CHAPITRE VI

Philippe est resté absent une heure et demie. Le brouillard et la nuit étaient si denses que l’on ne voyait pas la grille d’entrée. Fanny et moi étions derrière la baie à épier leur retour.

— Combien y a-t-il jusque là-bas ?

— Quinze cents mètres environ.

Je savais ce qu’elle allait me demander, mais je faisais exprès de répondre laconiquement.

— Combien lui faut-il pour les parcourir ?

— En été une bonne demi-heure, peut-être plus. En hiver…

Elle comprit que je me moquais d’elle et haussa les épaules.

— Vous faites l’indifférente, mais si elle a parlé, vous ne brillerez pas.

— Vous avez peur, Fanny ?

Elle n’a pas répondu. Elle était pâle et paraissait mal en point. Elle a fini par s’allonger dans un des fauteuils.

— Ce doit être le bébé.

Ce dernier mot me surprit dans sa bouche. Elle n’avait pas dit « le gosse » ni parlé de son état. Elle avait dit « le bébé ». C’était donc qu’elle avait accepté de le porter et de le mettre au monde. J’en restai interloquée.

— Je me demande s’il n’y a pas plus longtemps…

Elle mourait d’envie de me demander des précisions. Elle était jeune et inexpérimentée. Pourtant, je restai impassible, ne faisant aucun effort pour lui tendre la perche.

— Vous n’avez jamais eu d’enfant ?

— Non, jamais.

Elle me regarda curieusement, peut-être avec le sentiment de m’être supérieure.

— Nous l’appellerons Pierre, si c’est un garçon. Sylvie, si c’est une fille.

Ce qui me surprenait, c’était qu’il pût y avoir entre eux autre chose que des échanges corporels. Je les imaginais mal faisant des projets d’avenir, émettant des suppositions sur leur enfant. C’était assez extraordinaire.

— Nous nous marierons. Nous partirons pour l’Amérique du Sud, ensuite.

Avec quel argent ? avais-je envie de demander. Malgré tout ce qu’ils m’avaient fait, je ne pouvais être aussi méchante. J’avais peur de briser son rêve. J’aurais pu lui demander combien de personnes ils comptaient agresser pour se procurer les sommes suffisantes.

— Nous choisirons le Brésil.

À la suite de quel mystère avaient-ils adopté cet enfant en gestation ? Je comprenais qu’ils fussent prêts, elle du moins, à lutter jusqu’au bout pour le défendre et lui permettre de vivre. C’est pourquoi ils mettaient tant d’acharnement à ne pas être découverts, pourquoi Philippe était parti à la recherche de ma belle-mère.

Je ne savais que souhaiter. Qu’il la retrouvât ? Qu’elle fût déjà chez Mlle Givelle, rue Miramar ?

— Écoutez !

C’était bien le moteur de la Dauphine. La voiture nous fut cachée par le brouillard. Il fallut encore attendre cinq minutes avant que Philippe pénétrât dans le living. Il portait un imperméable court et traînait après lui une odeur d’humidité.

Il me parut très pâle.

— Alors ? dit Fanny.

— Je ne l’ai pas trouvée.

Cette fois, je m’inquiétai.

— Même chez Mlle Givelle ?

— J’y suis allé. Elle ne l’a pas vue de la soirée.

Il y avait plus de deux heures que Mme Leblanc avait quitté la villa. Si elle n’était pas allée chez son amie, où pouvait-elle bien être ?

— Sous quel prétexte êtes-vous allé chez cette personne ?

— J’ai simplement expliqué qu’étant sortie pendant quelques heures, vous n’aviez pas trouvé Mme Leblanc ici et que vous m’aviez envoyé.

Mme Leblanc aurait-elle eu l’audace… ? Philippe dut deviner ma pensée car un léger sourire se forma au coin de sa bouche.

— Le commissariat de police ? Vous l’en croyez capable ?

Je ne savais plus. Déjà la fuite et la longue absence de Mme Leblanc étaient inexplicables. La vieille dame était geignarde, paresseuse, mais elle manquait de hardiesse. Elle n’était nullement capricieuse. Trop amoureuse de son confort pour se permettre d’être lunatique. Je la voyais mal expliquant son affaire à un officier de police. Alors qu’elle aurait pris plaisir à relater les mêmes choses à Mlle Givelle.

Philippe s’est approché de mon bar et a sorti la bouteille de scotch, l’a examinée avec suspicion. Puis il s’est décidé et en a versé un doigt dans un verre. Fanny le regardait avec étonnement. J’étais moi-même surprise. Ne m’avait-il pas déjà expliqué qu’il ne buvait jamais d’alcool ? Brusquement il se retourna et nous vit en train de l’observer.

