CHAPITRE VII

Après une nuit blanche, ma révolte éclata le lendemain matin. Je me reprochais la mort de ma belle-mère. J’aurais dû accompagner Philippe. Je l’aurais empêché de la tuer.

Je tournai en rond dans la villa. Malgré l’heure avancée, neuf heures trente, le garçon dormait toujours. Je n’osais frapper à sa porte et j’hésitais à sortir. Aussi je fus surprise lorsqu’il pénétra dans le hall, venant de l’extérieur. Le brouillard avait disparu mais le ciel était très bas et le jour sombre.

— D’où venez-vous ?

— Faut-il vous rendre des comptes ? dit-il, goguenard. Je suis allé surprendre Fanny au réveil.

Détournant la tête, j’évitai son regard. Il n’avait pu supporter l’absence de cette petite peste et avait quitté son lit à l’aube pour la rejoindre et lui faire l’amour. Cela me mortifiait presque.

— J’ai fait ses courses avant de rentrer. Rien de neuf ?

— Si.

Calmement il a attendu.

— J’en ai assez. Si un policier vient ce matin j’avoue ce qui s’est réellement passé. Ou alors je me rends au commissariat.

— Vous appelez ça du neuf ? Il y a huit jours que vous auriez dû le faire, quand Fanny est venue vous trouver.

Et voilà. Je ne pouvais rien contre cet argument de poids.

— Donnez-moi plutôt du café. Je suis sorti à jeun ce matin.

— Fanny ne vous a pas fait déjeuner ?

Il eut un rire vulgaire plein de sous-entendus. J’ai préparé le café et nous avons déjeuné dans la cuisine. Cette intimité commençait à m’irriter mais je ne faisais rien pour l’éviter.

L’inspecteur Campans vint à onze heures. J’avais l’impression qu’il s’attachait à cette affaire avec ennui, comme s’il n’avait rien d’autre à faire. Je le reçus dans le living. Philippe était dans sa chambre, prêt à répondre au premier appel.

— Vous avez une belle villa, dit-il en entrée en matière. Je comprends que vous ayez pris un pensionnaire…

— M. Sauret loue simplement sa chambre et prend son petit déjeuner. Je ne lui assure pas les repas.

Le ton sur lequel je dis ces paroles me plut. Tout à fait dans le style d’une logeuse qui veut garder ses distances.

— Vous allez vous sentir seule après la mort tragique de votre belle-mère.

Chaque mot paraissait choisi avec soin par cet homme. Je finis par le détailler avec plus de soin. De notre rencontre de la veille je n’avais gardé aucun souvenir de cet inspecteur. Il était de taille moyenne, de carrure normale et vêtu sans beaucoup de soin. La peau de son visage un peu flasque était piquetée par une barbe toujours à l’état naissant certainement. Il avait de petits yeux gris très écartés qui posaient sur les choses et les gens un regard sans grande expression.

J’étais en train de lui expliquer que ma belle-mère menait une vie tranquille et retirée et que je la voyais très peu, quand il m’interrompit :

— Sauret, avez-vous dit ? C’est le nom de votre étudiant ?

— Oui. Je regrette de ne pas m’en être souvenue hier.

— Il est chez vous ?

— Dans sa chambre. Voulez-vous que je l’appelle ?

— Tout à l’heure.

Il continuait d’examiner le living avec une sorte de satisfaction.

— C’est un véritable nid douillet chez vous.

Mon sourire fut un peu forcé. Je n’attendais pas de compliments sur mon installation, mais qu’il parle de la mort de ma belle-mère.

— Comment pouvez-vous supporter la présence d’une personne étrangère ? Est-ce pour améliorer vos revenus ? Peur de la solitude ?

— Suis-je obligée de répondre ?

— Non.

Il regardait un cendrier plein de mégots. Le départ d’Hélène m’avait prise au dépourvu et j’avais oublié de faire le grand ménage.

— Puis-je fumer ?

— Bien sûr. Je ne m’en prive guère moi-même.

— Je vois.

Un prétexte pour amener le cendrier jusqu’à lui et déchiffrer l’inscription des bouts de cigarette. Il y avait énormément de gauloises et quelques cigarettes américaines, celles que je fume.

— Sympathique, ce garçon ?

— Voulez-vous le voir ?

