Chapitre 8
La mort du grand-père, le départ de Josselin et ces mots qu'il lui avait jetés : « Va-t'en, toi aussi » bouleversèrent Angélique profondément, à un âge où la nature hypersensible est prête à toutes les extravagances.
*****
Ce fut ainsi qu'aux premiers jours de l'été Angélique de Sancé de Monteloup partit pour les Amériques avec une troupe de petits croquants qu'elle avait recrutés et gagnés à ses vues vagabondes. On en parla longtemps dans le pays et beaucoup de gens y trouvèrent une preuve de plus de son ascendance féerique.
À vrai dire, l'expédition ne dépassa pas la forêt de Nieul. La raison revint à Angélique alors que le soir tombait et que le soleil projetait de grands pinceaux de lumière rouge à travers les énormes troncs de la forêt centenaire. Depuis des jours elle avait vécu dans une sorte de fièvre. Elle se voyait gagnant La Rochelle, se proposant comme mousse aux navires en partance, débarquant sur les terres inconnues où des êtres aimables les accueilleraient, des raisins plein les mains. Nicolas avait été vite séduit. « Matelot, ça me plaît plus que de garder les bêtes. J'ai toujours eu envie de voir du pays. » Quelques autres garnements, plus soucieux de courir les bois que de rester aux champs, supplièrent qu'on les emmenât, et Denis aussi, naturellement. Ils étaient huit en tout, et Angélique, la seule fille, était leur chef. Pleins de confiance en elle, c'est à peine si les gamins s'émurent lorsque la nuit commença à envahir la forêt. Des fleurs dans la main et le nez barbouillé de mûres, ils trouvaient cette première partie de l'expédition fort agréable. On marchait depuis le matin, mais on avait fait halte, vers le milieu du jour, près d'un petit ruisseau pour dévorer les provisions de châtaignes et de pain bis.
Cependant Angélique sentit un frisson la saisir et, tout à coup, Ta conscience de sa sottise l'envahit avec une telle lucidité que sa bouche devint sèche.
« On ne peut passer la nuit dans la forêt, songea-t-elle. Il y a des loups. »
– Nicolas, reprit-elle tout haut, est-ce que cela ne te semble pas bizarre que nous n'ayons pas encore atteint le village de Naillé ?
Le garçon devenait soucieux.
– M'est avis qu'on s'est peut-être égaré. La fois que j'y étais allé avec mon père de son vivant, je crois me rappeler qu'on n'avait pas marché si longtemps.
Angélique sentit une petite main crasseuse se glisser dans la sienne. C'était celle du plus jeune enfant, âgé de six ans.
– Il commence à faire nuit, gémit-il. Peut-être qu'on est perdu.
– Mais peut-être qu'on est tout près, rassura Angélique. Marchons encore.
Ils reprirent leur marche en silence. Entre les ramures, le ciel pâlissait.
– Si nous ne sommes pas arrivés au village d'ici la nuit, il n'y a pas besoin de s'effrayer, dit Angélique. Nous monterons dans les chênes pour y dormir. Ainsi les loups ne nous verront pas.
Mais malgré son ton paisible, elle se sentait anxieuse. Soudain le son argentin d'une cloche lui parvint et elle eut un soupir de soulagement.
– Voici le village où l'on sonne l'Angélus, s'écria-t-elle.
Ils se mirent à courir. Le sentier commençait à descendre, les arbres s'espaçaient. Ils se trouvèrent tout à coup en lisière du bois, et s'arrêtèrent émerveillés. Au fond d'une combe de verdure, elle était là, merveille silencieuse au sein de la forêt, l'abbaye de Nieul.
Le soleil couchant dorait ses nombreux toits de tuiles rosés, ses clochetons, ses murs pâles percés de lucarnes et de cloîtres, ses vastes cours désertes. La cloche sonnait. Un moine chargé de seaux allait vers le puits.
Muets d'on ne sait quel émoi religieux, les enfants descendirent jusqu'au grand porche principal. La porte de bois en était entrouverte ; ils entrèrent. Un vieux moine, dans sa bure brune, était assis sur un banc et dormait ; ses cheveux blancs lui faisaient une petite couronne de neige soigneusement posée sur son crâne nu. Rendus nerveux par les émotions diverses qu'ils venaient d'éprouver, les petits vagabonds le regardèrent et éclatèrent de rire. Ceci attira un gros frère jovial sur le seuil d'une porte.
– Eh ! petits gars, leur cria-t-il en patois, en voilà des façons de malappris !
– Je crois que c'est le frère Anselme, chuchota Nicolas.
Le frère Anselme parcourait quelquefois le pays avec son âne. Il distribuait des chapelets et des flacons de liqueur médicale extraite de fleurs d'angélique, en échange de blé et de morceaux de lard. La chose étonnait, car l'abbaye n'abritait pas un ordre mendiant, et on la disait fort riche étant donné les revenus prélevés sur ses domaines.