— Ce brouillard, dit-il, est vraiment glacé.

Pourquoi cherchait-il à se justifier ? J’étais en train de me poser des questions quand le téléphone sonna. Depuis la mort de mon mari je l’utilise fort peu, et je ne reçois que de rares communications.

— Vous croyez ?… fit Fanny en se dressant à demi dans son fauteuil.

L’appareil se trouve dans le hall. Ils n’ont pu y arriver avant moi et c’est ma main qui a arraché le combiné de son support.

Une voix d’homme me demanda si j’étais Mme Leblanc.

— Oui. Qui est à l’appareil ?

— Commissariat de police des Minimes.

Fanny décrochait l’écouteur à cet instant et elle eut un haut-le-corps.

— De quoi s’agit-il ?

— Il est arrivé un accident à une certaine Laurence Leblanc, domiciliée à votre adresse. Est-ce une parente ?

— Ma belle-mère. Que s’est-il passé ?

L’homme observa quelques secondes de silence puis me demanda :

— Pouvez-vous venir ? Les pompiers sont en train d’essayer de la ranimer, mais il est à craindre…

— La ranimer !

— Il y a un quart d’heure qu’on l’a retirée du bassin de l’embouchure. Il vaudrait mieux que vous veniez. Nous vous donnerons toutes précisions utiles… Et nous avons quelques questions à vous poser.

C’est Philippe qui m’a forcée à répondre. Il avait pris l’écouteur des mains de Fanny et me faisait signe d’accepter.

— J’arrive.

Il raccrocha à ma place. J’avais l’impression d’être un bloc de glace.

— C’est vous ?

— Oui. Quand j’ai voulu la faire monter dans la Dauphine elle a refusé. Elle s’est mise à glapir comme une vieille folle. J’ai eu peur qu’on ne nous entende. Je l’ai frappée et elle s’est affalée en avant dans la Dauphine. Je l’ai installée à côté de moi. J’ai roulé jusqu’au bassin et me suis rangé tout au bord. Tout était silencieux et calme. Je n’ai eu qu’à la pousser.

Muette d’horreur, je l’écoutais m’exposer placidement les circonstances du meurtre.

— Elle avait tout deviné. Elle me l’a crié en pleine figure, me traitant d’assassin et de voleur.

— J’ai voulu aller avec vous. Vous avez refusé. Vous aviez prémédité votre geste.

Philippe haussa les épaules.

— Peut-être.

— Vous allez m’accompagner au commissariat tous les deux et vous dénoncer.

Fanny lui a pris la main. Ils me fixaient avec plus de curiosité que d’inquiétude.

— Vous savez ce que je leur dirai dans ce cas ? dit Philippe.

Brusquement, j’en eus l’intuition.

— Je leur expliquerai que c’est sur votre ordre que je l’ai poussée dans le canal. Je dirai que vous me faisiez chanter avec l’histoire du père Chaudière. Depuis quatre ans, cette femme vous horripilait et vous la détestiez. Vous appréhendiez de passer de longues années en sa compagnie. Et puis elle était entièrement à votre charge. Vous ne pouviez plus supporter sa présence.

J’ai crié :

— C’est faux !

— Bien sûr ! Mais tout le monde me croira. Il y aura le témoignage d’Hélène. Croyez-vous qu’elle ait accepté sans rancœur d’être renvoyée ? Vous aurez tout le monde contre vous, y compris nous.

Fanny souriait d’admiration. Son grand homme arrangeait tout de façon habile.

— Vous allez vous rendre au commissariat. On vous demandera ce que faisait votre belle-mère à cet endroit. Vous expliquerez qu’elle a filé en votre absence, que vous ignoriez où elle se trouvait. Que vous m’avez envoyé, moi, à sa recherche. Pour expliquer ma présence, vous direz que vous me louez une chambre.

Il se tourna vers Fanny.

— Toi, tu vas t’en aller.

— Moi ?

— Pour quelques jours. Le temps que tout se tasse. Il est inutile qu’un flic se souvienne de ton signalement.

Elle souleva ses cheveux décolorés dans une main.

— Je suis méconnaissable.

— Si tu connaissais les poulets, tu serais moins assurée. Tu feras ce que je te dis.

Fanny paraissait furieuse.

— Je vais être obligée de sortir pour faire mes courses ?

— Non, chaque jour j’irai te voir. Va te préparer. Vous, Edith, allez là-bas. Pour excuser votre retard, dites que votre Dauphine ne voulait pas démarrer.

Il ne trahissait aucun affolement, faisait montre d’un grand talent d’organisateur. Je ne pouvais m’empêcher de le trouver extraordinaire.

Ayant enfilé mon imperméable je me dirigeais vers le garage quand il me rejoignit.

