CHAPITRE X

Le lendemain un peu avant midi, j’étais chez les Rigal. La vieille faisait revenir de l’oignon dans une poêle. Lui était devant un verre de vin à moitié vide lorsque je suis entrée.

— Tiens, Mme Marnier.

Il se rappelait le nom que je leur avais donné la veille.

— Quel temps, hein !

De nouveau, une petite pluie glacée tombait d’un ciel uni. On parla du temps et d’autre chose, avant d’aborder le véritable sujet.

— Une petite goutte de rouge ?

Ce verre qui se remplissait d’un liquide presque noir, c’était pour moi. Et pour la réussite de mes projets j’allais y plonger mes lèvres, avaler ce mauvais mélange âpre.

— Votre santé !

La pipe de Chaudière sentait mauvais, les oignons achevaient de se brûler, et des verres montait l’odeur du vin bon marché. Je n’avais pas le courage de la veille. Au contraire une peur insidieuse m’habitait depuis le matin.

— Alors, a dit la vieille, les lèvres plongées dans le verre, y a du nouveau ?

— Peut-être.

Finalement, j’avais décidé de ne pas parler du quai de Tounis. Il m’était pénible de leur faire cadeau de trois cent cinquante mille francs.

— Nous sommes tout ouïe, a-t-elle susurré.

— Je crois savoir de qui il s’agit.

Je me suis tournée vers le père Chaudière et lui ai donné la description de Philippe.

— C’est lui, n’est-ce pas ?

Il a fait la moue. Pas convaincu. J’étais furieuse. Philippe aurait pu sauter au plafond de joie en apprenant que sa victime était incapable de le reconnaître.

— Ça s’peut !

— Souvenez-vous voyons. Un grand maigre.

La vieille nous regardait de ses petits yeux malins.

— Dites donc, vous en paraissez plus convaincue que mon homme, vous.

Encore une fausse manœuvre.

— C’est parce que j’ai vu la fille qui vit avec lui.

— La fille ?

Là, pas de doute. Le vieux cochon avait eu le temps de la détailler des pieds à la tête. Tout ce que je disais de Fanny collait parfaitement avec le souvenir que Chaudière en avait gardé.

— P… ! pas de doute, c’est bien elle ! Y a pas d’erreur. Où qu’ils sont, ces fumiers ?

Mon silence les a quelque peu refroidis.

— Vous les avez vus ?

— Bien sûr, de loin.

— Sont toujours à Toulouse ?

— Toujours.

Me penchant j’ai pris le verre qui m’était destiné et je l’ai porté à mes lèvres. J’ai presque minaudé avec, comme s’il s’agissait d’un grand cru.

Mais le couple, lui, en oubliait de boire. Ils ne formaient plus qu’une seule personne à la fois avide et inquiète. Deux vieilles gargouilles stupides.

— Je sais même où ils habitent, mais je préfère le garder pour moi.

D’un coup d’œil elle a pris appui sur son mari avant d’attaquer.

— C’est pas ce qui était prévu.

J’ai eu un geste d’indifférence.

— C’est ainsi. Si vous empochez votre argent ce sera déjà beaucoup, non ?

Chaudière jura entre ses dents, ôta sa pipe de sa bouche et cracha sur le carreau.

— Alors ?

— Vous allez écrire une lettre, sans la signer, évidemment. D’ailleurs, vous n’allez pas écrire de façon ordinaire, mais en utilisant des majuscules.

Ils paraissaient contrariés. Le fait de tenir un porte-plume ne paraissait pas les emballer outre mesure.

— Et puis ?

— Je la porterai à l’adresse de ces gens, et nous attendrons le résultat.

Brusquement, je découvrais une chose. J’aurais pu agir seule sans leur complicité. J’avais cru donner plus de poids à mon entreprise en me liant avec le père Chaudière, mais c’était une erreur. Il était trop tard pour reculer, maintenant.

— Qu’est-ce que je vais écrire ?

— Que vous avez découvert que c’était lui votre agresseur, et aussi sa petite amie. Mais, d’ailleurs, j’ai préparé un brouillon.

La vieille se leva.

— Faut du papier et un porte-plume ?

— Attendez.

De mon sac j’ai tiré un bloc-notes et un crayon à bille. J’avais prévu leur dénuement en cette matière. Le père Chaudière s’est attelé à la besogne. La séance a duré une bonne demi-heure. Il avait commencé par d’énormes majuscules et la fin se termina par de tout petits caractères. Il semblait quand même satisfait de son œuvre. Il la relut complaisamment à sa femme qui l’écoutait en dodelinant de la tête. Il était presque une heure de l’après-midi.

— Parfait ! dis-je pour abréger. Maintenant, je vais aller la porter.