Angélique s'avança vers lui, suivie de sa troupe fidèle. Elle n'osa pas lui confier leur projet initial de partir pour les Amériques. Aussi bien le frère Anselme n'avait sans doute jamais entendu parler des Amériques. Elle lui raconta seulement qu'ils étaient de Monteloup et qu'étant allés au bois pour cueillir la fraise et la framboise, ils s'étaient égarés.
– Mes pauvres poulets, dit le frère qui était fort brave homme, voilà ce que c'est que d'être gourmands. Vos mères vont vous chercher en pleurant et au retour je prévois que les fesses vont vous cuire. Mais pour l'instant il n'y a rien d'autre à faire que de vous asseoir là. Je m'en vais vous donner une écuelle de lait et du pain bis. Vous dormirez dans la grange, et demain j'attellerai le chariot pour vous reconduire chez vous ; précisément j'avais à quêter par là.
Le programme était raisonnable. Angélique et ses compagnons avaient marché tout le jour. Même en chariot elle savait qu'on ne pourrait être à Monteloup avant une heure avancée de la nuit ; aucune route ne traversait la forêt de part en part, sinon les sentiers que les enfants avaient suivis. Il fallait prendre un chemin beaucoup plus long par les communes de Naillé et Varrout dont ils étaient fort loin.
« La forêt c'est comme la mer, songea Angélique, il faudrait s'y guider avec une pendule, ainsi que l'expliquait Josselin, sinon on marche en aveugle. »
Un certain découragement l'accablait. Elle se voyait mal reprenant son voyage avec sous le bras une pendule aussi lourde que celle de M. Molines. D'ailleurs ses « hommes » n'étaient-ils pas sur le point de l'abandonner ? La fillette resta silencieuse, tandis que les autres mangeaient assis au pied du mur dans la tiédeur dont le crépuscule emplissait les vastes cours.
La cloche continuait de sonner. Des hirondelles poussaient des cris aigus dans le ciel rosé, et des poules caquetaient sur des tas de paille et de fumier. Le frère Anselme passa en rabattant son capuchon :
– Je m'en vais à complies. Soyez sages, ou je vous fais cuire dans ma marmite.
On voyait des silhouettes brunes glisser entre les arceaux d'un cloître. Près du porche, le vieux frère continuait de dormir. Sans doute était-il dispensé des offices... Angélique, voulant réfléchir, s'éloigna seule.
Dans l'une des cours elle aperçut un fort beau carrosse armorié reposant sur ses brancards. Des chevaux de race mangeaient leur foin à l'écurie. Ce détail l'intrigua sans qu'elle sût pourquoi. Elle marchait à petits pas dans le silence, envoûtée par le charme de cette grande demeure au milieu des arbres. Tandis que la nuit emplirait la forêt, que les loups rôderaient, l'abbaye à l'abri de ses murs épais poursuivrait sa vie close, secrète, dont la fillette ne pouvait rien imaginer. Au loin, des chants d'église montaient, lents et doux. Angélique, guidée par la musique, commença de gravir un escalier de pierre. Jamais elle n'avait entendu une harmonie si suave, car à l'église de Monteloup les cantiques brailles par le curé et le maître d'école n'avaient rien qui rappelât les phalanges célestes.
Tout à coup, elle perçut un bruit de jupe et, se retournant, vit venir dans la pénombre du cloître une fort belle dame vêtue somptueusement. Ce fut, du moins, ce qu'il lui parut. Jamais Angélique n'avait vu ni à sa mère ni à ses tantes une robe de velours noir incrustée de fleurs grises. Comment se serait-elle doutée que c'était là une toilette d'extrême simplicité, réservée aux retraites pieuses dans le calme d'une abbaye. La dame portait sur ses cheveux châtains une mantille de dentelle noire et à la main un fort gros missel. Elle passa près d'Angélique et lui jeta un regard surpris.
– Que fais-tu là, fillette ? Ce n'est pas l'heure de l'aumône.
Angélique recula en tâchant de prendre l'air niais d'une petite paysanne intimidée. Dans l'ombre de ces voûtes, la poitrine de la dame lui apparaissait extrêmement blanche et gonflée. À peine si une légère dentelle couvrait ces magnifiques rondeurs que le plastron brodé présentait, comme une corne d'abondance présente ses fruits.
« Quand je serai grande, je voudrais avoir une poitrine semblable », pensa Angélique en redescendant l'escalier en tournevis.
