Le lendemain, Philippe est allé acheter cet appareil de chauffage à Perpignan. Il le ramena sur le fixe-au-toit, traversa ainsi le village et il y eut certainement plusieurs personnes pour le voir.
Fanny battit des mains quand elle aperçut le radiateur. Il fallut le mettre en marche immédiatement. Un vent très froid emprisonnait la maison dans ses filets glacés. La jeune femme s’installa près du chauffage l’air ravi.
Après le repas, alors qu’ils lisaient tout près du radiateur j’ai gagné le premier étage et j’ai pénétré dans leur chambre. Philippe avait jeté sa gabardine et son blouson sur le lit. Son portefeuille contenait la lettre de Chaudière et l’avis de débit des cinq cent mille francs. Je les ai pris mais c’est en vain que j’ai cherché la carte grise dans les différents compartiments du maroquin.
Tant qu’elle n’était pas en ma possession je ne pouvais rien entreprendre. Déçue, je suis revenue dans la cuisine où brûlait un feu de bois qui n’apportait qu’un semblant de chaleur.
Elle ne pouvait se trouver que dans une des poches de son pantalon.
Sous quel prétexte pouvais-je la lui demander ? Toute question risquait de le rendre méfiant. Il me fallait ruser avec patience.
Dans l’après-midi Fanny vint se faire chauffer du lait. Elle pouffa en regardant ce que je lisais.
— Conseil aux jeunes mamans ! Est-ce que vous vous imaginez que je vous confierai le bébé ?
— Je n’ai aucune aptitude pour faire la nurse, ai-je rétorqué aussitôt.
Pourtant elle était intriguée.
— Pourquoi vous intéressez-vous tant à ce qui concerne le bébé ?
Là je n’ai pas répondu. Dans ses yeux naissait une inquiétude.
— D’abord ce livre m’appartient.
Je le lui ai tendu.
— Je n’aime pas vous voir vous occuper de ça.
La jalousie la faisait souffrir.
— C’est comme pour les affaires du bébé, vous n’arrêtez pas de les tripoter quand je ne suis pas là. J’ai horreur de ça.
— J’aime bien m’assurer de la qualité de ce que je paye.
Mouchée, elle a versé son lait dans un bol. Mais elle hésitait à me quitter, tournait autour de moi, comme dans l’attente d’une confidence ou d’un aveu.
— Si le bébé naît à Toulouse, il se peut que vous ne le voyiez jamais, dit-elle méchamment.
Tranquillement, je l’ai regardée.
— Croyez-vous que j’en serais marrie ? Vous me parlez comme si j’étais la future grand-mère ou la future tante.
— Vous le détestez ?
— Pas plus que vous.
Le bol faillit échapper de ses doigts tremblants.
— Vous le détestez à l’avance parce que ce sera le bébé de Philippe et de moi.
Je souriais. Elle a fini par quitter la pièce. Je réfléchissais au moyen de fouiller les poches de Philippe. Ce dernier est venu me dire qu’il faudrait commander du charbon au village.
— À l’épicerie il y a de petits sacs de cinq kilos faciles à transporter avec la Dauphine. Demain il faudra que j’aille en chercher une dizaine.
— Ça nous reviendra cher.
Ces manifestations inattendues de mon avarice les exaspéraient.
— Évidemment… Tout est cher quand on veut vivre normalement.
J’ai posé mon tricot.
— Croyez-vous que nous vivions normalement ?
Contre ces petites révoltes il ne pouvait absolument rien faire. Il n’avait à sa disposition qu’un moyen de pression, et il ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois. À plusieurs reprises il a réprimé de violentes envies de me rouer de coups.
— Je n’ai pas assez d’argent pour aller acheter ces sacs de charbon. Il faut remplir le réservoir d’essence de la bagnole.
Un précieux renseignement.
— Nous attendrons demain, ai-je murmuré.
