CHAPITRE II

Le lendemain, un soleil printanier succéda aux brouillards de la semaine précédente. En faisant mes courses dans le quartier, j’achetai plusieurs journaux.

Dans le living, Fanny chipotait une biscotte beurrée dans une tasse de café. En face d’elle, Hélène, ma femme de ménage, paraissait perplexe.

— Bonjour, madame, dit-elle d’un ton interrogateur.

— Bonjour, Hélène ; bonjour, Fanny, bien dormi ?

— ’jour, Edith ! Pas mal !

Mon prénom libéré par les lèvres rondes de la gamine devenait assez curieux. Hélène parut surprise par cette familiarité, et il me fallut quelque temps pour m’y habituer moi-même.

— Les journaux ?

Elle les prit, puis toisa Hélène. Celle-ci est à mon service depuis la mort de mon mari, voilà quatre ans, et c’est une brave femme. Elle fronça les sourcils, chercha silencieusement de l’aide de mon côté. Lâchement, j’ai détourné la tête et elle a quitté le living, furieuse.

Fanny paraissait fascinée par les articles consacrés à l’agression du père Chaudière. Pendant ce temps, je buvais une tasse de café, tout en l’observant. Ses lèvres se pinçaient, perdaient toute bonté. Son visage me devenait étranger, m’inquiétait même.

— Ils disent qu’ils pourront lui sauver certainement la vue, murmura-t-elle.

— C’est bon pour vous, ai-je dit. Le délit sera moins grave.

Rageusement, elle froissa le journal.

— Si Philippe avait frappé plus fort, il serait mort et n’aurait pu donner le moindre renseignement.

Elle me fit frissonner.

— Pourquoi êtes-vous si cruelle ? Il ne faut pas parler ainsi.

Fanny haussa les épaules.

— Je ne veux pas être prise. Je suis prête à n’importe quoi pour ça.

La veille, elle parlait de se livrer à la police. Comédie ou découragement ? Peut-être que la nuit passée sous mon toit paisible lui avait redonné le goût de la liberté.

— Vous pouvez user de la salle de bains à votre guise, dis-je.

— Merci.

Elle se pelotonna au fond du fauteuil. Par la suite, je devais découvrir qu’elle n’aimait pas se laver, qu’elle possédait un sortilège pour semer le désordre autour d’elle, transformer l’endroit où elle se trouvait de façon désagréable, à la limite du sordide.

Vers dix heures j’étais occupée dans mon atelier quand elle vint m’y rejoindre. Ce que j’appelle ainsi est une sorte d’appentis accole à la maison, invisible de la rue. Le toit est une verrière, et une grande baie s’ouvre sur la masse verte et profonde des lauriers et des buis qui occupent tout le reste du jardin.

— Voulez-vous me couper les cheveux ?

Je m’amusais à interpréter une carte postale représentant un village des Hautes-Pyrénées. J’ai posé mon pinceau pour la regarder.

— Pourquoi voulez-vous les couper ?

— Pour ne pas être reconnue. Ensuite, je les éclaircirai avec un shampooing spécial.

Elle me tendait une paire de ciseaux qu’elle avait dû demander à Hélène. J’ai coupé dans la masse sombre et vivante. Puis j’ai effilé les mèches avec assez de bonheur. Cette coiffure courte rendait son visage moins étroit, faisait ressortir l’ultime survivance de l’adolescence. Je fus presque soulagée de l’avoir dépouillée de ce caractère tragique que lui donnaient ses cheveux longs. Elle n’avait plus cet air de Médée furieuse.

Longuement elle s’examina dans un miroir puis haussa les épaules.

— Plusieurs rinçages les rendront châtain clair. C’est dommage !

Un peu avant le repas, j’entendis un air de jazz coupé de hurlements frénétiques. Je ne déteste pas le style New Orleans, mais j’ai horreur du rock’n roll. Dans le corridor je me heurtai à ma belle-mère.

— Mon Dieu ! Edith, c’est affreux, ce bruit ! Je vais dans ma chambre.

Hélène mettait le couvert avec une brusquerie inaccoutumée. Dans le coin du living Fanny, à genoux auprès du combiné radio-électrophone, paraissait ailleurs. La voix d’Elvis Presley vous dépouillait jusqu’à l’os et paraissait mordre.

J’ai coupé le contact et elle a bondi sur ses talons.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

Stupéfaite, j’ai mis du temps à répondre :

— Je déteste ça.

Fanny a ricané :

— Vous préférez un divertissement de Mozart ?

— Je ne déteste pas la musique moderne, à condition qu’elle n’importune personne.

Elle s’est retournée vers le reste de la pièce.

— Tiens ! la vieille a décampé. Elle a essayé de tenir le coup en collant ses mains sur ses oreilles.

Puis elle éclata de rire et enleva le disque pour le glisser dans sa pochette.

— C’est mon préféré. On bouffe ?