Elle caressait son buste encore trop maigre à son gré et se sentait envahie de trouble. Le claquement de sandales gravissant l'escalier la rejeta nerveusement à l'abri d'un pilier. Un moine la frôla de sa robe de bure. Elle ne put entrevoir qu'un fort beau visage, soigneusement rasé, des yeux bleus brillants d'intelligence dans l'ombre du froc. Il disparut. Puis sa voix, mâle et douce, s'éleva.
– On vient seulement de me prévenir de votre visite, madame. J'étais dans la bibliothèque du monastère penché sur quelques vieux grimoires traitant des philosophies grecques. Mais la salle est lointaine et mes frères sont dolents, surtout par temps de chaleur. Tout père abbé que je suis, je n'ai été averti de votre présence qu'à l'heure des compiles.
– Ne vous excusez pas, mon père. Je connais les êtres et me suis installée. Ah ! que cet air qu'on respire ici est bon ! Je suis arrivée hier en mes terres de Richeville, et n'ai eu de cesse de me rendre à Nieul. L'atmosphère de la cour depuis qu'elle s'est transportée à Saint-Germain est odieuse. Tout y est brouillon, triste et pauvre. En fait, je ne me plais qu'à Paris... ou à Nieul. D'ailleurs M. Mazarin ne m'aime pas. Je vous dirai même que ce cardinal...
Le reste de la conversation se perdit. Les deux interlocuteurs s'éloignaient. Angélique retrouva ses petits compagnons dans la vaste cuisine de l'abbaye où frère Anselme, ceint d'un tablier blanc, s'affairait aidé de deux ou trois gavroches affublés de robes trop longues pour eux. C'étaient les novices de l'abbaye.
– Repas délicat ce soir, disait le frère cuisinier. La comtesse de Richeville est dans nos murs. J'ai ordre de descendre aux caves choisir les vins les plus fins, de rôtir six chapons et de me débrouiller de n'importe quelle façon pour présenter un plat de poissons. Le tout dûment corsé d'épices, ajouta-t-il en jetant un clin d'œil entendu à un de ses confrères qui, assis à l'extrémité de la table de bois, buvait un verre de liqueur.
– Les servantes de la dame sont accortes, répondit l'autre, un homme gras et rouge dont le ventre était difficilement maintenu par une corde nouée de nœuds à laquelle pendait un chapelet. J'ai aidé ces trois charmantes demoiselles à monter le lit dans la cellule réservée à leur maîtresse, ainsi que les malles et la garde-robe.
– Ah ! ah ! ah ! s'exclama frère Anselme. Je vous vois fort bien, frère Thomas, portant malle et garde-robe ! Vous qui n'avez pas même le courage de soulever votre bedaine.
– Je les ai aidées de mes conseils, fit dignement le frère Thomas. Ses yeux injectés de sang faisaient le tour de la salle, où brillaient et crépitaient les feux sous les broches et les énormes marmites.
– Qu'est-ce que cette nuée de petits croquants que vous abritez dans vos réserves, frère Anselme ?
– Des enfants de Monteloup qui se sont égarés dans la forêt.
– Vous devriez les faire tremper dans votre court-bouillon, dit le frère Thomas en roulant des yeux terribles.
Deux des petits paysans se mirent à pleurer, effrayés.
– Allons, allons ! dit frère Anselme en ouvrant une porte. Suivez ce couloir. Vous trouverez une grange ; mettez-vous là et dormez. Je n'ai pas le temps de m'occuper de vous ce soir. Heureusement qu'un pêcheur m'a apporté un beau brochet, sinon notre père abbé, dans sa contrariété, aurait pu fort bien m'ordonner trois heures de pénitence les bras en croix. Je me fais vieux pour ce genre d'exercice...
*****
Lorsqu'elle eut constaté que ses petits compagnons s'étaient endormis, Angélique, couchée dans le foin odorant, sentit les larmes lui monter aux yeux.
– Nicolas, chuchota-t-elle, je crois que nous ne pourrons jamais arriver aux Amériques. J'ai réfléchi. Il faudrait avoir une pendule.
– Ne t'inquiète pas, répondit l'adolescent en bâillant. C'est raté pour cette fois, niais on s'est bien amusés.
– Naturellement, dit Angélique furieuse, tu es comme un écureuil. Incapable de mener à bien de grands projets. Et puis tu t'en moques que nous retournions comme des piteux à Monteloup. Ton père ne te rossera pas puisqu'il est mort, mais les autres, qu'est-ce qu'ils vont prendre !
– Ne te fais pas de souci pour eux, répéta Nicolas à demi endormi, ils ont la peau dure.
Trois secondes plus tard, il ronflait bruyamment.
Angélique pensa que tant de préoccupations l'empêcheraient de trouver le sommeil, mais peu à peu la voix lointaine du frère Anselme houspillant ses moinillons s'estompa et elle s'endormit.
Elle se réveilla parce qu'il faisait trop chaud dans le foin. Les enfants dormaient toujours et leurs souffles réguliers emplissaient la grange.