— Edith, n’essayez pas de jouer à la plus forte avec moi. Je tiendrai parole.

Je n’ai rien répondu et dix minutes plus tard je pénétrais dans le petit commissariat de quartier. Un homme en civil me reçut, se présenta comme étant l’inspecteur Campans. Avec ménagements il m’apprit que les pompiers avaient abandonné leurs essais de réanimation.

— Elle a séjourné plus d’une heure dans l’eau. Nous pensons qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle était si près du canal. Y voyait-elle bien ?

— Non. Elle portait des lunettes.

— On ne les a pas retrouvées. Savez-vous ce qu’elle faisait dehors à la tombée de la nuit, par un brouillard aussi épais ?

J’ai à peine hésité et j’ai répété exactement les paroles de Philippe. Il prit des notes, me fit répéter le nom de Mlle Givelle.

— Ce jeune homme qui loge chez vous, que fait-il ?

— Je…

Un souvenir me revint.

— Il est inscrit à l’École des beaux-arts.

— Son nom de famille ?

Je l’ignorais. J’ai fait semblant de chercher tandis que l’inspecteur Campans m’observait avec une légère surprise.

— Je ne m’en souviens plus. Est-ce important ?

— Simplement pour le rapport. Vous me le communiquerez à l’occasion ?

Puis je demandai à voir ma belle-mère. Il eut l’air ennuyé.

— Elle ne pourra vous être rendue que d’ici quelques jours. Une autopsie est obligatoire. Vous comprenez…

Tout de suite j’ai pensé à Philippe. Cette nouvelle le consternerait.

— Avait-elle l’habitude de sortir seule ?

— Non, pas l’hiver, ai-je répondu franchement. J’avais quitté la villa. Peut-être lui a-t-il pris la fantaisie de se rendre chez son amie.

— Était-ce son jour de visite ?

— Non, d’ordinaire c’est le samedi. Je l’emmène en voiture, quand cette demoiselle ne vient pas à la maison.

L’inspecteur a lissé une cigarette entre ses doigts.

— Avait-elle tout son esprit ? N’a-t-elle pas pu confondre vendredi et samedi ?

— Je ne crois pas. Peut-être a-t-elle voulu me jouer un tour en espérant que j’irais la chercher là-bas.

Campans n’a rien dit et a pris encore quelques notes.

— Le motif de sa sortie est très important pour mon rapport, comprenez-vous ?

— Bien sûr. A-t-on retrouvé son sac ?

— Non. Pourquoi ?

— Peut-être portait-elle un livre à Mlle Givelle.

Il était probable que Mme Leblanc avait laissé son sac dans sa chambre.

— Pourquoi avez-vous envoyé ce garçon chez Mlle Givelle au lieu de vous y rendre vous-même ?

À peine une hésitation chez moi :

— J’ai peur du brouillard en voiture. Il s’est proposé. J’en ai profité pour fouiller la villa pensant qu’elle s’y trouvait.

Campans m’a sondée d’un regard profond.

— Pourtant vous êtes venue en voiture jusqu’ici. Ce jeune homme ne vous a-t-il pas accompagnée ?

— Il est sorti depuis.

Cela parut le satisfaire. D’ailleurs il ne prit aucune note à ce sujet.

— C’est bien, madame, je vous remercie.

Brusquement, j’ai pensé à une chose.

— Comment l’avez-vous identifiée ?

— À une enveloppe trouvée dans sa poche. L’eau n’avait pas effacé l’encre.

J’avais craint un piège. Il m’avait affirmé qu’on n’avait pas trouvé son sac qui normalement contenait ses pièces d’identité. Je me demandais ce qu’était cette enveloppe. Ma belle-mère recevait quelques rares lettres de parents éloignés et les conservait indéfiniment. L’une d’elles avait dû séjourner dans la poche de son manteau.

— Une dernière question… Cette dame n’avait aucune raison de mettre fin à ses jours ?

J’ai secoué lentement la tête.

— Je ne le pense pas.

— Elle vivait constamment chez vous ?

— Oui. Elle ne possédait aucune ressource.

Campans s’est levé pour m’accompagner.

— De ce fait, elle était entièrement à votre charge ? Depuis longtemps ?

— Depuis la mort de mon mari, il y a quatre ans.

Je retrouvai la Dauphine avec plaisir et une fois à l’intérieur je me sentis soulagée. J’ai roulé au pas dans les rues gorgées d’un brouillard épais. Il était déjà six heures et les éclairages publics ressemblaient à des astres moribonds, très haut dans la masse humide.

À mesure que je me rapprochais de chez moi, je réalisais que je n’éprouvais aucune peine de la mort de Mme Leblanc. L’inspecteur avait dû s’en rendre compte. J’étais incapable de feindre un sentiment et je n’avais nullement pensé à me composer un visage douloureux. C’était mieux ainsi. L’inspecteur Campans en penserait ce qu’il voudrait.

