Le chauffeur se tourna vers moi.
— Vous voilà arrivée !
Je lui tendis un billet et quittai le taxi.
— Votre monnaie.
— Gardez tout.
Trop heureuse d’être devant chez moi ! Il me cria ses remerciements. Ma petite valise à la main je me suis approchée de la grille. La clé tourna sans difficulté. J’avais craint qu’ils n’aient bouché le trou de la serrure mais mes émotions n’étaient pas terminées. La porte de la villa s’ouvrit normalement.
Avant d’entrer j’ai respiré longuement l’air de l’intérieur. Une maison abandonnée à elle-même, si peu de temps que ce soit, distille son odeur particulière. Au retour de mes absences je retrouvais d’abord le parfum du petit coffret de santal posé sur la coiffeuse de ma chambre. Mais il y avait d’autres senteurs indéfinissables qui m’étaient familières.
La villa fleurait bon la solitude. J’ai allumé le vestibule. Tout paraissait en ordre. Il y avait de la poussière cependant.
Je suis allée jusqu’au bout du couloir, à la porte de ma chambre. Elle était telle que je l’avais laissée cinq jours plus tôt. J’ai posé ma valise sur le lit et j’ai regardé autour de moi avec satisfaction.
Ensuite c’est la cuisine qui a reçu ma visite. Là aussi tout était normal. À croire qu’ils avaient fait un peu de ménage avant de partir. Le réfrigérateur était en marche et contenait encore quelques provisions. J’étais surprise de ne pas trouver des traces de leur fureur ou de leur mépris.
C’est avec une certaine appréhension que je me suis dirigée vers le living. D’un seul coup j’ai allumé, le plus de lumière possible. Ils étaient là.
Philippe occupait un fauteuil face à la porte. Fanny était légèrement sur la droite. Ils me regardaient comme les juges d’une cour d’assises doivent regarder un prévenu.
— Je te l’avais dit, fit le garçon.
Fanny eut un petit rire.
— Voici notre voyageuse !
Les mains dans les poches de mon manteau je les regardais, incapable de prononcer un seul mot.
— Alors cette petite fugue ? renchérit la fille. Ça s’est bien passé ? Je parie que vous avez fait une foire à tout casser et que vous vous êtes couchée soûle tous les soirs.
Elle se tourna vers Philippe.
— Ne crois-tu pas que nous devrions lui offrir le verre de l’amitié ?
— Bien sûr, ma chérie.
Pour sortir, elle me frôla. J’étais figée sur place, avec l’impossibilité de savoir comment marcher, parler, penser.
— Asseyez-vous, m’a dit Philippe. Ne restez pas plantée ainsi à la porte. Vous êtes chez vous, après tout.
Il prit une cigarette et l’alluma.
— Vous êtes étonnée ? Vous vous imaginiez que nous allions déguerpir à la première sommation ?
Se détournant, il déposa l’allumette brûlée dans un cendrier. Avec une ostentation moqueuse.
— Voilà, ça n’a pas marché et vous vous demandez pourquoi. Alors que vous ne vous étiez pas trop mal débrouillée. Comment va le père Chaudière ? Son œil ? On va le lui sauver ? Avec le fric qu’il vient de toucher, il peut consulter d’éminents spécialistes. Dame, cinq cent mille francs !…
Ce fait infime me sortit de ma torpeur. Philippe savait tout, à l’exception des cent cinquante mille francs que j’avais empochés. Il devait même ignorer si Chaudière avait effectivement touché le reste.
— D’abord, votre fuite qui nous a laissés dans l’embarras, et ensuite la lettre anonyme. J’avoue que nous avons eu très peur. Le soir même j’étais sous le pont et j’ai vu venir le père Chaudière. J’ai eu bien envie de le balancer dans la Garonne. Mais évidemment ça n’aurait rien arrangé, au contraire, car sa femme était au courant.
Fanny entra avec des apéritifs. Avec la gravité d’une maîtresse de maison accomplie, elle disposa trois verres sur la table.
