveau sur mes agresseurs.

Sa femme a paru très intéressée.

— Quoi donc ?

— La police les arrêtera et ils seront condamnés. Jamais vous ne pourrez en tirer un centime.

Ils hochaient la tête avec ensemble et, le cœur battant, je me demandais s’ils ne me laissaient pas aller jusqu’au bout avec une intention malicieuse. Il fallait me montrer prudente.

— Si je vous dis cela, c’est dans votre intérêt. Mais, évidemment, la morale veut que vous alliez les dénoncer si jamais vous les retrouvez.

C’est elle qui a répondu.

— La morale, on s’en fout ! Vous avez raison. S’ils sont pris on fera tintin. Les dommages et intérêts… Pfft ! Ils nous passeront sous le nez et on obtiendra le franc symbolique comme ils disent dans vos journaux. Que conseillez-vous ?

— Rien pour le moment. Il faudrait savoir où ils se trouvent. Peut-être ont-ils quitté Toulouse.

Chaudière a ricané :

— C’étaient des gosses de par ici. Ils avaient l’accent. Ils ne quitteront pas la ville facilement.

— Comment comptez-vous vous y prendre ? a demandé sa femme d’un ton mielleux.

J’ai pris un air entendu.

— Dans mon métier nous obtenons des tuyaux de tous les côtés. Je vais aller trouver certains de mes confrères, et j’espère leur arracher un détail, même le plus petit, qui puisse me mettre sur la voie.

— Et puis que faudra-t-il faire ? a demandé encore la vieille.

Mon sourire et mes mains en disaient long.

— À vous de voir. Certainement que ces jeunes n’aimeraient pas se retrouver en prison. Peut-être consentiront-ils à vous dédommager…

Ils se sont regardés. Le père Chaudière ne paraissait pas très rassuré.

— Ouais. Et s’ils veulent me liquider ? N’ont pas hésité, la première fois, à m’assommer. Cette fois, ils risquent de me ratatiner complètement.

La vieille haussa les épaules.

— T’as la frousse !

— Il faut être prudent, ai-je dit. Prendre vos précautions pour qu’ils ne puissent pas vous faire du mal.

L’ivrognesse s’est penchée vers moi.

— Et vous, là-dedans ? Vous perdez l’occasion de faire un beau reportage, non ?

Le vieux a failli en laisser tomber sa bouffarde.

— C’est vrai, ça !

— Non.

Leurs regards soupçonneux attendaient.

— Quand ils vous auront dédommagés, j’interviendrai. La police les arrêtera alors.

Ça ne leur convenait guère.

— Y diront tout.

— Si vous savez vous y prendre ils ne pourront jamais prouver qu’ils vous ont remis de l’argent.

La vieille s’est servi un autre verre et l’a vidé d’un coup. Elle l’a reposé sèchement sur la toile cirée.

— Et vous allez faire ça uniquement pour nous rendre service ? Sans recevoir un peu de ce fric ?

Pour eux c’était incroyable. J’ai pris une attitude embarrassée.

— Si vous voulez me donner quelque chose, je ne le refuserais pas, évidemment.

Ils se sont regardés. La vieille triomphait avec l’air de lui dire « tu vois, hein ? »

— Combien ?

— Le tiers.

Le vieux a grogné.

— C’est moi qui vais faire tout le travail.

— Attendez, a dit la vieille. Vous causez comme si vous étiez certaine de quelque chose.

— C’est bien possible.

Interloqués, ils me regardaient, les yeux ronds.

— Pas possible ! Vous les auriez retrouvés ? a murmuré le père Chaudière.

— Non, mais j’ai bon espoir. Maintenant, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je peux très bien aller trouver la police. Je n’ai rien à perdre moi, car mon reportage me sera bien payé.

J’ai fait mine de me lever.

— Non. Attendez !

C’était la vieille qui était prête à me sauter dessus pour me forcer à m’asseoir.

— On va bien s’entendre.

J’en étais certaine.

— Combien croyez-vous qu’on peut leur réclamer à ces voyous ?

— Cinq cent mille au moins.