Il ne pouvait se supporter trop longtemps dans la maison. Il lui fallait courir les routes avec la voiture, aller boire un verre au café du village, faire des achats.
— Pourquoi pas ce soir ?
Bonne occasion de faire le plein d’essence.
— Achetez de l’essence et du charbon.
Je lui ai donné l’appoint. Quelques minutes plus tard la Dauphine s’est éloignée dans le chemin de terre qui rejoint la route. Il s’est mis à neiger peu de temps après. Fanny, enfouie dans une bergère en face du radiateur, paraissait frigorifiée.
— Vous devriez éteindre un moment cet appareil. L’air finit par se vicier.
— Pour avoir froid ? Vous souhaiteriez que j’attrape mal et que mon enfant en soit la victime ?
Sa maternité tournait au complexe. Je n’ai pas insisté et je l’ai laissée seule jusqu’au retour de Philippe. Quand la voiture a été dans la remise accolée à la maison, je suis allée vérifier si le plein d’essence était fait. Il l’était. Philippe transportait les petits sacs de charbon sous l’escalier. La neige tombait de plus en plus épaisse sur la terre gelée depuis deux jours.
— J’ai rapporté du pain. Il paraît qu’au cours du dernier hiver rigoureux le village en a manqué.
Fanny nous rejoignit dans la cuisine. Elle avait jeté une couverture sur ses épaules.
— Les routes seront difficilement praticables demain matin.
Elle a frissonné :
— Si jamais nous avions besoin du médecin ?…
— Tout se passera bien. Ils craignent aussi pour les conduites d’eau. Elles ne sont pas profondément enfouies dans ce pays.
J’ai eu un regard pour le robinet. Il me faudrait penser à ce détail.
À la nuit tombée il neigeait toujours et la couche atteignait vingt centimètres. Le front contre la vitre glacée je me répétais que c’était une nuit idéale. De ma poche j’ai sorti une coupure de journal. L’horaire des trains à Elne, petite ville située à cinq kilomètres de là. Il y avait un dernier train pour Perpignan à onze heures trente du soir. Avec la neige il me faudrait deux heures pour me rendre jusqu’à la gare.
Une soupe épaisse à la mode paysanne mijotait sur le feu de bois. Il ne restait plus que quelques bûches dans la remise. C’était du chêne-vert coupé depuis longtemps, qui brûlait avec une flamme vive. J’aimais m’asseoir devant la cheminée et regarder palpiter le feu.
C’est quand j’ai apporté la soupière que l’idée m’est venue. J’ai fait semblant de trébucher et j’ai répandu une partie du potage sur les jambes de Philippe. Il a poussé un cri de douleur car la soupe était brûlante.
— Mon pantalon !
Une tache épaisse s’étendait sur les deux jambes.
— Elle l’a fait exprès !
J’ai haussé les épaules.
— Je ne suis pas complètement idiote, tout de même. Donnez votre pantalon que je le nettoie.
Philippe a paru surpris de ma proposition.
— Il faut le laver ?
— Un nettoyage à sec suffira peut-être. J’ai ce qu’il faut dans ma chambre.
Par hasard, il avait un vieux pantalon en velours accroché à la porte de la cuisine. Il l’a enfilé tandis que j’emportais l’autre.
Mais j’arrivais à peine dans ma chambre qu’il m’a rejointe.
— Laissez-moi vider mes poches.
Le cœur fou j’ai assisté à la scène. Son paquet de cigarettes, ses allumettes, son mouchoir et de la menue monnaie sont passés dans ses mains.
— C’est tout, je crois.
Pas de carte grise ! Les jambes faibles, je suis entrée dans ma chambre. C’est en vain que j’ai fouillé les poches revolver. Elles étaient vides. J’ai tout d’abord pensé qu’il avait égaré cette pièce officielle.
L’esprit ailleurs j’ai nettoyé les dégâts aussi bien que possible. Quand je suis redescendue ils avaient terminé leur repas.
— Mieux vaut attendre demain pour qu’il achève de sécher.
