C’est elle que j’ai d’abord vue venir. Vers le soir de ce lundi de novembre, le brouillard achevait de se transformer en petite pluie fine. Des feuilles mortes à moitié pourries montaient des odeurs fortes de champignons.
La villa que j’occupe du côté des Minimes n’est protégée de la rue que par un haut grillage. J’ai horreur des murs d’enceinte. De mes fenêtres j’aime voir la vie, même sous la forme la plus vulgaire, même si je la déteste profondément certains jours.
Fanny sonna deux petits coups et s’appuya contre la grille. Ses petites mains blanches étreignaient le fil de fer et ressemblaient de loin à des oiseaux pris dans des filets. Chaque fois que je la voyais, je ne pouvais m’empêcher de sourire. À cause de son nom : Fanny Escalague. C’était trop pittoresque pour être vrai.
J’ai ouvert la fenêtre pour lui crier :
— Entrez, je n’ai pas encore fermé.
Dans l’allée, elle avançait à petits pas sur ses talons-aiguille, les mains dans les poches de son imperméable, et cette attitude moulait son petit corps de Tanagra.
— Ma pauvre petite, vous voilà trempée ! Venez !
Elle me suivit dans le vaste living. Le chauffage central fonctionnait depuis deux semaines et il faisait bon.
— Donnez votre vêtement de pluie.
Fanny hésita puis accepta. Je le mis à sécher devant le radiateur.
— Asseyez-vous. Voulez-vous du thé ?
Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
— Longtemps que je ne vous ai vue !
Depuis le jour où je lui avais demandé de poser pour moi. Je peins et je modèle la glaise. Fanny allait poser de temps en temps aux Beaux-Arts et pour certaines photographies à la limite de la pornographie. Pourtant elle avait refusé, avec un petit sourire méprisant qui avait l’air de supposer de l’impureté dans mes intentions. Pourtant, je suis une femme normale. Je n’ai jamais été attirée sensuellement par la jeune fille. Allez faire comprendre des choses pareilles à un petit être buté et déjà blasé par la vie !
— Du lait ?
— Oui.
Elle buvait, les paupières baissées, son visage triangulaire légèrement incliné. Je n’étais même pas intriguée. Je pensais qu’elle avait eu à faire dans le quartier et que c’était le hasard qui l’avait conduite jusqu’à ce fauteuil.
— Je veux bien poser pour vous, dit-elle en me regardant soudain dans les yeux, avec une telle acuité que je me sentis bêtement rougir.
— Très bien, ai-je murmuré. Je vais terminer ce que je fais et…
— Non, tout de suite ! Et je veux rester chez vous tout le temps que cela durera.
Là, je fus agrippée solidement par la curiosité.
— Vous voulez dire manger et… coucher ?
Aussitôt, je me mordis les lèvres d’avoir séparé sans le vouloir ce dernier mot. La petite me regardait toujours avec une sorte d’agressivité.
— Tout ce que vous voudrez, dit-elle d’une voix sèche.
Je me suis levée pour m’approcher de la baie. Son regard s’accrochait à moi, j’avais l’impression d’être dépouillée de ma robe de chambre. Sa façon de me prêter des intentions que je n’avais pas me rendait ridicule, me donnait un terrible sentiment de culpabilité. D’un seul coup, je me mis à détester tous ces adultes qui avaient pu pervertir son jugement, écorcher à vif son innocence.
— Ma belle-mère déteste les étrangers, dis-je en me retournant. Il ne m’est pas possible de vous loger. Pour le repas de midi, peut-être… Et puis je ne suis pas une professionnelle et parfois la peinture et le modelage me lassent. Il y aura des jours où je n’aurai nullement besoin de vous.
Angoissée, je guettais ses réactions. Tout d’abord, elle parut surprise, déroutée, puis elle fit un effort pour recouvrer son cynisme.
— C’est tout ou rien.
Agacée, je fis un pas vers elle.
— Eh bien, n’en parlons plus ! Je me débrouille très bien avec mon mannequin articulé.
Elle haussa les épaules.
— Ne refusez pas alors que je m’offre spontanément.
Encore de ces phrases à double sens.
— Pourquoi faites-vous ça ? ai-je murmuré.
— Il faut que je me cache.
De la poche de son imperméable elle sortit un journal et me le tendit. Il était plié de telle façon que l’article me sauta immédiatement aux yeux.
— Lisez d’abord, me dit-elle comme je l’interrogeais des yeux.
Quand j’eus fini, elle me guettait comme un petit fauve méchant.
— C’est moi qui ai fait ça. Avec le garçon qui couche avec moi.
— Pour l’argent ?
— Bien sûr !
D’un rapide regard elle embrassa mon intérieur et fit une grimace.