« Je vais aller respirer dehors », se dit-elle.
Elle tâtonna pour retrouver la porte du petit couloir menant à la cuisine. Dès qu'elle l'eut ouverte, un bruit de voix bruyantes et d'éclats de rire paysans lui parvint. La lueur des feux continuait de danser là-bas. Il semblait y avoir maintenant nombreuse compagnie dans le domaine de frère Anselme.
La fillette s'avança jusqu'au seuil.
Elle aperçut une dizaine de moines assis autour de la grande table garnie d'assiettes et de pichets d'étain. Des carcasses de volailles traînaient dans les plats. Une odeur de vin et de friture se mêlait à celle plus délicate d'une bouteille de liqueur ouverte dont chacun des festoyants avait un verre devant lui. Trois femmes, fraîches paysannes déguisées en soubrettes, prenaient part à la fête. Deux d'entre elles riaient fort et paraissaient déjà complètement ivres : La troisième, plus modeste, résistait aux mains gourmandes de frère Thomas qui cherchait à l'attirer.
– Allons, allons, mignonne, disait le gros moine, ne soit pas plus bégueule que ton auguste maîtresse. À cette heure, tu peux être bien sûre qu'elle ne s'entretient plus de philosophie grecque avec notre père abbé. Tu serais la seule à ne pas t'amuser cette nuit, à l'abbaye.
La servante jetait des regards gênés et déçus autour d'elle. Sans doute était-elle moins farouche qu'elle ne voulait le paraître, mais la face rubiconde du frère Thomas ne l'inspirait pas.
L'un des autres moines parut le comprendre, car il se dressa brusquement et saisit la taille de la demoiselle d'un geste engageant.
– Par saint Bernard, patron de notre cloître, s'écria-t-il, cette petite est trop fine pour vous, gros porc. Qu'en penses-tu ? interrogea-t-il en relevant d'un doigt le menton de la récalcitrante. Est-ce que je n'ai pas de beaux yeux à défaut de beaux cheveux ? Et puis, tu sais, j'ai été soldat et je sais amuser les filles.
Il avait en effet des yeux noirs et gais, et un air futé. La soubrette consentit à sourire. Il s'ensuivit une courte bagarre provoquée par le frère Thomas vexé d'être délaissé. Un pot d'étain fut renversé, les femmes protestèrent. Tout à coup, quelqu'un cria :
– Regardez ! Là !... Un ange !...
Tout le monde se tourna vers la porte, où se tenait Angélique. Elle ne recula pas, car elle n'était pas de nature craintive. Elle avait assez souvent assisté à des fêtes paysannes pour ne pas s'effrayer des éclats de voix et de l'agitation que provoquent nécessairement de larges libations. Cependant quelque chose en elle se révoltait. Il lui semblait que ce spectacle jurait avec la vision qu'elle avait eue sous les yeux du haut de la forêt, lorsque l'abbaye leur était apparue dans la lumière dorée du soir, asile et refuge de paix.
– C'est une gamine qui s'est perdue dans le bois, expliqua le frère Anselme.
– La seule fille d'une bande de gars, renchérit le frère Thomas. Ça promet. Peut-être qu'elle aime rire aussi ? Tiens, viens boire ça, dit-il en tendant vers la fillette un verre de liqueur, c'est bon, c'est sucré. C'est nous qui la fabriquons dans nos grandes cornues avec de l'angélique des marais : Angelica sylvestris.
Elle obéit, moins par gourmandise que par curiosité, et goûta à cette médecine dont on disait tant de bien, et qui portait son nom. Le breuvage, d'un vert doré, lui parut délicieux, à la fois fort et velouté, et lorsqu'elle eut bu, une agréable chaleur se répandit en elle.
– Bravo ! braillait frère Thomas. Toi, au moins, tu sais lever le coude !
Il l'attira sur ses genoux. Son haleine avinée, l'odeur de suint de sa robe de bure dégoûtaient Angélique, mais elle était étourdie par l'alcool qu'elle venait d'absorber. La main du frère Thomas tapotait les genoux d'Angélique d'un geste qui se voulait paternel.
– Elle est tout plein mignonne, cette petite.
Une voix venue de la porte s'éleva :
– Mon frère, laissez cette enfant tranquille.
Un moine coiffé de son capuchon, les mains dans ses vastes manches, se tenait sur le seuil comme une apparition.
– Ah ! voilà notre rabat-joie, grogna frère Thomas. On ne vous demande pas de vous joindre à nous, frère Jean, si la bonne chère ne vous tente pas. Mais au moins laissez les autres se réjouir tranquillement. Vous n'êtes pas encore notre prieur.