— Cinzano rouge, blanc ou dry ?
J’ai refusé d’un geste. Ils ont bu sans me quitter du regard. Désespérément je cherchais le détail que j’avais négligé.
— Elle n’en revient pas, dit Fanny.
Sa taille commençait à être lourde. Elle portait une robe de grossesse toute neuve. Pendant que je les croyais en pleine panique, ils faisaient des achats.
— On vous attendait hier.
Ainsi pendant des heures ils étaient restés dans l’obscurité du living pour m’offrir cette comédie, cette farce de la réception.
— Ainsi vous êtes allée trouver ce vieux ? Vous vous êtes faite sa complice ? Vous lui avez démontré qu’un chantage serait plus rentable pour lui qu’une dénonciation, et vous n’avez pas hésité à payer pour cela ?
Brusquement, j’ai compris comment il savait tout. Il dut lire en moi.
— Je crois que vous avez trouvé votre erreur.
— L’extrait du compte de la banque ?
— Exactement. Nous l’avons eu hier matin, et j’ai alors compris toute votre machination. Cinq cent mille francs de débit. La veille nous avions eu un autre extrait pour une somme moins importante. Celle que vous aviez retirée pour vivre en ville.
Il tira sur sa cigarette.
— Nous étions prêts à partir. Quelle malchance, n’est-ce pas ?
J’étais effondrée. Je n’avais pas du tout songé à ces avis de débit.
— À votre santé, Édith !
Fanny levait son verre dans ma direction.
— Si ça ne vous fait rien de faire la cuisine. Nous n’avons pas encore dîné. Et moi les odeurs me donnent des nausées. Vous trouverez des provisions dans le réfrigérateur.
Philippe ne souriait plus.
— Pendant votre absence, je sortais la nuit pour faire les courses, et j’allais à deux kilomètres d’ici pour ne pas être reconnu. Vous pouvez vous vanter de nous avoir flanqué la frousse. Nous ne l’oublierons pas facilement. Et vous vous êtes mise dans une drôle d’histoire. Ce débit de cinq cent mille francs sur votre compte vous accuse. Si nous sommes un jour inquiétés par la police, je montrerai la lettre de Chaudière et cet extrait de compte. Même l’inspecteur le plus borné comprendra que vous avez payé pour nous, parce que vous êtes notre complice et que vous avez peur comme nous. Complice dans la mort de votre belle-mère, vous l’avez oublié ces jours derniers.
Il sortit son portefeuille et me montra la lettre et le papier de la banque.
— Voilà ! Quant à Chaudière il est coincé lui aussi. Extorsion de fonds. Il risque quelques mois de prison, si jamais je suis pris.
Il but le verre que Fanny venait de lui placer dans la main.
— Je crois que nous n’allons pas rester ici. Vous avez encore pas mal d’argent sur votre compte et je pense qu’un séjour à la campagne ferait du bien à Fanny. Dès demain je vous accompagnerai dans les agences de location, et nous tâcherons de trouver un joli petit coin pour passer les quelques mois avant la naissance du bébé. D’ailleurs, il vaut mieux que vous quittiez la ville pendant quelque temps. Le père Chaudière pourrait vous reconnaître dans la rue et se montrer plutôt curieux.
Pourquoi étais-je revenue ? J’aurais dû attendre qu’ils se lassent, partir comme j’en avais eu l’intention. J’avais voulu constater ma victoire. C’était une dure défaite qui m’attendait.
— Hier au soir j’ai vu une nouvelle fais le père Chaudière sous le pont. Quand il en est sorti il tenait une boîte sous sa main. J’étais passé un peu avant lui et j’avais eu follement envie d’enlever les billets et de ne laisser que le récipient.
Fanny s’esclaffa.
— Il aurait fait une drôle de tête, le vieux satyre !