— Vous ne comprenez pas, vous qui avez tout et même davantage.
— Ce que je ne comprends pas, c’est ce que vous me voulez.
Je déteste les faits divers criminels. Apprendre que cette gamine était mêlée à une sordide histoire de vol et d’agression me donnait la nausée. Je n’avais qu’une hâte : lui claquer ma porte aux talons.
— Il faut m’héberger pendant quelque temps, je ne sais pas où aller.
Il n’y avait aucun accent déchirant dans ses paroles. Elle était aussi froide que cette pluie qui piétinait mon jardin.
— Vous ne regrettez rien, n’est-ce pas ?
— Le vieux cochon voulait me violer dans ma cabine de douche.
— Vous l’avez aguiché, certainement ?
— Il a été puni.
Dans son esprit, ce n’était pas l’intention qui avait été punie, mais la vieillesse du père Chaudière. Moi qui n’ai que trente ans, j’étais certainement de la même race que le pauvre vieux, dans son esprit. Elle avait cru deviner un certain trouble chez moi et avait pensé en profiter. Du coup, la colère me prit.
— Vous allez partir immédiatement. Votre histoire me répugne profondément et je préfère que ma belle-mère ne vous trouve pas là quand elle se lèvera.
— Vous ne voulez pas de moi ?
Un rire bref me vint aux lèvres.
— Pour quoi faire ?
Cette fois elle fut complètement persuadée d’avoir commis une grossière erreur. Son visage se bouleversa en quelques secondes et j’eus devant moi une petite fille complètement perdue et affolée.
— Je vous en supplie ! fit-elle, la voix rendue rauque par les larmes. Ne me rejetez pas… Je ne sais que faire ni où aller… Jusqu’à demain seulement… Oui, demain les journaux donneront peut-être d’autres détails et je saurai si je suis recherchée.
La méfiance me figeait encore.
— Et si vous êtes recherchée, vous resterez combien de temps ?
— De toute façon, je partirai.
— Vous mentez !
Elle s’enfonça dans son fauteuil, ramena ses jambes sous elle. Elle portait un pull noir et une jupe de même couleur, très collante.
— Je partirai, dit-elle.
— Rejoindre ce garçon.
— Il m’a laissée tomber. Il a filé avec tout l’argent.
Cette fois, elle me fit pitié.
— Et puis, dit-elle, je crois que je suis enceinte.
C’était trop d’un coup pour ma méfiance. Elle avait failli m’avoir.
— Vous ne trouvez pas que vous exagérez ?
— Je vous le jure. Cela doit dater d’un mois et demi. Philippe ne le sait pas.
L’indignation s’emparait de moi :
— Et dans cet état vous avez consenti à cette complicité ? Vous n’avez pas un seul instant pensé à ce gosse…
Son regard m’arrêta avant que je verse dans le roman-feuilleton. Pourtant, j’étais sincèrement outrée par cette inconscience. Et elle ne comprenait pas.
J’ai eu une illumination.
— Cet argent, c’était pour vous en débarrasser ?
— Il paraît qu’avec cent mille francs on peut trouver une clinique.
— Et ce Philippe ne savait rien ?
— Je l’aurais mis au courant après.
Assise en face d’elle je réfléchissais. J’étais surtout agacée, flairant une défaite. Il m’était impossible de la garder éternellement. Mais au bout de quelques jours, comment lui faire comprendre qu’elle abusait de la situation ?
— Donnez-moi le temps d’y voir clair, murmura-t-elle comme si elle lisait en moi. Quand tout sera un peu tassé, je partirai. Peut-être Philippe reviendra-t-il, ce moment de panique passé.
J’attaquai là-dessus.
— Comment savez-vous qu’il vous a quittée ?
— Oui, je n’en suis pas certaine mais il a quitté sa chambre ce matin et n’a pas reparu. À trois heures et demie j’ai pensé à vous. Vous êtes la seule personne qui m’ait manifesté quelque amitié.
Aucune équivoque dans ces derniers mots. Elle avait compris. Du moins je le pensais.
Je l’avais rencontrée à plusieurs reprises et, une fois, l’avais invitée à manger chez moi. Nos dix ou douze rencontres s’échelonnaient sur douze mois. Je les avais espacées de moi-même quand j’avais deviné qu’elle me prêtait des intentions troubles.
Je cherchais comment justifier à mes propres yeux la présence de Fanny chez moi.
— Bien sûr, votre belle-mère…
— Non.
Mme Leblanc, la mère de mon défunt mari, n’avait rien à voir dans l’affaire. Elle me devait tout et était trop molle et trop geignarde pour m’empêcher de faire ce que je voulais. Je ne lui avais jamais caché les deux liaisons que j’avais eues après mon veuvage. La dernière s’était terminée un an plus tôt. Depuis la mort de Jacques, aucun homme ne pouvait m’attirer de façon durable.