– Il n'est pas question de cela, répondit l'autre d'une voix altérée. Je vous recommande seulement de laisser cette enfant. C'est la fille du baron de Sancé, et il ne serait pas bon qu'elle eût à se plaindre à lui de vos mœurs plutôt que de se féliciter de votre hospitalité.
Il y eut un silence fait d'étonnement et de gêne.
– Venez, mon enfant, dit le moine d'un ton ferme.
Machinalement Angélique le suivit. Ils traversèrent la cour. Levant les yeux, la fillette aperçut le ciel étoile, d'une pureté indicible, au-dessus du monastère.
– Entrez là, dit frère Jean en ouvrant une porte de bois percée d'un guichet. C'est ma cellule. Vous pourrez vous y reposer en paix en attendant le jour.
C'était une très petite pièce aux murs nus à peine ornés d'un crucifix de bois et d'une image de la Vierge. Dans un coin, il y avait une couchette basse, presque une planche recouverte de draps grossiers et d'une couverture. Un prie-Dieu de bois dont la tablette était chargée de livres de prières se trouvait sous le crucifix. Il régnait là une fraîcheur agréable, mais qui, l'hiver, devait se transformer en froid atroce. La fenêtre en plein cintre se fermait par un seul volet de bois. Ouverte, ce soir, les effluves de la forêt nocturne, faits d'odeurs de mousse et de champignons, pénétraient dans la pièce. À gauche, le seuil d'une marche donnait accès à un réduit où brillait une veilleuse. Un pupitre garni de parchemins et de godets l'encombrait. Le moine désigna sa couchette à Angélique.
– Étendez-vous et dormez sans crainte, mon enfant. Pour moi, je vais poursuivre mes travaux.
Il pénétra dans le réduit, s'assit sur un tabouret et se pencha sur les parchemins. Assise au bord du raide matelas, la fillette ne se sentait aucune envie de dormir. Elle n'avait jamais imaginé des lieux aussi étranges. Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. En dessous d'elle elle devina des rangées de petits jardins très étroits, séparés les uns des autres par de hauts murs. Chaque moine avait le sien, où il allait chaque jour cultiver quelques légumes et creuser sa tombe.
À pas de loup, la fillette se rapprocha de la chambrette où travaillait frère Jean. La veilleuse éclairait un profil de jeune homme à demi enseveli sous le capuchon. D'une main attentive, il copiait une enluminure ancienne. Ses pinceaux, enduits de rouge, de poudre d'or ou de bleu puisés dans des godets, reproduisaient habilement les entrelacs de fleurs et de monstres dont l'art du Moyen Age s'était plu à enrichir les missels.
Devinant la présence de la fillette, il redressa la tête et sourit.
– Vous ne dormez pas ?
– Non.
– Comment vous appelez-vous ?
– Angélique.
Une émotion soudaine bouleversa le visage creusé par les privations et l'ascétisme.
– Angélique ! Fille des Anges. C'est bien cela, murmura-t-il.
– Je suis bien contente que vous soyez venu, mon père. Ce gros moine ne me plaisait pas.
– Tout à coup, dit frère Jean dont les yeux brillèrent étrangement, une voix a dit en moi : « Lève-toi, laisse là ton travail paisible. Veille sur mes brebis perdues... » J'ai quitté ma cellule, porté par je ne sais quel élan. Mon enfant, pourquoi ne vous trouvez-vous pas sagement sous le toit de vos parents, comme il se devrait pour une fille de votre âge et de votre condition ?
– Je ne sais pas, murmura Angélique en baissant la tête avec confusion.
Le moine avait posé ses pinceaux. Il se leva, et les mains dans ses larges manches, il s'approcha de la fenêtre et regarda longuement le ciel étoile.
– Voyez, fit-il à mi-voix, la nuit règne encore sur la terre. Les paysans dorment dans leurs masures et les seigneurs dans leurs châteaux. Ils oublient leurs peines d'hommes dans le sommeil. Mais l'abbaye ne dort jamais... Il y a des lieux où souffle l'esprit. Ici même, dans un combat qui ne finit point, soufflent l'Esprit de Dieu et l'Esprit du Mal...
« J'ai quitté le monde très jeune et suis venu m'ensevelir entre ces murs pour y servir Dieu dans la prière et le jeûne. J'y ai trouvé, mêlées à la plus haute culture, à la plus grande mystique, des mœurs infâmes, corrompues. Des soldats déserteurs ou invalides, des paysans paresseux recherchent dans le cloître sous la bure monacale une vie négligente et protégée2 ; ils y introduisent leurs habitudes dépravées.
« L'abbaye est comme un grand navire ballotté par les tempêtes et qui craque de toutes parts. Mais elle ne sombrera pas, tant qu'il restera entre ses murs des âmes priantes. Nous sommes ainsi quelques-uns à vouloir, coûte que coûte, mener ici la vie de pénitence et de sanctification à laquelle nous nous étions destinés.