Hélène poussa une exclamation. C’est une femme simple qui a beaucoup d’éducation.

— Le déjeuner est prêt, madame, dit-elle en insistant sur chaque mot.

Ce mot magique fit revenir ma belle-mère, qui se glissa à sa place avec des mines sournoises qui n’annonçaient rien de bon. Hélène rentra chez elle. Je ne l’occupe que le matin.

Tout au long du repas, j’ai eu l’impression que Fanny se forçait pour reprendre de chaque plat, et effrayer Mme Leblanc sur ses possibilités gloutonnes. Le déjeuner fut une sorte de combat mesquin qui finit par m’horripiler. Fanny avait le chic pour s’emparer des morceaux convoités par Mme Leblanc.

Soudain, elle déclara :

— Moi, je mange pour deux.

Ma belle-mère s’étrangla et m’interrogea du regard. Je fis semblant de ne pas comprendre.

Au moment du café, je voulus prendre les journaux, mais ils avaient tous disparu. Je pensai que Mme Leblanc les avait emportés dans sa chambre. Elle lit tout, jusqu’aux petites annonces et les avis de décès.

Avant de regagner sa chambre, elle me demanda la « Dépêche ».

— Vous ne l’avez pas prise ?

— Non. Elle était là tout à l’heure.

Fanny lichait une deuxième tasse de café avec un air parfaitement innocent. Pour me débarrasser de Mme Leblanc, je dus lui chercher quelques magazines et lui promettre d’aller acheter un autre journal dans l’après-midi.

— C’est vous qui avez fait disparaître les journaux ? dis-je à Fanny, une fois seules.

— Bien sûr. Elle est capable de tout comprendre en lisant les articles.

— Elle n’est pas dangereuse.

— Elle me déteste.

J’ai allumé une cigarette et elle m’en a demandé une.

— Ce n’est peut-être pas bon dans votre état.

— Ça ne fait rien.

Tout en fumant, je me demandais comment me débarrasser d’elle. Il n’y avait pas vingt-quatre heures qu’elle était là, et je comprenais déjà mon erreur. J’avais commis une bêtise énorme en acceptant de l’héberger.

— Qu’avez-vous fait de vos cheveux ? demandai-je.

— Je les garde en souvenir.

— Je ne pourrai pas priver Mme Leblanc indéfiniment de ses journaux, ai-je murmuré.

— Demain, ils ne parleront plus de l’affaire.

Très juste. Dans le fond, ce n’était pas très important pour les services de police. Deux cent mille francs volés, un vieillard assommé. S’il recouvrait la vue, tout serait finalement classé. Dans deux jours, je pourrais la mettre à la porte.

— Vous voulez que je pose pour vous ? fit-elle avec une sorte d’ennui.

— Non, pas aujourd’hui. D’ailleurs, je n’ai plus envie de peindre. Je vais sortir.

— Rapportez-moi du shampooing décolorant.

Je ne suis ni pingre ni intéressée, mais cette façon désinvolte de me commander des achats me révolta. Puis je me dis que c’était un bon moyen de me débarrasser d’elle.

Au volant de ma Dauphine, je gagnai le centre-ville, trouvai une chicane dans la rue Alsace-Lorraine et me rendis chez ma coiffeuse. J’ai les cheveux d’un blond très roux et elle s’étonna de mon achat. Je découvris que j’avais commis une bêtise en allant chez elle.

— C’est pour une amie très brune qui veut éclaircir sa chevelure, dis-je bêtement.

En sortant, je pensai qu’elle pourrait éventuellement témoigner contre moi, prouver en quelque sorte que j’étais la complice de cette petite peste. De mauvaise humeur, je ne pris aucun plaisir à ma partie de lèche-vitrines.

Je suis allée profiter du soleil au Grand-Rond en marchant dans les allées. Je continuais d’être maussade et furieuse contre moi-même. Essayant de deviner pour quelle raison j’avais accepté sa présence, je décortiquai la journée de la veille. Il y avait d’abord eu ce brouillard jaunâtre et poisseux. Avec le soleil de ce mardi, peut-être aurais-je été moins encline à plaindre Fanny. Et puis il me fallait bien reconnaître qu’elle apportait un changement assez séduisant dans ma vie calme. Je n’avais que très peu d’amis et la perspective de me lier avec un homme ne me tentait pas pour le moment. Curiosité malsaine, alors ?

Le soleil fut brusquement moins tiède et tout annonça l’approche de la nuit. Je me hâtai de rentrer. Il était quatre heures quand je pénétrai dans le living et je fus assez surprise d’y trouver Mme Leblanc.

— Vous êtes déjà levée ?

Ses lèvres pincées n’annonçaient rien de bon.

— Je n’ai pas pu fermer l’œil. Le poste marchait à plein.

Fanny n’était pas dans la pièce.

— Oh ! dit ma belle-mère, elle s’est enfermée dans sa chambre. En laissant le poste grand ouvert. Vous avez pensé à mon journal ?

