Huit jours plus tard nous quittions la villa en direction de l’est. Le départ eut lieu deux heures avant le lever du soleil, en pleine nuit. Philippe avait loué une maison dans les environs de Perpignan, pas très loin de la mer. Lui seul s’était occupé de cette affaire. Fanny et moi ignorions où il nous conduisait.
À dix heures du matin nous étions à Perpignan. Philippe nous laissa pour aller chercher la clé chez le propriétaire. Ensuite, il ne nous fallut pas une heure pour arriver à destination.
Nous venions de traverser un village nommé Saint-Cyprien quand la Dauphine s’engagea dans une allée de cyprès, en direction d’une maison à un seul étage, spacieuse et blanche, qui se dressait au milieu d’une sorte de garrigue. Plus loin, il y avait un bois de pins et, sur la gauche, une grande étendue de vignes.
— Le propriétaire m’a dit qu’il avait fait rentrer cinq cents kilos de charbon, et qu’un calorifère dans le hall suffisait à chauffer toute la maison.
Il faisait très beau et presque chaud.
— Nous allons être très bien, déclara Fanny en mettant pied à terre.
La maison était simplement meublée mais confortable. En bas une cuisine immense, blanchie à la chaux et une salle à manger avec des meubles rustiques anciens. En haut deux chambres et un cabinet de toilette dans le couloir.
— Il m’a recommandé de vidanger le réservoir d’eau en mettant la pompe en marche.
Le commutateur de celle-ci se trouvait à côté du compteur électrique. Il l’a enclenché et un bourdonnement s’est élevé, provenant du toit.
— Je vais au village faire les premières courses.
— Je vais avec toi, dit Fanny.
Le regard de Philippe m’a cherchée. J’ai haussé les épaules.
— Vous me trouverez ici au retour.
Ils sont partis ensemble. Pendant ce temps j’ai fureté un peu partout avant d’allumer le calorifère. Il a commencé par fumer énormément avant de ronfler de façon normale. Je l’ai bourré de charbon, puis j’ai diminué le tirage. La maison était très grande mais, dans ce pays, ce seul moyen de chauffage suffisait pour rendre l’habitation agréable.
La Dauphine est apparue dans le chemin une heure plus tard, et ils ont commencé de décharger les provisions. J’avais un réchaud alimenté par une bouteille de gaz pour faire la cuisine.
Dans l’après-midi Fanny s’est allongée dans une chaise longue à l’ombre clairsemée d’un pin parasol. Brusquement elle a deviné que je l’observais.
— Qu’avez-vous à me regarder ?
Peut-être crut-elle que je me moquais de sa taille déformée.
— Ne regardez pas mon ventre. Vous êtes jalouse, hein ?
J’ai éclaté de rire.
— Pas du tout. Vous oubliez que je suis bien encore assez jeune pour espérer avoir un jour des enfants.
Sa moue donnait à penser qu’elle n’en croyait rien et que j’avais plutôt l’air d’une grand-mère que d’une jeune femme.
— Et puis, ai-je repris, c’est vous qui pourriez être jalouse.
— Moi ?
— De Philippe, ai-je susurré. Dans votre état…
Elle a pâli. J’avais fait mouche.
— Ce n’est pas toujours agréable pour un homme une femme constamment malade.
Les nausées se succédaient parfois pendant toute une journée, la transformant en petite fille malheureuse et méchante.
— Vous croyez que Philippe songerait à me tromper avec vous, dit-elle avec mépris.
— Pourquoi pas ?
Lentement elle a détaillé mon corps et j’ai lu dans ses yeux qu’elle n’en doutait plus. Très satisfaite, je suis revenue dans la cuisine. Plus tard, Philippe l’a rejointe et j’ai compris qu’elle ne lui avait pas parlé de l’incident. De crainte de lui mettre des idées en tête, certainement. Elle était très futée pour son âge.
Nous nous sommes rapidement accoutumés à cette vie nouvelle. Personnellement, j’étais très heureuse de ce changement. Le drame que je vivais s’éparpillait quelque peu dans cette campagne ensoleillée et agréable du Roussillon. Et j’avais beaucoup plus le temps de réfléchir et de faire des projets valables.
Les deux jeunes gens se rendaient parfois au village. De tout mon séjour les habitants du pays ne m’ont pas aperçue une seule fois. Le hasard l’a voulu ainsi au début, puis par la suite mon intention délibérée. Dès que j’apercevais une silhouette à quelque distance de la maison je me précipitais à l’intérieur et évitais de me montrer. Le facteur laissait notre courrier au bout de l’allée, dans une boîte clouée contre un poteau. Il vint jusqu’à la maison quelques jours avant la Noël pour nous présenter le calendrier des P.T.T. J’ai soigneusement évité de me montrer et dans la conversation entre lui et le couple je n’ai jamais été citée. Depuis la cuisine je les entendais fort bien.
— Vous ne vous ennuyez pas trop ici ? demandait le facteur. Il est vrai que des jeunes amoureux comme vous, ça ne s’ennuie jamais ! Mais ça manque de voisins, hein ?
Dans le courrier il y avait surtout des journaux, des revues et des catalogues de maisons d’enfants. Puis Fanny commença de passer des commandes. C’est moi évidemment qui fournissais l’argent nécessaire. Nous vîmes arriver par la poste quantité de choses utiles à un bébé. Philippe et Fanny passaient des heures à les contempler. J’en faisais autant une fois qu’ils étaient couchés, et à mon tour je dépliais les brassières et les couches-culottes, caressais le burnous douillet et le nid d’ange d’un blanc immaculé. Fanny avait choisi cette couleur et je l’approuvais secrètement.
