CHAPITRE XI

Dans l’après-midi du même jour, j’ai retiré cinq cent mille francs à ma banque. J’ai aussi acheté une boîte de lait Guigoz. Dans ma chambre d’hôtel, j’ai vidé le lait en poudre dans le lavabo, et il m’a fallu rouler les cinquante billets de dix mille pour les faire pénétrer dans la boîte.

Comme je n’avais pas pris de repas à midi, je suis, allée dîner dans un restaurant proche de l’hôtel. Je ne voulais pas placer la boîte le soir même à l’endroit indiqué. Par pur désir de tenir les Rigal en haleine et de les tourmenter. Sachant que je ne pourrais pas dormir, je suis allée au cinéma.

Tout au long du film je me suis demandé quand Philippe découvrirait la lettre. Que faisaient-ils dans la villa livrée entièrement à eux ? S’étaient-ils vengés de mon départ sur les objets que j’aimais ? Cette perspective me laissait froide. Qu’ils quittent la maison, c’était tout ce que je souhaitais.

Comme prévu, je ne me suis endormie qu’au matin, et c’est la femme de chambre faisant le ménage dans la chambre voisine qui m’a réveillée. Ce jour-là, j’ai eu une envie folle d’aller dans ma rue et de regarder de loin ma villa. Je me suis promenée à l’extrémité opposée de la ville, sous le ciel bas et sombre. La journée a été très longue. Mais ce soir-là non plus je ne suis pas allée sous le Pont-Neuf. Je pensais à la tête des deux vieux quand le père Chaudière rentrerait les mains vides. Comme ils ne m’avaient pas vue de la journée, eux aussi auraient de mauvaises heures à passer. Le vin rouge les y aiderait fort bien.

J’avais passé trois journées entières hors de ma villa et je ne m’étais pas ennuyée un seul instant. Je pourrais la quitter pour plusieurs semaines sans regret, dès que je serais certaine qu’ils n’y étaient plus. Plus tard, je reprendrais contact avec mon ancienne vie, avec mes anciennes relations. Tout cela serait certainement difficile, mais très éloigné dans l’avenir.

Ce soir-là encore je changeai de restaurant et fis durer mon repas. Mon voisin tenta d’engager la conversation mais il comprit rapidement que je désirais rester seule. Ô combien !

La nuit fut meilleure après ma petite séance de cinéma. Merveilleux, le cinéma pour un être préoccupé comme moi ! Les images de l’écran favorisent la naissance des images intimes, aident à leur projection. Tout en suivant le film, je construisais plusieurs prototypes d’avenir.

J’avais été tentée de téléphoner pour savoir si on répondrait, mais j’avais pensé que ce serait me trahir. Ils auraient compris que je comptais revenir et que j’attendais leur départ pour le faire. Compris aussi que j’étais à l’origine du chantage opéré par le père Chaudière. Il me fallait beaucoup de patience pour lutter contre cette envie de savoir.

Le lendemain matin, je me suis réveillée très en forme. J’ai pris une douche avant de commander le petit déjeuner.

Dehors il y avait un timide essai de soleil et il faisait doux. Tranquillement, je suis allée à pied jusqu’à la rue du Crucifix. Les voisins des Rigal devaient être bien intrigués par mes fréquentes visites. Peut-être me prenaient-ils pour une assistante sociale.

Pas tout à fait onze heures quand j’ai toqué à leur porte. Ensemble ils m’ont crié d’entrer. Ils avaient reconnu mon pas, ma façon de frapper. Peut-être m’avaient-ils guettée de leur fenêtre.

Elle s’est précipitée, obséquieuse. Ils étaient soulagés.

— Asseyez-vous.

L’homme souriait avec obstination.

— Alors ?

— Rien. Je suis allé sous le pont hier et avant-hier. Pas de boîte de Guigoz.

La vieille me fixait durement.

— C’est curieux, hein ?

— Non. Ils cherchent comment s’en sortir.

— Il faut envoyer une autre lettre ?

— Peut-être.

Ils se sont regardés.