« Ah ! ce n'est pas chose facile. Que n'invente le démon pour nous détourner de notre voie... Celui qui n'a pas vécu dans les cloîtres n'a jamais vu en face le visage de Satan.
« Il voudrait tant régner en maître dans la demeure de Dieu !... Et comme s'il jugeait insuffisantes les tentations de désespoir ou celles qu'il nous envoie par les femmes qui ont droit de cité dans notre enceinte, il vient lui-même la nuit, frappe à nos portes, nous réveille, nous roue de coups...
Il releva sa manche, montrant un bras meurtri d'ecchymoses.
– Regardez, fit-il plaintivement, regardez ce que Satan m'a fait. Angélique l'écoutait avec une terreur grandissante.
« Il est fou », se disait-elle.
Mais elle craignait encore plus qu'il ne fût pas fou. Elle pressentait la vérité de ses paroles et la peur lui hérissait les cheveux. Quand donc finirait cette nuit pesante et désolée ?...
Le moine était tombé à genoux sur le sol dur et froid.
– Seigneur, disait-il, secours-moi. Prends pitié de ma faiblesse. Que le Maudit s'éloigne !
Angélique, assise au bord de la couchette, sentait sa bouche se dessécher d'un effroi qu'elle ne pouvait définir. Les mots « nuit maléfique », dont la nourrice émaillait ses contes, lui revinrent à l'esprit. Il y avait autour d'elle quelque chose d'insupportable qu'elle ne pouvait définir et qui l'étouffait jusqu'à l'angoisse. Enfin le son grêle d'une cloche s'éleva dans la nuit, rompant le silence profond du monastère.
Frère Jean se redressa. Angélique vit que des sillons de sueur brillaient sur ses tempes, comme s'il venait de soutenir un combat physique épuisant.
– Voici matines, dit-il. Ce n'est pas encore l'aube, mais je dois me rendre à la chapelle avec mes frères. Demeurez ici, si vous le désirez. Je viendrai vous chercher quand il fera jour.
– Non, j'ai peur, protesta Angélique, qui avait envie de se cramponner à la robe de bure de son protecteur, ne puis-je vous suivre à l'église ? Je prierai, moi aussi.
– Si vous voulez, mon enfant.
Il ajouta avec un sourire triste :
– Autrefois on n'eût jamais songé à mener une fillette à matines, mais maintenant nous croisons dans nos cloîtres tant d'étranges visages que plus rien n'étonne. C'est pourquoi je vous ai conduite chez moi, où vous étiez plus à l'abri que dans une grange.
Et gravement :
– Quand vous serez sortie de cette enceinte, puis-je vous demander, Angélique, de ne point raconter ce que vous y avez vu ?
– Je vous le promets, dit-elle en levant vers lui ses yeux purs. Ils sortirent dans le couloir où une buée froide semblait sourdre des vieilles pierres avec l'approche de l'aube.
– Pourquoi y a-t-il un petit guichet à votre porte ? demanda encore Angélique.
– Jadis nous étions un ordre de solitaires. Les pères ne sortaient jamais de leur cellule que pour se rendre aux offices, et même ceci était interdit en temps de carême. Les frères convers déposaient leurs repas dans ce guichet. Maintenant taisez-vous, petite, et soyez aussi discrète que possible. Vous m'obligeriez. Des silhouettes encapuchonnées passaient près d'eux dans un bruit de chapelets et de prières murmurées.
Angélique se blottit dans un coin de la chapelle et s'efforça de prier ; mais les chants monotones et l'odeur des cierges allumés l'endormirent.
Lorsqu'elle se réveilla, la chapelle était de nouveau déserte, mais les cierges, à peine éteints, fumaient sous les voûtes sombres.
Elle sortit. Le soleil se levait. Sous sa lueur pourprée, les toits de tuiles étaient couleur de giroflée. Des colombes roucoulaient dans le jardin près d'un vieux saint de pierre. Angélique s'étira longuement et bâilla. Elle se demandait si elle n'avait pas rêvé...
*****
Le frère Anselme, cordial mais lent, n'attela son chariot qu'après le repas de midi.
– Ne vous inquiétez pas, petits gars, disait-il gaiement. Je retarde d'autant votre fessée. Nous n'arriverons à votre village qu'à la nuit. Les paysans auront envie de dormir...
« À moins qu'ils ne soient par les champs à la recherche de leurs rejetons », pensait Angélique, qui n'était pas fière. Il lui semblait qu'elle avait subitement vieilli en quelques heures.
« Je ne ferai plus jamais de bêtises », se dit-elle avec une résolution teintée de mélancolie.