Au fur et à mesure que son ventre s’alourdissait, on ne parlait plus que du bébé dans la maison et je m’intéressais à ces conversations. Ils n’en paraissaient même pas surpris et, dans leur fatuité de futurs parents, s’imaginaient qu’on ne pouvait qu’admirer leur rejeton à naître. Ils ne pouvaient deviner la raison profonde de mon attention nouvelle pour cette naissance.
Fanny alla passer la deuxième visite à Perpignan et en revint presque catastrophée. Il se précisait que l’accouchement serait très difficile.
— Nous reviendrons à Toulouse un mois avant, annonça Philippe.
J’ai pensé que ce serait en plein printemps. D’ici là tant d’événements pouvaient se produire ! Mais je ne trouvais aucune solution à mon cas. J’avais cru que ce séjour à la campagne me serait favorable. Décidément ma vie paraissait vouloir s’accomplir en compagnie de ces deux êtres.
Philippe prenait goût à l’oisiveté. Il allait pêcher en mer presque tous les jours. Des fenêtres du premier étage on apercevait la Méditerranée. Depuis longtemps l’argent volé au père Chaudière était dépensé et ils vivaient entièrement à mes crochets. De façon très large. Au point que je commençais de m’inquiéter. Mes réserves fondaient rapidement et, à ce rythme-là, ne subsisteraient bientôt plus que mes revenus.
J’ai entrepris de me montrer réticente pour l’argent et les disputes ont commencé. Fanny voulait s’acheter un manteau pour remplacer la redingote qu’elle ne pouvait plus boutonner.
— Dans ce pays l’hiver est doux. Vous n’en avez pas besoin, lui ai-je répondu.
J’ai même tenu tête à Philippe. Quand il m’a menacée, je lui ai ri au nez.
— Que pouvez-vous faire ? Tuer la poule aux œufs d’or ?
Mon argent, il en avait besoin. Énormément, en effet, pour les mois à venir.
Fanny sanglotait alors dans les bras de son amant qui me faisait des yeux terribles.
— Ne me poussez pas à bout, Édith. Si Fanny manque du nécessaire j’irai voler de l’argent ailleurs. Si je me fais prendre vous savez bien ce qui arrivera.
Je lui désignai la porte.
— Ne vous gênez pas. Rapportez une somme considérable. Ne faites pas de détail.
Ces railleries les mettaient hors d’eux.
— Vous êtes méchante !
— Non, je défends mon patrimoine.
Fanny ricanait :
— Pour vos héritiers ?
— Pourquoi pas !
Ils me couvraient de sarcasmes. Un jour Fanny s’est mise à glapir :
— Tu ne vois pas qu’elle meurt d’envie de coucher avec toi ? Elle s’imagine que parce que je suis déformée par ma grossesse tu ne m’aimes plus. Elle me l’a dit.
Philippe a eu l’air gêné.
— C’est vrai, Édith ?
— Ne la tromperiez-vous pas si l’occasion s’en présentait ? lui ai-je rétorqué.
Inquiet, il a évité de répondre, mais la petite garce s’est suspendue à son bras.
— Réponds, Philippe, sinon elle va triompher.
— Mais non ! Je t’aime, tu le sais.
Fanny s’est tournée vers moi.
— Vous avez entendu ?
— Pas très convaincant, ai-je rétorqué du tac au tac.
Elle a trépigné et Philippe a dû l’entraîner dans sa chambre, puis il est venu me rejoindre.
— Si jamais vous parlez de ce qui s’est passé entre nous au mois de novembre, je vous tue.
J’ai pris un air ahuri.
— Mais que s’est-il passé dont je puisse garder un souvenir vraiment explosif ?
Philippe a rougi, atteint dans sa fierté de mâle, et a grommelé :
— Vous le savez fort bien.
La Noël et le jour de l’an passèrent sans attirer particulièrement notre attention. Philippe aurait bien volontiers fait un cadeau à Fanny, mais c’est moi qui tenais les cordons de la bourse. Et je les serrais le plus possible.
Brusquement, le froid est venu. Avec une telle rigueur que le calorifère devint ridiculement insuffisant. Nous avions beau le nourrir jusqu’à la gorge, il ne dispensait qu’une chaleur très faible.
Tous les jours Fanny se plaignait d’avoir froid. Mais je faisais la sourde oreille. Moi aussi j’avais froid, mais j’arrivais à le supporter.
À la fin Philippe s’est fait suppliant.
— Vous ne pouvez nous laisser mourir de froid !
— Mourir ? Voilà un bien grand mot.
Il m’a montré un placard de publicité dans un journal.
— Regardez… Avec ce chauffage à bouteille incorporée nous pourrions augmenter notre confort.
— Le vôtre, surtout !
Une fois seule j’ai regardé cette annonce publicitaire. Cela me rappelait un grave accident qui s’était produit à Toulouse, l’été précédent. Une bouteille de gaz avait explosé, tuant trois personnes, en blessant grièvement une autre. Le drame s’était produit au cours du repas. Trois morts sur quatre. Trois chances sur quatre.
En quelques semaines de vie commune j’avais acquis une conviction. Je ne me débarrasserais jamais d’eux. Ils se cramponneraient le plus possible, même si je me montrais d’une avarice extrême. Ils ne savaient travailler ni l’un ni l’autre et ne connaissaient qu’une façon de manger et d’avoir un toit : exploiter une imbécile comme moi. Et, toujours, ils agiteraient devant moi la même menace. Plus le temps passait et moins je me sentais capable de prouver mon innocence, d’expliquer la lente machination dans laquelle ils m’avaient entraînée.
Je pouvais les faire crever de faim et de froid, les injurier. Rien n’y ferait. Ils ne lâcheraient pas prise, à moins de trouver une proie plus intéressante. Je ne pouvais pas la leur fournir.
Il ne restait qu’une seule solution.