— C’est déjà fait, a dit la vieille. Vous n’aurez qu’à la mettre tout à l’heure.

Le père Chaudière m’a tendu mon bloc. Il avait recopié à peu près le texte primitif, y ajoutant des menaces de son cru. J’en ai profité pour récupérer mon bloc.

— Peut-être ce soir ?

Sûrement ce soir. J’avais décidé d’en finir avec eux. Le lendemain ils auraient l’argent. Peut-être seraient-ils ivres morts quand je reviendrais.

— Si ça ne marche pas ?

C’est lui qui s’inquiétait. Il tirait rapidement de sa pipe de petits nuages gris.

— Tout ira bien, vous verrez.

Je venais de trouver ce qui n’était pas comme d’habitude : ni l’un ni l’autre ne buvaient, et ils ne m’offraient pas le rituel verre de rouge. J’étais venue pour me repaître de leur anxiété mais j’étais quelque peu déçue. C’est pourquoi j’avais hâte d’en terminer et regrettais de ne pas avoir placé l’argent sous le Pont-Neuf.

— Ma femme et moi, commença le vieux…

Il s’interrompit, faisant semblant de fourrager dans sa bouffarde qui marchait très bien. J’attendais, comme si une menace venait de se lever.

— Oui, ma femme et moi, si ce soir il n’y a rien, on va trouver la police.

La vieille hochait la tête.

— Tout ça n’est pas très clair, et vous nous avez entraînés dans une drôle d’histoire.

La frousse pouvait-elle surpasser l’appât du gain chez ces deux malodorants ? En fait, je m’étais servie d’eux en les méprisant, et c’était peut-être un tort.

— Vous verrez que tout ira bien, dis-je encore une fois.

Toujours la même phrase rassurante.

— Vous en paraissez bien certaine, dit le vieux.

La vieille grommela quelque chose qui me parut être « pas son coup d’essai ». Je compris leur réticence. Ils me prenaient pour un maître chanteur professionnel.

— Il y a une chose que vous oubliez, dis-je tranquillement. Si j’avais voulu, cet argent vous filait sous le nez. Je n’avais qu’à faire l’affaire seule.

Rétrospectivement effrayés, ils se sont adoucis.

— Si je vous dis que l’argent sera versé, c’est qu’il le sera. À demain.

Allais-je revenir empocher mes cent cinquante mille francs ? Pourquoi pas ? Pourtant, j’éprouvais une certaine répulsion à la pensée que ce seraient ces deux ivrognes qui me les tendraient.

— Si l’argent est là, nous vous offrirons le champagne, fit la vieille.

Le temps m’a paru très long jusqu’au soir. Vers sept heures, la boîte aux billets dans mon sac, je me suis dirigée vers le Pont-Neuf. Il y a toujours des amoureux à cet endroit et j’ai dû faire les cent pas en attendant qu’un couple se décide à partir. J’ai trouvé facilement le trou et j’y ai glissé la boîte. À peine émue, d’ailleurs, à la pensée que je confiais à la nuit un demi-million.

À neuf heures, j’étais en train de manger place Esquirol. Le père Chaudière devait mettre la main sur la boîte. Il en tremblait certainement, n’en croyant pas ses doigts. Je l’imaginais remontant sur les quais, traversant le pont. Il l’avait peut-être ouverte pour toucher les billets soyeux. Il lui faudrait dix minutes pour rejoindre sa femelle. Sans doute s’enfermaient-ils à double tour avant de répandre la manne sur la table sale. Et puis les litres allaient s’ouvrir et les deux vieux se cuiteraient à mort.

Mon quatrième jour de liberté s’acheva tôt. À dix heures, j’étais dans mon lit. J’ai lu jusqu’à minuit.

La première chose que j’ai vue en entrant chez les Rigal, le lendemain matin, ce fut la bouteille de champagne. Pendant la nuit j’avais eu un affreux cauchemar. Philippe était venu sous le pont et avait pris l’argent.

La présence de la bouteille au col doré me rassurait. La tête des vieux aussi. Ils avaient fait toilette et portaient leurs habits du dimanche. Avant toute chose la femme me présenta une enveloppe au blanc douteux.