Peu de temps après ils sont allés se coucher et j’ai ouvert tous les tiroirs des meubles sans trouver cette fameuse carte. Pourtant, il me la fallait. Je ne pouvais laisser un tel indice derrière moi.
Finalement, j’ai rejoint ma chambre. Toute la nuit le vent a soufflé en tempête, faisant tourbillonner la neige. Ma chambre n’avait pas de volets et depuis mon lit je pouvais voir les paquets de flocons s’entasser contre les carreaux.
Le lendemain, la campagne était toute blanche. Plusieurs sortes d’oiseaux volaient à peu de distance, et Philippe regretta de ne pas avoir un fusil. Il y avait des canards et des foulques. La neige ne tombait plus mais le ciel était bas.
Fanny, ce jour-là, s’est levée très tard.
— Nous aurions mieux fait de rester à Toulouse, a-t-elle déclaré sèchement. Au moins là-bas nous ne souffrions pas du froid. Philippe, veux-tu allumer le radiateur ?
Puis, virulente, s’adressant à moi.
— Si vous n’aviez pas commis la bêtise d’aller chez le père Chaudière, nous serions là-bas et bien au chaud.
Ostensiblement elle tournait le dos à la solitude immaculée.
— Le robinet du cabinet de toilette est gelé. Si ça continue, nous n’aurons pas d’eau. Quel sale pays !
Philippe a essayé de plaisanter.
— Songe à ce que ça doit être ailleurs, plus au nord.
Mais rien ne pouvait la dérider. Elle s’est plainte de douleurs abdominales qui ont complètement affolé le garçon.
— Veux-tu que j’aille chercher le docteur ?
— Tu crois qu’il va se déranger avec ce temps ?
— Pourquoi pas.
Quand il a été complètement équipé pour faire la route, elle a déclaré que ça allait mieux et a consenti à avaler un bol de café au lait avec quelques tartines. Je riais silencieusement de sa rouerie et de la naïveté de Philippe. Personne n’aurait cru qu’il avait tué une vieille femme et failli assassiner un vieillard. Il obéissait au moindre de ses caprices, la couvait de soins attentifs.
Vers deux heures de l’après-midi le facteur est apparu au bout de l’allée. Il portait un paquet sous le bras. Dernièrement ils avaient commandé une baignoire de bain gonflable.
Ils l’ont fait entrer dans la salle à manger.
— Quel fichu temps !… Avec plaisir !…
Philippe est venu faire chauffer du café.
J’ai voulu en avoir le cœur net.
— Voulez-vous que je le lui apporte ?
Il a sursauté et s’est tourné vers la porte de la cuisine, heureusement fermée.
— Non !
— Pourquoi ?
Contrairement à ce que j’attendais il n’a pas essayé de biaiser.
— Je ne veux pas qu’il sache que nous sommes trois ici.
Brusquement, la peur m’a agrippée.
— Mais… pourquoi ?
— Pour des tas de raisons.
J’avais peur de comprendre. Nerveusement, il fouillait le buffet, cherchant une petite bouteille d’eau-de-vie. Il a quitté la pièce sans plus d’explications. Une demi-heure plus tard, le facteur a repris sa route.
Sans attendre, je les ai rejoints dans la salle à manger.
— Pourquoi cachez-vous ma présence ?
Fanny a retroussé ses lèvres dans une sorte de rictus.
— Dis-le-lui, Philippe.
— Nous ne savions pas jusqu’à quel point vous resteriez tranquille. Depuis votre fugue de Toulouse, nous sommes sur nos gardes.
— Et si j’avais tenté de fuir ?
Philippe a détourné le regard, mais elle a terminé à sa place.
— Vous ne seriez pas allée bien loin et vous n’auriez plus jamais recommencé.
C’était net. S’il avait fallu, ils seraient allés jusqu’au bout, jusqu’à me tuer.
— Et vous avez changé d’avis ?
— Du moment que vous vous tenez de façon normale.