Chaudière me regarda puis soudain étala sa grosse main sur la lettre non détachée du bloc.

— J’ai réfléchi. Je ne marche plus. Qui me dit que vous n’êtes pas une complice de ce gars, et qu’avec ce papier vous me ferez chanter pour que je n’aille pas le dénoncer à la police ?

La femme gloussa :

— Bien calculé, mon homme ! On se méfie pas assez dans ce genre d’entreprise.

Lui, très fier, me toisait de son œil valide. J’ai haussé les épaules.

— Tant pis, n’en parlons plus, et adieu les trois cent cinquante billets.

Mais l’énoncé de cette somme n’était pas suffisant pour les convaincre. Je m’en suis vite rendu compte. Ils restaient méfiants.

— Comprenez qu’on ne peut s’engager à la légère. Si nous avions cette adresse, nous aurions une certitude qu’il ne s’agit pas d’un piège.

Il suffisait de trois cent cinquante mille francs pour me débarrasser d’eux. Une fois qu’ils auraient l’argent, ils se tiendraient tranquilles et craindraient la police autant que Philippe et Fanny.

— Alors ?

Mais, d’autre part, leur donner l’adresse de Philippe, c’était me trahir moi-même.

— Je préfère garder ce renseignement pour moi.

Le père Chaudière a hoché la tête, regardé sa femme, puis détaché la page du bloc-notes. Juste au moment où il allait la déchirer j’ai cédé. Je ne voyais pas l’utilité de perdre encore une demi-heure pour recommencer ce gribouillage consciencieux.

— Ils habitent quai de Tounis.

— Pas loin d’ici, en effet, dit la vieille. Et quel numéro ?

— 44.

Le vieux a tassé les cendres dans sa pipe avant de craquer une allumette.

— Autre chose, le nom ?

— Non. Ça, c’est à moi.

Là, ils ont vu que j’étais bien décidée. De toute façon, s’ils voulaient connaître le nom de Philippe, ils n’avaient qu’à faire leur propre enquête. De ce côté-là j’étais assez tranquille. Ils n’oseraient certainement pas.

— Bien, voici la lettre.

Je l’ai glissée dans l’enveloppe toute prête. Sous ma dictée, le père Chaudière avait écrit à Philippe qu’il lui donnait quatre jours pour que l’argent soit déposé à l’endroit indiqué : tout simplement un trou sous la pile du Pont-Neuf, côté du chemin de halage. L’argent serait déposé dans une boîte ayant contenu du lait Guigoz.

— C’est moi qui irai là-bas, déclara le vieux.

Je ne m’attendais pas à ça.

— Vous ne craignez pas que ce garçon… ?

— Pas avec les menaces que contient la lettre. J’irai chercher les cinq cents billets.

Le père Chaudière n’avait pas confiance. Je serais obligée de retirer cinq cent mille francs au lieu des trois cent cinquante prévus. De toute façon j’en récupérerais cent cinquante. J’estimais que ce n’était pas trop cher pour ma liberté.

— Je ne crois pas qu’avant demain…

— Tous les soirs, j’irai faire un petit tour là-bas.

La vieille approuvait en lichant encore un verre.

— T’as raison, mon vieux. Faut pas risquer de se laisser barboter le fric.

J’avais la désagréable impression d’être roulée. Si je ne mettais pas l’argent dans la boîte, ils iraient à la police et dans quarante-huit heures au plus tard les inspecteurs frapperaient chez moi. Ce que j’appréhendais le plus, c’étaient les questions sur la mort de ma belle-mère.

— Si vous voulez manger avec nous, c’est avec plaisir, a dit la vieille avec une certaine ironie.

Je me suis levée.

— Finissez au moins votre canon…

Ce n’était pas le moment de les irriter. Le cœur au bord des lèvres, j’ai bu.

— Repassez demain, dit la vieille. Des fois que nous aurions quelque chose à vous remettre.

Son rire se perdit dans le verre qu’elle portait à ce moment-là à ses lèvres.

— Et si jamais il ne marchait pas ? a dit alors Chaudière. Faudra aller à la police ?

J’ai eu un geste d’indécision.

— Moi, je crois qu’il marchera, m’a dit la vieille comme si elle me prenait à part. Après ça, il sera bien tranquille et il pourra continuer.

Dans la rue la pluie continuait à tomber. J’avais envie de vomir. Comment avais-je pu me lier avec ces deux êtres médiocres et répugnants ? Mais j’avais mis en route un engrenage et il me fallait aller jusqu’au bout. Je n’avais plus qu’à ajouter l’adresse de Philippe avant de jeter l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Ce que je fis sur-le-champ, une fois de l’autre côté du fleuve. Il n’y avait plus qu’à patienter quelque temps.

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