Frère Anselme, par révérence pour son rang, la fit monter à côté de lui sur le siège, tandis que les petits paysans s'empilaient à l'arrière du chariot.
– Ho ! Ho ! ma douce mule ! ma bonne mule ! chantonnait le moine en secouant ses rênes.
Mais la bête ne se hâtait point. Le soir tombait qu'on se trouvait encore sur la voie romaine.
– Je vais prendre un raccourci, dit le moine. L'ennui c'est qu'il faut passer près de Vaunou et Chaillé, qui sont des villages protestants. Dieu veuille que la nuit soit venue et que ces hérétiques ne nous aperçoivent pas. Ma bure n'est guère aimée par là.
Il mit pied à terre pour tirer la mule dans un sentier montant. Angélique, qui avait envie de se dégourdir les jambes, vint marcher à son côté. Elle regardait avec étonnement autour d'elle, s'apercevant qu'elle n'était jamais venue dans ce coin, qui n'était pourtant qu'à quelques kilomètres de Monteloup. Le sentier traversait le flanc d'une sorte d'éboulis qui avait un peu l'aspect d'une carrière abandonnée. En examinant les lieux avec plus d'attention, Angélique vit émerger, en effet, quelques ruines.
Ses pieds nus dérapaient sur des scories noircies.
– Drôle de pierre ponce, dit-elle en se baissant pour ramasser une pierre boursouflée et pesante, qui l'avait blessée.
– C'est une très vieille mine de plomb des Romains, expliqua le moine. Elle figure dans nos anciens écrits sous le nom d'Argentum, car on en tirait aussi de l'argent, paraît-il. On avait essayé de la reprendre au XIIIe siècle, et les quelques fours abandonnés datent surtout de cette époque plus récente.
La fillette l'écoutait avec intérêt.
– Et le minerai dont on tirait le plomb, c'est sans doute cette lave figée noire et lourde ?
Le frère Anselme prit un air doctrinal.
– Pensez-vous ! Le minerai c'est le terrain jaune, en gros blocs. On dit qu'on en tire aussi des poisons à l'arsenic. Ne ramassez pas cela ! Mais, en revanche, vous pouvez toucher ces cubes brillants couleur argent, mais fragiles, que je vais vous trouver par ici.
Le moine chercha quelques instants, puis appela Angélique pour lui montrer sur un rocher des sortes de bas-reliefs de roche noire et de forme géométrique. Il en gratta quelques-uns et une surface brillante couleur argent apparut.
– Mais si c'est de l'argent massif, observa Angélique, pratique, pourquoi personne ne le ramasse-t-il pas ? Ça doit valoir très cher et tout au moins pouvoir payer les impôts ?
– Ce n'est pas aussi simple que cela, noble demoiselle. D'abord n'est pas argent tout ce qui brille, et ce que vous voyez là est en réalité un autre minerai de plomb. Toutefois il contient de l'argent, mais, pour l'en sortir, c'est très compliqué : il n'y a que les Espagnols et les Saxons qui savent le procédé. Il parait qu'on en fait des pâtés avec du charbon et de la résine, et qu'on les fond à la. forge sous un feu violent. Alors on obtient un lingot de plomb. Jadis on l'employait fondu pour le déverser sur les ennemis par le mâchicoulis de votre château. Mais, quant à en tirer de l'argent, c'est l'affaire d'alchimistes savants, et moi je ne le suis qu'à moitié.
– Vous avez dit, frère Anselme, de notre château ; pourquoi « notre château » ?
– Pardi ! Pour la raison bien simple que ce coin abandonné fait partie de vos terres, encore qu'il en soit séparé par les terres de Plessis.
– Jamais mon père n'en a parlé...
– Ce terrain est petit, très étroit et aucune culture n'y vient. Que voulez-vous que votre père en fasse ?
– Mais, pourtant, ce plomb et cet argent ?...
– Bah ! nul doute qu'ils ne soient épuisés. Au surplus, ce que je vous en dis, c'est d'un vieux moine saxon que je le tiens. Il avait la manie des cailloux et aussi des vieux grimoires. Je crois qu'il était un peu fou...
La mule, traînant la carriole, avait continué son chemin seule et au sommet de la côte débouchait sur un plateau. Angélique et le frère Anselme la rejoignirent et remontèrent sur le siège. L'ombre fut très vite assez dense.
– Je n'allume pas la lanterne, souffla le moine, pour ne pas nous faire remarquer. Quand je passe par ces villages, croyez-moi, il me vaudrait mieux les traverser tout nu qu'avec mon froc sur le dos et mon chapelet à la ceinture. Ne... n'est-ce pas des torches qu'on aperçoit là-bas ? demanda-t-il soudain en retenant les rênes.
En effet, à quelque cent mètres, on voyait bouger de nombreux points lumineux, qui peu à peu se multipliaient. Un chant bizarre et triste était apporté par le vent de la nuit.