Il soupira. Je l’avais emporté. Chaque fois qu’il me parlait de Philippe, je lui proposais de le faire surgir devant lui en chair et en os.

Il finit par accepter.

— Si vous voulez.

Philippe portait un pantalon de toile et un simple polo. Ses pieds étaient nus dans des pantoufles usées. Il serra la main de l’inspecteur, s’assit à sa droite.

— Vous êtes allé chez Mlle Givelle hier au soir ? Vers quelle heure ?

— Cinq heures environ.

Campans vérifia sur son carnet. Il avait dû se rendre chez la vieille demoiselle. Philippe avait tué ma belle-mère avant sa visite, sans doute.

— Elle vous a annoncé que Mme Leblanc n’était pas là ?

— Exactement. Je suis revenu en longeant le bassin d’embouchure puis je suis rentré. Quelques minutes plus tard je suis ressorti. J’avais rendez-vous avec quelqu’un.

— Qui ?

— Une fille.

— Son nom ?

— Fanny Escalague.

Campans notait ces différents renseignements.

— Quelle adresse ?

— Quai de Tounis, numéro 44.

Philippe se jetait carrément à l’eau. La moindre hésitation pouvait paraître suspecte.

— Étudiante aux Beaux-Arts, hein ?

— Oui.

Campans paraissait à court de questions. Une simple noyade justifiait-elle tout ce déploiement d’astuces policières ? J’en doutais. Le regard de l’inspecteur insistait parfois sur mes jambes croisées. Peut-être n’était-il venu que pour moi au fait ? Ce n’était pas impossible.

— L’autopsie a été commencée ce matin.

J’ai pris une tête de circonstance.

— Soyez rassurée. Le docteur Javert n’est pas un…

Il s’arrêta à temps avant de dire une énormité. Philippe souriait.

— Vous aurez certainement demain matin l’autorisation d’inhumer.

Dans le fond, j’étais satisfaite. Cela me permettrait de procéder rapidement aux obsèques et de n’envoyer les faire-part qu’ensuite. Un avis dans les journaux suffirait pour amener quelques connaissances à l’église. Les parents lointains ne viendraient pas m’importuner.

— J’ai pu reconstituer une partie du trajet suivi par votre belle-mère. Voyons… Une commerçante du boulevard des Suisses l’a reconnue.

Certainement l’épicière.

— Il était quatre heures environ quand elle est passée devant le magasin. Tout semble confirmer qu’elle est restée plus d’une heure dans l’eau avant d’être repêchée.

Il releva la tête.

— Savez-vous comment on l’a trouvée ?

Je secouais la tête.

— Vous n’avez pas lu le journal ? Bien sûr… C’est un couple de chiffonniers qui pêche les épaves le long de la Garonne qui ont aperçu le corps pris dans les herbes du bord.

J’avais la bizarre impression d’être l’assassin de Mme Leblanc. J’étudiais mentalement chaque mot qui s’échappait des lèvres un peu molles de l’inspecteur. Mon regard est tombé sur le bar et j’ai eu une inspiration.

— Un apéritif, inspecteur ?

Son regard terne s’est allumé. J’ai compris que j’avais misé juste, trouvé le défaut de la cuirasse. Je me suis activée pour distribuer les verres, sortir les bouteilles.

— Un Cinzano ? Blanc, rouge, dry ?

— Dry.

Généreusement servi il huma son verre. J’ajoutai une bonne ration de vodka. Philippe, lui, se contenta d’une larme de ce vermouth. Campans licha rapidement son verre et accepta une deuxième tournée. Ses yeux brillaient, me sembla-t-il.

— J’espère qu’il n’y aura pas de complications à l’autopsie, fit-il entre deux gorgées… Ce serait étonnant. Si vous le permettez je vous apporterai moi-même le permis d’inhumer.

En même temps il louchait sur mes jambes et mes hanches. Philippe paraissait s’amuser et nous observait, profondément enfoncé dans son fauteuil. Il fallut une troisième tournée et une bonne demi-heure pour décider l’inspecteur à en finir. Il se dirigea vers la porte parlant de choses et d’autres, ayant certainement oublié qu’il y avait un deuil dans la maison.

Midi sonnait quand il s’éloigna dans la rue. Philippe riait sans bruit.

— La réaction ? fis-je.

— Non. Un bon poivrot, cet inspecteur !