— Mais j’ai pensé que c’était trop dangereux. Mieux valait que Chaudière touche son pognon. D’ailleurs je suis satisfait que vous en soyez d’une somme aussi élevée. Juste punition des affres que vous nous avez procurées.
J’ai quitté la pièce en direction de la cuisine. Je ne pensais à rien et j’ai confectionné le repas sans m’en rendre compte. Je les ai servis ensuite dans le living.
— Vous n’avez pas faim, Édith ? m’a demandé Fanny dans une grimace moqueuse. Nous vous avons coupé l’appétit ?
Philippe m’examinait soigneusement.
— Mieux vaudrait en prendre votre parti. J’espère que vous n’avez pas d’autres idées de fuite dans la tête.
Je n’avais aucune idée. Une automate, voilà tout ce que j’étais. Il parut frappé par mon expression.
— Vous prenez peut-être la chose trop au tragique.
Fanny s’émut à son tour. Inquiète, son regard sauta de mon visage à celui du garçon.
— Quand le bébé sera né nous disparaîtrons.
Au moment où je quittais la pièce j’ai entendu Fanny murmurer, d’une voix mal assurée :
— Tu crois qu’elle est capable ?…
Le reste se perdit sans regret pour moi. Dans la cuisine je me suis assise sur un tabouret, les yeux dans le vague. J’entendais le cliquetis des fourchettes, leurs murmures. À la fin Fanny est allée mettre la radio. Peut-être se sentait-elle oppressée par ma présence.
Un peu plus tard j’ai regagné ma chambre. Mais je n’avais pas sommeil. Les pensées qui traversaient ma tête ressemblaient à des cris violents. Elles me déchiraient, me laissaient pantelante. Tantôt j’avais envie de mettre le feu à la maison, tantôt je pensais aux couteaux de cuisine longs et pointus.
Quand ils ont décidé d’aller se coucher, Philippe est entré dans ma chambre. J’étais assise sur mon lit.
— Vous devriez vous coucher, m’a-t-il dit d’une voix tranquille. J’ai relevé la tête pour le fixer.
— M’entendez-vous ?
— Allez-vous-en !
Brusquement j’ai foncé vers la porte, l’ai dépassé profitant de la surprise. Il m’a rattrapée alors que je venais de décrocher le téléphone. Il m’a tordu le poignet, a saisi l’appareil pour finalement le reposer sur sa fourche.
— Vous devenez folle, Édith !
Fanny au fond du couloir m’apparaissait comme dans un halo. J’ai hurlé quelque chose dans sa direction, et elle a porté la main à sa bouche en signe d’effroi.
— Venez, Édith.
— Enferme-la à la cave, Philippe. Je t’en supplie !
— Tais-toi !
Le garçon m’a entraînée jusqu’à ma chambre.
— Vous allez vous coucher et dormir. Ne m’obligez pas à vous frapper.
J’ai commencé de me déshabiller et il s’est détourné tandis que j’enfilais ma chemise de nuit.
— Vous verrez les choses sous un autre jour demain. Bonsoir.
J’ai nettement entendu la clé tourner dans la serrure. Il m’avait enfermée. Je suis restée une bonne heure inerte, mais les yeux ouverts fixés sur ma lampe de chevet. Jusqu’à ce que je sois éblouie.
C’est en vain que j’ai essayé d’ouvrir les volets en fer de ma fenêtre. Quelque chose les bloquait à l’extérieur. Il avait pensé à tout.
Enfin j’ai repris conscience. Pour constater que je venais de passer deux heures de folie. J’ai refermé ma fenêtre et je me suis glissée dans mon lit. La villa était silencieuse, mais Philippe montait sûrement la garde dans le couloir. Fanny devait se pelotonner dans ses draps, morte de peur.
Ainsi j’étais capable de les épouvanter. Cela me fit rire. Jouer la folie serait un merveilleux moyen de les lasser. Mais au bout de combien de temps ? Profiter de l’état de Fanny pour la terroriser et les obliger à me fuir ? Je savais fort bien que je n’en aurais pas la force.