J’ai essayé de plaisanter.
— Vous auriez tué la poule aux œufs d’or ?
Fanny, entre ses dents serrées, a lâché :
— Avouez que vous êtes mauvaise pondeuse. À ce rythme-là, nous en serons bientôt au régime de l’eau et du pain sec.
— Personne ne sait au village que je suis ici ?
— Non, ma chère Édith.
Toujours elle qui répondait. Lui, il paraissait ne rien entendre.
— Eh bien, j’ai envie d’aller faire le tour des maisons pour signaler ma présence.
Ils n’ont même pas réagi. Ils savaient fort bien que je n’oserais pas. Mais la situation était bouffonne. Moi qui m’étais toujours efforcée de ne pas laisser soupçonner mon existence. Dans le fond je leur avais rendu un grand service, tout en croyant œuvrer pour mon propre compte. Mon expression amusée horripila Fanny.
— Vous ne croyez pas à nos menaces ?
— Oh ! si !… Énormément !
La neige tombait en tout petits flocons, mais il n’y avait plus de vent. De la fenêtre de la cuisine je regardais les traces du facteur qui disparaissaient rapidement. Je songeais à cette carte grise introuvable. À cause d’elle je ne pouvais profiter de ces circonstances exceptionnelles pour mon projet.
Le rire aigu de Fanny s’est élevé dans la pièce voisine. Il n’y avait pas un quart d’heure qu’elle m’avait annoncé qu’ils avaient songé à se débarrasser de moi, au début de notre séjour dans cette maison. Quelle fille était-elle ? J’aurais pu me sentir en état de légitime défense, mais j’éprouvais une certaine tristesse. À mon tour je devais me défendre, tuer pour ne pas l’être. Chaque jour je m’étais durcie un peu plus jusqu’à me dépouiller de toute pitié et de tout sentimentalisme.
Il fallait que je vive. J’en avais le devoir absolu. Ce deuxième souffle m’aidait dans ma difficile entreprise. Mon plan était bien net et j’en connaissais le moindre détail. Il était d’une lucide férocité. Et les dernières déclarations du couple ne faisaient que me donner encore du courage.
— Pourquoi restez-vous dans l’ombre comme une araignée dans son coin ?
Fanny se tenait sur le seuil de la cuisine.
— Je me plais dans cette pénombre.
D’un geste sec, elle éclaira. Du même coup le crépuscule devint nuit à l’extérieur.
— Encore de la soupe ! s’exclama-t-elle. J’en ai suffisamment mangé midi et soir chez mes parents. Je ne peux plus la sentir.
Cette soupe que je mijotais chaque soir faisait partie de mon plan. Il fallait qu’elle soit épaisse et suffisamment odorante et épicée.
— Avec ce froid, c’est un plat excellent.
— Économique, surtout ! fit-elle, acide.
Plus intuitive que Philippe, elle allait et venait dans la cuisine, avec des yeux soupçonneux. Peut-être humait-elle les effluves de mes intentions.
Tandis qu’elle me regardait, une idée me vint. Il était difficile d’aller vérifier si la carte grise se trouvait bien là où je l’imaginais.
— Il reste du lait ?
— En poudre seulement.
Il fallait que je sorte. Avant de servir le repas.
— Je vais chercher du bois.
— Parce que vous estimez que ça chauffe mieux ?
J’enfonçais dans la neige à peine durcie. Mais les couches inférieures étaient plus glacées. Rapidement j’ai fouillé la Dauphine. La carte grise se trouvait dans le vide-poches côté conducteur. Je l’ai glissée dans mon corsage et je suis revenue avec deux bûches.
Fanny avait quitté la cuisine. Heureusement. Il m’a fallu plusieurs minutes pour reprendre mon souffle. J’avais la carte grise. Je pouvais tout déclencher, mettre mon plan en action le soir même.
La neige continuait de tomber et la cuisine sentait bon la soupe paysanne aux nombreux légumes.