J’avais oublié.

— Tant pis ! soupira-t-elle d’un air de martyre.

— Je vais aller jusqu’au kiosque proche.

— Non, je m’en voudrais de vous déranger.

Sans l’écouter davantage, je me dirigeai vers la chambre de Fanny. J’ai frappé, mais elle ne m’a pas répondu.

— Fanny !

J’ai appuyé sur la poignée, mais la porte était fermée à clé.

— Fanny, êtes-vous là ?

À la fin j’ai collé mon œil à la serrure pour ne voir qu’un lit défait. Peut-être était-elle partie. À cette pensée, ni soulagement ni regret ne m’envahit. Rien de tel ne pouvait s’être produit.

Brusquement, j’ai pensé à mon atelier, Fanny s’y trouvait en train d’examiner mes toiles.

— Vous avez mes shampooings ?

J’en oubliai de lui demander ce qu’elle faisait là.

— Ils sont sur la table du living.

— Merci, je vais me faire un rinçage tout de suite.

Mme Leblanc sortit précipitamment quand elle la vit arriver, se réfugia dans sa chambre craignant certainement une explosion de rythmes et de chansons hystériques. Par curiosité, je restai à proximité de la salle de bains. Elle en surgit quelques minutes plus tard.

— Qu’en pensez-vous ?

Des reflets clairs commençaient d’apparaître parmi les mèches luisantes d’eau.

— Dès qu’ils seront secs, je recommencerai. Où mettez-vous le sèche-cheveux ? Aidez-moi !

Assise sur le tabouret, elle fermait les yeux sous le souffle brûlant de l’appareil.

— Je ne veux pas que vous alliez acheter ce journal, dit-elle. Trouvez un prétexte.

Cette fois, elle dépassait les bornes.

— Je ferai ce qu’il me plaira. Mme Leblanc attend ce journal et je le lui apporterai. Maintenant, je vous défends de mettre le poste à plein et de faire du tapage.

— Sinon… ?

Je n’avais pas sous-entendu de menaces, mais le petit ton agressif m’impatienta.

— Sinon, je vous fiche dehors.

— Et les flics sauront que vous m’avez hébergée pendant vingt-quatre heures, que vous m’avez aidée à me couper les cheveux, à me transformer. J’ai caché les longues mèches dans l’atelier. Ils vous soupçonneront en plus d’avoir des mœurs contre nature et je leur dirai que c’est à ce prix que vous m’avez cachée.

Sèchement, je coupai le doux ronronnement de l’appareil.

— Partez tout de suite, avant que je téléphone moi-même !

— Réfléchissez, dit-elle en se laissant glisser à bas du tabouret. Qui vous dit que les billets volés ne sont pas aussi cachés chez vous ? Et tous ces journaux que vous avez achetés ce matin ? Ça prouve bien que vous étiez au courant et complice ? Oh ! votre fric vous met à l’abri des accusations de vol, mais pas d’incitation à la débauche. Après tout, j’ai moins de dix-huit ans.

C’était ridicule.

— Partez !

— Non. Et pour m’y obliger, seule la police pourrait vous aider. Appelez-la. Avant qu’ils me collent dans le panier à salade, j’aurai largement le temps de faire du scandale dans la rue. Vous serez obligée de quitter le quartier.

Pour rien au monde ! J’aimais trop ma villa et ce coin de Toulouse. Brusquement, ses paroles me faisaient peur.

— Allez-vous-en !

— Plus tard. Vous seriez trop ennuyée si la police vous posait certaines questions.

Elle se dirigea vers sa chambre et je me trouvai nez à nez avec ma belle-mère.

— Votre journal ? dis-je avec nervosité. J’y vais tout de suite.

Sans enfiler mon manteau de demi-saison je quittai la villa. Il faisait déjà sombre et froid. Je marchai rapidement et achetai le journal du soir. L’affaire était toujours en première page.

Au retour, malgré le froid, je ralentis le pas. Je n’avais aucune hâte de retrouver l’élément de ma défaite. Je n’avais aucun moyen de la faire sortir de chez moi sauf celui auquel je ne tenais guère : l’appel à la police.

Un garçon me croisa. Il était grand et maigre, vêtu un peu à la diable. Il m’inspecta des pieds à la tête. Je portais une robe de lainage qui me moulait peut-être trop. J’avais légèrement grossi depuis l’année dernière et elle marquait trop mes formes.

Instinctivement je me retournai et me rendis compte que le jeune homme me suivait. Cela me fit penser à une réflexion d’une de mes amies :

— Tant que les jeunes se retournent sur toi, c’est que tout va bien.

Il me rejoignit à la grille et la façon de s’imposer allait lui attirer quelques paroles sèches quand il me dit :

— Je veux voir Fanny, tout de suite.

Je crus que c’était son frère. Ils avaient tous les deux le même visage dur.

C’est ainsi que Philippe s’installa chez moi.

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