— Ne le prenez pas pour un imbécile.

Il donna un coup de menton.

— Je m’en garderais. On mange ?

Je n’avais rien de prêt et il me manquait quantité de choses. Philippe déclara qu’il allait faire les courses et j’y consentis. On devait savoir dans le quartier l’accident survenu à ma belle-mère, et je ne tenais pas à subir les condoléances plus ou moins sincères des voisins et commerçants.

D’ailleurs les visites commencèrent au début de l’après-midi. Il me fallut expliquer dix, vingt fois, ce qui s’était passé. À la fin, profitant d’une accalmie, j’ai hâtivement rédigé un écriteau que j’ai accroché à la grille : « On ne reçoit pas ».

Philippe avait filé. Brusquement, je me retrouvai seule avec le poids de ces événements fantastiques, qui faisaient craquer le cadre agréable de ma vie. Mais il était trop tard pour reculer. Chaque minute qui passait m’entraînait encore plus loin dans une sorte de cauchemar moelleux.

Pour ne plus penser à rien j’ai entrepris de ranger les pièces. J’ai travaillé avec un tel acharnement que je n’ai pas vu passer les heures. Philippe revint à la tombée de la nuit. Il siffla en signe d’admiration en découvrant l’ordre qui régnait.

— Amenez les patins de feutre ! dit-il à l’entrée. On n’ose plus marcher.

J’étais curieuse de savoir d’où il venait. Certainement du quai de Tournis.

— Chaudière sort demain de l’hôpital. Les médecins veulent attendre quelque temps avant de s’occuper de son œil gauche. Mais son droit est complètement guéri.

Il ne paraissait pas autrement ému.

— Vous êtes bien renseigné.

— Je vous l’ai dit. J’ai des amis là-bas. Maintenant que le vieux sera chez lui les flics vont le harceler.

J’eus l’idée qu’il en savait davantage.

— Connaissez-vous le domicile de cet homme ?

— Une vieille baraque de la rue du Crucifix, sur la rive gauche.

— Vous ne laissez rien au hasard.

— Comme vous le voyez.

Dans mon appareil de photographie se trouvait peut-être un bon cliché. Il faudrait que je fasse développer la pellicule. À moins que je ne tente de les photographier dans de meilleures conditions. Rapidement j’imaginai de grouper plusieurs appareils d’éclairage et de les attirer dans cette lumière vive. Ne se douteraient-ils pas de mes intentions ?

— Fanny pourra donc revenir dans quelques jours. Pour quand prévoyez-vous l’enterrement ?

Ce cynisme finissait par me laisser indifférente.

— Lundi. Si demain matin j’ai le permis d’inhumer.

— L’inspecteur Campans ne manquera pas le rendez-vous, soyez-en certaine. Vous avez fait une touche sérieuse.

À son tour, il m’enveloppa d’un regard appréciateur. À ce moment tinta la sonnette de la grille.

— Quelqu’un qui n’a pas vu l’écriteau.

J’hésitais.

— Allez-y !

C’était Hélène. Elle pressait son visage contre le grillage, vaguement éclairée par le réverbère voisin.

— Je viens d’apprendre le malheur, madame. Excusez-moi de venir vous déranger aussi tard.

Je la fis entrer.

— Pauvre Mme Leblanc, c’est terrible !

Dans le living elle s’assit timidement au bord de son fauteuil. Philippe avait disparu.

— Vous devez avoir beaucoup de peine. Vous vous entendiez si bien.

Avec horreur je découvrais une autre Hélène. Cauteleuse, sournoise. Pendant quatre ans, j’avais cru à sa franchise, à son intelligence éclairée. Son renvoi la mettait en pleine lumière. En trente-six heures, elle avait appris à me détester. Peut-être souhaitait-elle me faire du mal.

— Quelles circonstances tragiques ! continuait-elle sur un ton uni. Peut-être une contrariété ?

— Un accident seulement.

— Ah oui ?

Elle aussi regardait autour d’elle, tendait l’oreille.

— Mes amis ne sont pas là.

— Vous êtes seule ? Voulez-vous que je reste pour vous tenir compagnie un moment.

Ce sourire qui apparaissait sur mes lèvres nécessitait un effort énorme. Je l’arrachais péniblement de moi et ce ne devait être qu’un rictus.