Enfin je suis arrivée à la villa après une demi-heure de trajet. J’étais épuisée, les nerfs à fleur de peau. Je n’avais pas menti en déclarant que je détestais conduire par temps de brouillard.

Dans le garage j’avais laissé la lumière et je m’enfonçai avec joie dans ce havre clair et sec. C’est en quittant la voiture que j’ai trouvé les lunettes.

Elles étaient intactes sur le plancher de la voiture et je les ai fourrées dans ma poche. Philippe m’attendait dans le living. Il fumait en lisant un magazine. J’ai seulement réalisé alors que nous étions seuls, lui et moi, dans la villa.

J’ai pris le temps d’ôter mon imperméable, de chausser mes mules. Il a fini par me rejoindre dans la cuisine. Inquiet malgré tout.

— Alors ?

D’un seul coup j’ai sorti les lunettes de ma poche.

— Elles étaient dans la Dauphine. Première preuve.

Son visage a pâli.

— Le commissaire ?

— Il croit qu’elle n’a pas vu le canal. Il se pose quelques questions sur les motifs qu’elle avait de se trouver dehors par un temps pareil.

Il attendait d’autres précisions.

— Malheureusement, j’ignorais votre nom.

Il a sursauté.

— Il voulait le connaître ?

— Bien sûr. J’ai expliqué que je vous louais une chambre et j’ai eu bonne mine d’être si peu renseignée sur vous. J’ai simplement dit que vous étiez élève des beaux-arts. Juste ?

— Oui. Mon nom est Sauret.

— Fanny est partie ?

— Je l’ai accompagnée et, au passage, j’ai acheté ça.

C’était un carnet de reçus.

— Pour la location de la chambre. J’ai aussi des timbres fiscaux.

— Vous pensez à tout !

Il s’est assis à califourchon sur une chaise. J’ai regardé la pendule. À peine six heures trente. Nous ne pouvions dîner immédiatement et nous avions plusieurs heures à passer ensemble.

— Que vous ont-ils dit encore ?

J’avais réservé le meilleur pour la fin.

— Qu’une autopsie allait être pratiquée et qu’on ne me rendrait le corps que d’ici quelques jours.

Une fois encore il a pâli. Je reprenais lentement le dessus. Il n’était pas aussi invulnérable que je l’avais cru.

— Une autopsie ? Pourquoi ?

— C’est ainsi dans ce genre d’accident.

Puis j’ai pensé au sac de ma belle-mère et j’ai filé vers sa chambre. Je ne l’ai pas trouvé. Elle l’avait bien quand elle est sortie.

— Avez-vous fait attention à son sac ?

Philippe m’avait suivie.

— Non. L’avait-elle ?

— Certainement. J’ai expliqué à l’inspecteur que le seul motif qui ait pu la faire sortir d’ici, c’était le désir de porter un livre à Mlle Givelle. Si le sac est retrouvé le motif ne tiendra plus.

— Vous n’auriez pas dû…

— J’ai improvisé.

En l’absence de Fanny, il plastronnait moins. Il redevenait naturel, perdait des années factices.

— Ils viendront ici ?

— Certainement.

Chaque fois que je le pouvais, j’enfonçais une épine. À quel sentiment obéissais-je alors ? Même aujourd’hui je répugne à m’analyser plus complètement.

— Ils voudront certainement vous interroger, savoir si vous n’avez pu l’apercevoir.

Sans transition il reprit du poil de la bête.

— Il faut nous entendre sur ce que nous avons fait cet après-midi. Vous êtes sortie assez tôt. À pied puisque vous n’aimez pas conduire. Vous avez fait des achats dans des grands magasins où il est impossible de vérifier si vous vous y êtes réellement rendue. Retour ici vers les quatre heures. Absence de Mme Leblanc. Moi, je ne suis pas sorti mais je ne me suis pas rendu compte de son départ. C’est alors que vous m’envoyez chez la vieille fille. Puis le coup de téléphone. Vous avez compris ?

Comment pouvais-je supporter de discuter avec lui, avec un double assassin ? Qu’est-ce qui me portait à accepter ses ordres, ses suggestions ? Peut-être ce trouble qui ne cessait de croître à mesure que, seuls, lui et moi, nous nous enfoncions dans les heures de la nuit. Nous allions manger tête à tête, veiller ou alors nous séparer.

Et il y aurait plusieurs journées qui se passeraient de la sorte…

— Vous devriez préparer le repas, dit-il. J’ai la dent. Pas vous ?

Et parce qu’il parlait d’avoir faim, je me sentais un appétit d’ogresse.

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