Dans leur tête ils transformaient peut-être ce chiffre en litres de rouge. Le résultat dut leur paraître satisfaisant car ils s’épanouirent.

— Et on vous en donne le tiers ?

— Cent cinquante mille.

Chaudière hocha la tête.

— Croyez qu’ils auront autant de fric ?

— Bien sûr. Ils ont certainement opéré une dizaine d’agressions en quelques mois. Ils ne doivent pas avoir tout dépensé et ils payeront cash.

Mon plan était simple. Chaudière exigerait cinq cent mille francs de Philippe. De quelle façon ? Je n’avais pas encore réfléchi sur ce point-là. Moi ayant disparu, Philippe ne pourrait pas réunir la somme et j’espérais qu’il n’aurait qu’une pensée : partir en compagnie de Fanny. Chaudière ne risquait pratiquement rien avec un peu d’habileté. Je ne comptais pas retourner à la villa, du moins pour le moment. Une fois qu’ils auraient disparu je m’en irais pour quelque temps.

— Dites ? faisait la vieille femme d’une voix sucrée. Nous ignorons votre nom.

— Jane Marnier.

Elle ne me prenait pas au dépourvu. J’avais prévu cette demande.

— Vous habitez Toulouse ?

— Non, je suis de Paris. Je vais prendre une chambre dans un hôtel. Dès que j’aurai du nouveau, je reviendrai. Peut-être demain.

Ils ont tenu à ce que je boive encore un verre de vin. J’avais la tête qui me tournait un peu.

— Nous vous attendrons demain, dit la vieille. Apportez-nous de bonnes nouvelles.

— N’en parlez à personne.

— Pas question ! Trois cent cinquante billets, c’est toujours bon à prendre. Surtout à ces fumiers qui ont voulu m’aveugler, a dit le père Chaudière.

Tout en marchant vers le centre de la ville je réfléchissais. Le mieux était que le père Chaudière écrive une lettre non signée à l’adresse du quai de Tounis. Philippe avait conservé sa chambre et y passait au moins une fois par semaine pour le courrier. Dans cette lettre, le vieux lui indiquerait un endroit pour déposer l’argent. Il lui spécifierait que toutes ses précautions étaient prises pour que la police soit prévenue en cas de malheur.

Mon visage souriant devait intriguer les passants, car plusieurs se sont retournés sur moi. J’imaginais parfaitement leur panique quand ils liraient cette lettre. À cette heure, ils devaient être catastrophés par ma fuite et d’ici quelques jours la missive du père Chaudière achèverait de les démoraliser.

J’étais certaine qu’ils pilleraient la villa avant de s’enfuir, mais peu m’importait. Qu’ils s’en aillent était le principal. Ils ne pourraient trop se charger pour un départ aussi précipité.

Dans un bar de la place Esquirol, j’ai pris mon petit déjeuner avec un plaisir sans égal. Je me suis attardée dans l’établissement avant de continuer ma promenade. Cette liberté retrouvée me grisait.

Dans un magasin, j’ai acheté une jupe en lainage épais à la couleur chaude. Je retrouvais le libre usage de mon argent et de mes goûts. Je sortais de prison.

Pour le déjeuner, je connaissais un restaurant très renommé, et je n’ai commandé que des spécialités chères et savoureuses. Tout au long du repas la pensée de Philippe et de Fanny m’aidait à dévorer les plats. Je les imaginais dans ma cuisine, préparant leur repas, l’angoisse au ventre, prisonniers à leur tour de la villa et de son isolement.

Après le repas, je suis allée dans un des cinémas du square La Fayette. Le programme était bon. Je pensais au thé que j’irais prendre à la sortie et aux petits fours qui l’accompagneraient.

Brusquement, un détail me glaça. Si Chaudière et sa femme ne recevaient pas leur argent, ils iraient à la police, indiqueraient l’adresse du quai de Tounis. Il serait alors facile aux inspecteurs de remonter jusqu’à moi, de me confronter avec les deux vieux.

Je serais donc forcée de donner trois cent cinquante mille francs à ces ivrognes. Le chantage se retournerait contre moi.

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