— Quinze billets de cent nouveaux francs.

Je l’ai enfouie dans ma poche et ils ont paru choqués de ma désinvolture.

— Hier au soir, à dix heures, que j’y suis allé… J’avais peur… Affreux ! Et puis cette boîte sous mes doigts… Formidable, hein ?

Ma foi, j’ai bu deux verres de champagne. Il n’était pas mauvais.

— Jamais je n’aurais cru qu’il accepterait aussi facilement. Faut croire qu’il en a à se reprocher…

Au fond, ce n’était pas de l’argent perdu. Philippe avait peut-être guetté le vieux Chaudière les deux premiers soirs pour être bien certain que la lettre venait de lui. Si le vieux ne s’était pas présenté sous la pile du Pont-Neuf, il aurait certainement compris toute l’affaire et je me serais exposée à les trouver encore dans la villa.

— Santé, madame Marnier !… Tout est bien qui finit bien.

Le vieux radotait.

— Personne sous le pont… Mais j’avais quand même la trouille… Je mets la main. Je me suis dit qu’un serpent pouvait très bien s’y trouver. Voyez pas qu’il ait mis un serpent ? Ou une machine infernale ? Plus de père Chaudière !… Faut se méfier avec ces gars-là… Des voyous !

La mère approuvait gravement en sirotant son champagne. J’étais certaine qu’elle regrettait son verre de rouge et qu’ils allaient se rattraper sur le dix capsulé quand j’aurais tourné les talons.

— Et votre reportage ? m’a dit le vieux. On le verra bien un jour ?

— Plus tard… Quand tout se sera tassé.

— Bien sûr.

Ces idiots s’en fichaient bien. Sur chaque œil était collé un billet de cent nouveaux francs. Avec joie je me disais que c’était la dernière fois que je les voyais.

— On va aller passer la Noël chez des parents. Y a longtemps qu’on est invités. Oh ! deux jours, pas plus !

Deux jours sans cuite ce serait dur pour eux. J’ai posé mon verre sur la table.

— Déjà ? La bouteille n’est pas finie.

Je partais sans voir leurs mains tendues. Maintenant la comédie était finie. J’avais obtenu d’eux ce que je désirais et je ne leur cachais plus mon mépris.

— Vous la finirez bien tout seuls… Mais je reconnais que ça ne vaut pas le rouge.

Dehors toujours le petit soleil tendre de cette fin d’année. C’était le cinquième jour de ma liberté. J’étais sûre que la villa était déserte mais je voulais aller jusqu’au bout.

Je ne voulais rien précipiter. Je rentrerais chez moi à la nuit, de telle sorte que les voisins ne me verraient pas. Mais je ne resterais qu’une nuit, le temps de regrouper quelques affaires. Le lendemain je prendrais la route de la Côte d’Azur. À moins qu’ils n’aient volé la Dauphine. J’en doutais.

Pour prendre mon temps en patience, j’ai haché minutieusement ma journée. Tout alla bien jusqu’après le déjeuner. Là quelques heures mortelles à passer. Je n’avais aucune envie d’entrer dans un cinéma. Je ne voulais pas précipiter le destin, mais attendre le dernier moment. J’ai même soigneusement évité de passer devant mon hôtel pour ne pas être tentée.

À quatre heures je suis entrée dans un salon de thé et j’ai prolongé ce moment pendant une heure et demie. Il y avait foule et j’ai dû commander une seconde théière pour ne pas indisposer les serveuses.

En sortant de là j’ai un peu léché les vitrines sans voir un seul des objets exposés. Par moments je me trouvais idiote. Pourquoi attendre que la nuit soit totale ? Ce n’était ni crainte ni masochisme. Simplement de la superstition. Il me semblait que cette pénitence suffirait à les faire partir, si malgré tout ils s’étaient accrochés jusqu’au dernier moment.

Enfin d’un pas décidé je pris le chemin de mon hôtel. J’ai demandé la permission de téléphoner, et une fois dans la cabine j’ai formé mon propre numéro.

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