Fanny se leva.
— Excusez-moi de vous avoir dérangée. J’étais tellement affolée. Ça va un peu mieux, maintenant.
Interloquée, je me dressai aussi.
— Où allez-vous ?
— À la police. Dans mon état, qu’est-ce que je risque ?
En un éclair, le sordide de ce qui l’attendait me transforma. Il m’était déjà difficile de la comprendre, moi ; qu’en serait-il pour les autres, encore plus indifférents ? C’est peut-être la vanité qui me poussa à la garder.
— Restez quelques jours. Ensuite, nous verrons.
Fanny me regarda longuement, comme pour jauger la solidité de mon consentement.
— Je vais aller chercher quelques affaires, dit-elle.
J’eus envie de faire la grimace. Elle allait s’installer complètement, en quelque sorte. Sous le prétexte d’aller voir ma belle-mère, je la quittai. Une fois seule, la vérité se présenta cruellement. Je me faisais sa complice en l’hébergeant. Cette idiote inconsciente s’en fichait bien, comme de l’enfant qu’elle portait.
Ma belle-mère dormait dans sa chambre. Elle avait de mauvaises nuits et récupérait dans la journée. Ses ronflements et le relent rance de sa respiration me rassurèrent.
Dans la Dauphine, Fanny est restée silencieuse jusqu’à ce que nous arrivions quai de Tounis. Elle m’a fait ranger le long du trottoir, en face du 44.
— Je vous accompagne ?
Elle se fit suppliante.
— Non. C’est si moche, là-haut.
Je n’ai pas insisté. Mais la petite garce m’a fait poireauter pendant une demi-heure. Puis elle a surgi de l’entrée avec une petite valise à la main.
— Il n’est pas revenu ?
Ma demande l’a fait sursauter.
— Non. Je ne trouvais pas mes mules.
— S’il était revenu, vous seriez restée ?
J’attendis sa réponse avant de mettre en marche.
— Oui, finit-elle par dire.
— Vous l’aimez ?
— Plus que tout.
C’était un petit point commun entre elle et moi. Il me donna moins l’impression d’être sa trisaïeule. Moi aussi, j’avais follement aimé Jacques.
Elle collait son nez à la vitre latérale et je ne voyais d’elle que sa longue chevelure noire et sa main gauche.
Je me faisais l’effet d’une ravisseuse. Cette gamine avait le don de rendre équivoque le moindre geste, la moindre intention.
— Nous rentrons directement ?
Comme elle ne répondait pas, je regardai sur la droite. Deux agents se promenaient avec leur gros capuchon ciré. Je rencontrai son regard. Il brillait encore plus dans son visage devenu livide.
— Oui, rentrons vite !
C’est dans la chambre rose du fond que je l’ai installée. Elle a regardé autour d’elle avec indifférence, mais son regard s’est appesanti sur le radiateur du chauffage central. Elle n’a pu résister et est allée s’appuyer contre.
— Faites ce que vous voudrez. Moi, je suis dans le living où je lis. Nous mangerons à huit heures, mais si vous avez faim avant…
— Non, merci. Il fait bon ici. La chambre était glacée, là-bas, quai de Tounis.
Ma belle-mère venait de se lever et sortait de la cuisine, un bol de café au lait fumant entre ses mains grassouillettes.
— Nous avons de la visite. Une jeune fille qui restera quelques jours ici.
Elle hocha la tête, s’installa près de la table à thé et commença de tremper des biscuits dans son bol. Son temps était occupé par les repas et ses séjours au lit. Ce n’était pas une mauvaise femme. Une ombre, seulement, qui, parfois, devenait ennuyeuse.
Vêtue d’un blue-jean et d’une marinière en toile, Fanny est venue nous rejoindre. Une fois les présentations faites, les deux femmes, la vieille et la jeune, se sont observées jusqu’à l’heure du repas.
Quand Fanny a été certaine de l’inoffensif caractère de Mme Leblanc, elle n’a plus prêté attention à elle. Juste au moment où ma belle-mère allait lui poser les questions banales sur le temps dont elle était spécialiste. Dépitée, elle en éprouva une sourde rancune. De cela, je l’aurais crue incapable.
Il y eut ensuite un autre incident. Je n’avais pas prévu la visite de Fanny, et le dîner du soir, divisé en trois, fut assez frugal, sinon pour moi et pour la jeune fille, du moins pour Mme Leblanc. Elle devint franchement hostile et je dus lui conseiller d’aller se coucher pour éviter une dispute.
Cette tension entre elles deux devait avoir par la suite des conséquences tragiques dont j’étais loin de me douter.