Tout de suite après le repas, Mme Leblanc se réfugia dans sa chambre. Fanny éclata de rire.
— Elle a peur de faire la vaisselle.
J’ai débarrassé la table sans que l’un ou l’autre fasse mine de m’aider. À mon tour je suis restée dans la cuisine, et quand ils ne m’ont pas vue revenir ils se sont inquiétés à cause du café. C’est Fanny qui est venue, une cigarette à la main. Je faisais couler de l’eau chaude sur les assiettes.
— On boit le jus ? fit-elle avec assurance.
— Faites-le, dans ce cas. Je ne veux pas en prendre aujourd’hui.
Maladroitement, elle a mis en route le moulin électrique, a cherché la cafetière.
— Vous n’avez que ça ?
J’utilise une vieille cafetière en grosse faïence qui fait d’excellent café.
— Il faudra acheter un engin plus moderne.
Philippe est venu nous rejoindre. Il paraissait soucieux et fumait nerveusement.
— Je ne m’explique pas cette disparition du journal. Avez-vous mis Mme Leblanc au courant ?
Sans me retourner, j’ai haussé les épaules.
— Au courant de quoi ?
— De ce que nous avons fait samedi soir.
— Elle ignore tout.
Une odeur de café commençait à envahir la cuisine.
— Vous avez lu l’article ?
— Bien sûr. Ils sont sur votre piste.
Je remarquai que la casserole d’eau chaude tremblait entre les mains de Fanny.
— Doucement ! Chaudière prétend qu’il la reconnaîtrait n’importe où. J’ai l’impression que le vieux se vante un peu pour se donner la vedette.
— N’empêche qu’il conservera sa vue.
Fanny a emporté la cafetière et les tasses. Il l’a suivie et j’ai attendu quelques minutes avant de prendre mon appareil de photographie. C’était un Royflex très perfectionné. Le jour était très sombre et le brouillard se formait. Pour réussir une photographie intérieure il m’aurait fallu utiliser le flash.
Le plus silencieusement possible, je me suis rapprochée du living. Il ouvre sur le hall par une double porte. Philippe et Fanny buvaient leur café à côté du combiné-radio, sous l’éclairage puissant du lampadaire. J’ai tenté le tout pour le tout et j’ai pris deux clichés. Ils étaient de profil et à moins de huit mètres.
L’appareil caché dans ma chambre, je suis revenue dans la cuisine pour finir ma vaisselle. Ensuite j’ai mis de l’ordre dans le living. Philippe a regardé Fanny avec un sourire moqueur.
— Tu ne tiens pas tes engagements. Tu devais aider Edith.
Fanny s’est étirée. Elle portait toujours sa robe de chambre sous laquelle elle devait être nue.
— Je me sens fatiguée. Demain… Mais toi, tu devais faire les commissions…
— Edith ayant refusé, je me considère comme libéré de mes obligations. Du moins pour aujourd’hui. Mais je sortirai vers le soir pour me renseigner sur un poste de télévision.
S’il espérait m’arracher une protestation, il dut être bien déçu. Je suis restée muette mais je bouillais intérieurement.
— Je vais avec toi ?
— Inutile qu’on nous voie ensemble, mon chou ! a-t-il rétorqué doucement.
Fanny a pris une expression boudeuse.
— Il faut que j’aille faire un tour à ma chambre, voir si tout est en ordre là-bas.
— Revoir aussi tes copains ! a-t-elle rétorqué, acerbe.
— Mais non !
Cette petite crise de jalousie me laissait assez rêveuse. Il y avait peut-être là le moyen de détruire leur entente. Mais je devais découvrir que si Philippe était capable de tromper passagèrement Fanny, il l’aimait véritablement.
Le ménage terminé, je me suis enfermée dans mon atelier mais je n’avais pas le cœur à l’ouvrage. J’ai vaguement crayonné avant de me rendre compte que je n’avais ni l’envie de peindre ni celle de modeler. J’aurais voulu à la fois m’éloigner du couple et pouvoir surveiller leurs faits et gestes, surprendre leurs intentions.
J’ai fini par revenir dans le living. Fanny était couchée sur les genoux de Philippe qui lui caressait la poitrine. La robe de chambre était largement ouverte sur les seins ronds et fermes de la fille.
Leur impudeur finissait par m’influencer. Un climat de sensualité trouble m’environnait perfidement. Je l’assimilais à ce brouillard dont les remous limoneux envahissaient la ville.
J’ai quitté le living, certaine qu’ils allaient s’aimer sur ma moquette. Cette petite douleur qui me grignotait le corps ressemblait à de la jalousie mais je m’en défendais. Non envie de posséder l’un ou l’autre, mais convoitise de leur union. Depuis un an je vivais seule.