— Merci. Tout va bien.

— Comment la pauvre dame a pu aller se promener par un temps pareil ? Il fallait qu’elle soit vraiment préoccupée. Peut-être avait-elle quelque chose d’important à dire à Mlle Givelle ?

— Ce n’est pas impossible.

Hélène fut décontenancée. Elle s’attendait à des protestations de ma part.

— Votre départ l’avait affligée. Elle avait l’habitude de se laisser vivre. Un peu trop même. Je lui avais demandé de m’aider et cela ne lui convenait pas. C’est pour se plaindre de son sort qu’elle a voulu se rendre chez Mlle Givelle.

Hélène se raidissait. Je lui faisais nettement comprendre qu’il n’y avait aucun mystère dans la mort de Mme Leblanc. En même temps, elle devinait qu’il n’y avait pour elle aucun espoir de reprendre sa place.

— Cette pauvre dame, quand même ! murmura-t-elle à plusieurs reprises. Elle avait encore de nombreuses années tranquilles devant elle.

— C’est la destinée, fis-je en me levant.

Comme à regret elle quitta son siège.

— L’enterrement… ?

— Lundi certainement. Vous avez appris, en même temps que sa mort, qu’une autopsie avait été pratiquée ? Ce devait être sur le journal. Le corps sera ramené demain, je crois, mais il n’y aura aucune visite.

En se dirigeant vers la porte elle murmura :

— C’est tellement curieux… Peut-être qu’elle a été victime d’un rôdeur qui en voulait à son sac.

— Vous avez de l’imagination.

Jusqu’au bout elle chercha quelle flèche me décocher avant de partir, mais comme je la pressais, elle ne put rien trouver.

— Bonsoir, madame.

Ostensiblement je fermai la grille à double tour à peine fut-elle dehors. Elle se retourna, mais déjà je revenais vers la villa.

Philippe avait repris sa place dans le fauteuil.

— Du genre collant ! Regrettez-vous toujours de l’avoir mise à la porte ?

Je ne voulais pas lui donner raison. Je suis allée préparer le repas.

— Une vraie dînette d’amoureux ! a dit Philippe quand j’ai mis le couvert.

Un bref regard à ses yeux me fit baisser les miens. De nouveau j’étais troublée. La grille était fermée à double tour, la porte d’entrée aussi. Nous étions seuls ensemble pour douze heures. Déjà, la nuit dernière, je n’avais pas fermé l’œil.

— Vous pensez à Hélène ?

— Non. Ne me parlez plus d’elle.

— Déçue, hein ?

Il refusa le dessert, alluma une cigarette.

— Vous n’avez pas peur ?

— De vous ?

— Non, de vous-même. Les nuits sont longues en hiver.

J’empilai les assiettes sales dans l’évier. Il était huit heures. Je me suis enfermée dans la salle de bains. Au bout d’une demi-heure de baignoire, j’ai cru avoir recouvré tout mon calme. J’ai achevé ma toilette devant la glace du lavabo. La villa était silencieuse. J’ai souhaité que Philippe ait rejoint son lit.

Il m’attendait dans le couloir. Je ne portais que ma robe de chambre.

— J’ai voulu vous dire bonsoir.

Comme il s’approchait j’ai reculé contre le mur jusqu’à ce que mes épaules butent. J’avais l’impression d’être renversée sur le sol avec son visage au-dessus de moi.

— Vous êtes idiote ! Tout cela n’engage à rien.

Il plantait ses doigts dans le tissu de mon peignoir. Puis il l’écarta, posa ses paumes brûlantes sur ma peau nue, m’attira contre lui. Ses lèvres étaient dures et son baiser me parut impudique. Ses mains faisaient glisser mon vêtement de mes épaules, encore plus bas.

— Laissez-moi ! ai-je murmuré contre sa bouche.

— Pas maintenant.

Nous avons glissé contre le mur, soudés l’un à l’autre. J’essayais de résister mais brusquement la porte de ma chambre s’est ouverte dans mon dos. Le lit n’était plus qu’à un mètre de nous. Je me rendis compte que ma lampe de chevet était allumée. Il avait prévu ma défaite.

Et cette certitude que nous étions seuls et libres me bouleversait bien plus que ses caresses et ses baisers, m’empêchait de penser que j’avais dix ans de plus que lui.

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