Des zones d’ombre s’installaient dans la maison alors qu’il n’était que trois heures de l’après-midi. Un fond musical impalpable faisait doucement vibrer l’air. Je ne pouvais rester en place.
Je me souviens d’être allée coller mon oreille à la porte de Mme Leblanc. Tout était silencieux chez elle. J’ai appuyé sur la poignée. Ma belle-mère avait fermé à clé. Tous s’isolaient et m’abandonnaient. Je pouvais sortir au valant de la Dauphine, mais je ne voulais pas m’éloigner.
D’ailleurs, je ne reconnaissais plus ma villa. Sous son toit, en apparence si tranquille, il se passait tant de choses passionnantes et étranges !
Fanny est sortie du living et en me croisant elle a eu un petit rire. Ni moqueur ni arrogant. Un petit cri de bonheur que son émotion hachait.
— Je vais m’habiller, dit-elle.
Dans le living Philippe achevait de se rhabiller. Il alluma une cigarette comme j’entrais.
— Me prêteriez-vous votre Dauphine ?
— Non.
— J’ai mon permis de conduire.
La cendre de sa gauloise tombait sur la moquette. Ostensiblement, je pris un cendrier pour le poser devant lui.
— Pourquoi ne voulez-vous pas me prêter votre voiture ?
— J’ai mes raisons.
— Et si je la prends ? Vous porterez plainte pour vol ?
— Vous ne la prendrez pas. Je ne le veux pas.
Philippe m’a détaillée de la tête aux pieds et j’ai rougi légèrement. Je me suis dit que cette robe était décidément trop collante.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée ?
— Je ne vois pas l’intérêt de cette question. Nous parlions de la Dauphine.
— Justement. Vous n’aimez pas satisfaire les désirs d’un homme, quels qu’ils soient ? C’est pour conserver votre indépendance que vous restez seule ?
J’ai eu un rire forcé.
— Parce que vous vous prenez pour un homme ? Pour moi vous n’êtes qu’un gamin, un voyou de la pire espèce, d’ailleurs !
Philippe restait tranquille, continuant à me regarder.
— Vous êtes jolie, pourtant, m’a-t-il dit au bout d’un moment. Êtes-vous une vraie blonde ?
Je n’ai pas quitté le living. Je ne voulais pas abandonner la place.
— Conduisez-vous chez moi comme des vandales si vous le désirez, mais n’essayez pas de jouer au joli-cœur avec moi. Fanny ne serait pas très contente.
Il a eu un regard inquiet pour la porte. Il n’avait nullement envie de la mécontenter. Elle est revenue cinq minutes plus tard. J’étais devant la baie en train de suivre l’absorption lente du jardin par la brume épaisse.
— Tu sors maintenant ?
— Dans un moment.
Évidemment, il attendait la fin du jour. Il avait peur, malgré tout. Cette constatation me réconforta. L’article du journal l’avait plus touché qu’il ne voulait le laisser paraître.
— Voulez-vous aller voir si votre belle-mère est dans sa chambre ? demanda-t-il soudain.
J’étais si abîmée dans mes pensées que la phrase ne m’atteignit qu’au bout de quelques secondes. Je me suis alors tournée vers eux.
— Elle s’est enfermée et je crains de la réveiller.
Philippe s’est levé et je l’ai vu passer dans le jardin. Quand il est revenu, ses cheveux noirs luisaient de brouillard.
— Les volets de sa fenêtre sont baissés.
— C’est bien qu’elle se trouve toujours chez elle, ai-je dit en me laissant tomber dans un fauteuil.
Ce que je craignais le plus depuis mon veuvage, c’était le désœuvrement. J’avais lutté contre lui pendant ces quatre années, avec acharnement. Voilà que je retrouvais cette inaction à goût d’angoisse. Toute tentative avortait. Il me fallait leur présence comme une drogue ou un poison auquel on s’habitue.
— A-t-elle coutume d’aller en ville ?
— Il y aura bientôt une semaine que vous séjournez chez moi. Vous devez être au courant de ses allées et venues. Pour être plus précise, elle sort rarement.
Fanny interrogeait Philippe du regard. Il ressemblait à un fauve à l’affût. Son corps cachait une force sournoise qui ne demandait qu’à se manifester. Je prenais un certain plaisir à l’examiner. Il était maigre, avec un visage sans grande beauté. J’aurais aimé l’utiliser comme modèle et à peine née, cette pensée me troubla. En un éclair je revis son grand torse dénudé jusqu’au bas-ventre, tel que je l’avais surpris le matin dans le lit.
Fanny s’impatienta.
— Que veux-tu à cette vieille ?
— J’espère simplement qu’elle ne va pas se comporter en idiote à son âge.
Mme Leblanc m’irrite souvent mais je déteste la voir traiter de la sorte.
— À quel propos ? Je ne vous permets pas de parler ainsi.
Toutes ces interdictions me paraissaient vaines et ridicules. À cette époque c’était tout ce que j’avais pour lutter contre leur intrusion. Par la suite une force nouvelle a su m’inspirer une autre tactique.
— Je suis certain qu’elle a lu le journal ce matin. Nous l’avons retrouvé près de la salle de bains, non loin de sa chambre. Parce qu’elle n’a pu le cacher plus longtemps quand elle a entendu que nous le cherchions.
C’était aussi mon avis, mais il aurait fallu me l’arracher sous la torture.
— Et elle est tombée sur cet article. Depuis deux ou trois jours son regard est sournois. Elle soupçonne quelque chose et je la crois assez bête pour aller se confier à une amie. Je suppose qu’elle connaît une autre vieille lui servant de confidente ?
Philippe était plus intelligent que je ne l’avais supposé. Du moins intuitif. La confidente existait et se nommait Mlle Givelle. L’été, les deux amies se rencontraient souvent et une fois tous les quinze jours j’emmenais ma belle-mère rue Miramar. Entre-temps, la vieille demoiselle venait et je les laissais tout l’après-midi papoter à leur aise devant la théière, les gâteaux et le guignolet.
Si Mme Leblanc se doutait de quelque chose, on pouvait parier qu’elle choisirait Mlle Givelle comme confidente. Elle lui racontait ses petites misères et parfois j’interrompais par mon arrivée impromptue ces gémissements. Toutes les deux me regardaient alors avec une certaine gêne, qui chez la vieille demoiselle se teintait de sévérité à mon égard. Comme si je passais mon temps à torturer Mme Leblanc.
Philippe a quitté brusquement la pièce et Fanny l’a suivi. Malgré moi, je me suis levée et je les ai vus au fond du couloir.
— C’est fermé, mais la clé n’est pas dans la serrure, dit la voix du garçon.
— On essaye une autre clé ?
— Attends !
Il sortit quelque chose de sa poche, un passe-partout, et la porte s’ouvrit. Fanny lança un mot grossier. Philippe se tourna vers moi. Rageur, il me cria :
— Depuis combien de temps ?
— Je ne comprends pas.
— Elle n’est pas dans sa chambre. Je vous demande depuis combien de temps elle est partie de cette maison.
J’étais moi-même stupéfaite. Cela ressemblait si peu à ma belle-mère de filer sans bruit ! Incrédule, je me suis approchée.
Fanny fouinait partout. Soudain elle glissa la main sous l’énorme édredon de ma belle-mère et poussa un cri :
— Philippe, la place est encore chaude ! Elle n’est certainement pas loin.
Il s’est presque collé à moi et j’ai respiré son odeur mêlée à celle du tabac :
— Où est-elle ?
— Est-ce que je sais ?
Il a posé sa main sur mon épaule et ses doigts se sont enfoncés dans ma chair. Bêtement, j’ai pensé qu’il devait me trouver potelée, grasse peut-être.
— Vous savez bien que vous risquez autant que nous dans toute cette histoire.
— Elle a dû aller voir une amie.
— Laquelle ?
Fanny nous observait de la porte, et ses yeux se fixaient surtout sur la main de son amant posée sur mon épaule, à la limite du tissu, tout près de la chair de mon cou. Et à cet endroit-là je sentais battre une veine, follement.
— Dites vite !
— Mlle Givelle.
— L’adresse ! Il faut tout vous arracher, alors ?
— Rue Miramar, 17.
— Je vois. Une ruelle qui donne sur la Garonne ?
— Oui.
Sa main m’abandonna et il resta songeur quelques secondes.
— Les clés de la Dauphine, vite ! Il faut que je la retrouve.
J’ai essayé de résister.
— Je vais y aller, moi.
— Non ! Les clés !
Pourquoi ai-je cédé ? Je suis allée les prendre dans ma chambre. Il me les a arrachées des mains et a foncé vers le garage. Fanny a fait quelques pas dans ma direction.
— Vous ne lui avez pas menti ?
— Et puis ?
Je la détestai brusquement. Je l’aurais giflée avec un plaisir profond.
— Méfiez-vous ! Vous êtes dans le bain comme nous deux. Et Philippe ne permettra pas que vous vous en tiriez. Souhaitez qu’il la retrouve avant qu’elle arrive chez son amie.
Mme Leblanc consentirait-elle à monter dans la voiture ? C’était une autre affaire. Il aurait mieux valu que j’accompagne le garçon pour la faire fléchir.
— Par où passe-t-elle d’habitude ?
— Boulevard de Suisse, puis le long du bassin de l’embouchure, mais l’été. En hiver, je l’emmène en voiture.
— Pourquoi ?
— À cause du brouillard.
Fanny se figea :
— Et aujourd’hui, malgré le brouillard, elle n’a pas hésité à se rendre chez cette femme ?