– Que la Vierge nous protège ! s'écria frère Anselme en sautant à terre, ce sont les huguenots de Vauloup qui vont enterrer leurs morts. La procession vient par là. Il faut nous en retourner.
Il saisit la bride de la mule et essaya de lui faire faire volte-face dans le sentier étroit. Mais la bête refusa la manœuvre. Le moine s'affolait, jurait. Il n'était plus question de « douce mule », mais de « sacrée bête ». Angélique et Nicolas le rejoignirent pour essayer à leur tour de convaincre l'animal. La procession se rapprochait. Le cantique s'amplifiait : « Le Seigneur est notre secours dans nos tribulations... »
– Hélas ! Hélas ! gémissait le moine.
Les premiers porteurs de torches débouchèrent au détour du chemin. La lumière subite éclaira la carriole à demi engagée en travers du chemin.
– Qu'est cela ?
– Un suppôt du diable, un moine...
– Il nous barre la route.
– N'est-ce pas assez d'être contraints d'enterrer nos morts la nuit comme des chiens ?...
– Il veut les profaner encore par sa présence.
– Bandit ! Libertin ! Chien de papiste ! pourceau !
Les premières pierres ramassées sonnèrent contre le bois de la carriole. Les enfants se mirent à pleurer.
Angélique se précipita, les bras étendus.
– Arrêtez ! Arrêtez ! ce sont des enfants !
Son apparition, cheveux épars, déchaîna les passions.
– Une fille naturellement ! Une de leurs concubines !
– Et, dans la carriole, leurs bâtards arrosés d'eau bénite...
– Ceux-là aussi ils ont été conçus sans péché !
– Et par l'opération du Saint-Esprit !
– Ce sont nos enfants qu'ils ont volés pour les immoler devant leurs idoles !
– À mort les bâtards du diable !
– Au secours pour nos enfants !
Les faces grossières des paysans vêtus de noir se hissaient autour du chariot. Les gens de la procession, qui ne savaient pas ce qui se passait, continuaient de chanter :
« L'Éternel est notre forteresse !... » Mais la foule s'amassait de plus en plus. Houspillé, roué de coups, frère Anselme, avec une agilité qu'on n'eût pas attendue de ce gros corps, réussit à se faufiler et à s'enfuir à travers champs. Nicolas, frappé à coups de bâton, essayait néanmoins de faire tourner la mule affolée. Des mains griffues s'étaient abattues sur Angélique. Se tordant comme une couleuvre, elle s'échappa, se glissa en contrebas du chemin et se mit à courir. L'un des huguenots la poursuivit, la rejoignit. C'était un très jeune garçon, presque de son âge, dont l'adolescence devait décupler la passion sectaire.
Ils roulèrent dans l'herbe en se battant. Angélique était possédée soudain d'un délire de rage. Elle griffait, mordait, se cramponnait de toutes ses dents à des morceaux de chair dont le sang salé coulait sur sa langue. Elle sentit enfin son adversaire faiblir et put s'échapper encore.
Devant la carriole, un homme de grande taille s'était dressé.
– Arrêtez ! Arrêtez, malheureux ! criait-il répétant l'appel que la fillette avait lancé tout à l'heure. Ce sont des enfants.
– Enfants du diable ! Oui ! Et les nôtres, qu'en a-t-on fait ? On les a jetés sur des piques par les fenêtres à la Saint-Barthélémy.
– Ce sont les choses du passé, mes fils. Suspendez votre bras vengeur. Il nous faut la paix. Arrêtez, mes fils, écoutez votre pasteur.
Angélique entendit le grincement de la carriole qui s'ébranlait, conduite par Nicolas qui avait réussi enfin à la faire tourner.
Se faufilant derrière les haies, elle le rejoignit au tournant suivant.
– Sans leur pasteur, je crois que nous serions tous morts, chuchota le jeune paysan dont les dents claquaient.
Angélique était couverte d'égratignures. Elle essayait de ramener sur elle sa robe déchirée et boueuse. On lui avait tellement tiré les cheveux qu'elle avait l'impression d'être scalpée et souffrait affreusement.
Un peu plus loin, une voix étouffée lança un appel et frère Anselme sortit des buissons.
Il fallut redescendre jusqu'à la route romaine. Heureusement, la lune s'était levée. Les enfants n'arrivèrent qu'au petit jour à Monteloup. On leur apprit que depuis la veille les paysans battaient la forêt de Nieul. N'ayant trouvé que la sorcière qui cueillait des simples dans une clairière, ils l'avaient accusée d'avoir enlevé leurs enfants et l'avaient pendue, sans plus de façons, à la branche d'un chêne.
*****
– Te rends-tu compte, dit le baron Armand à sa fille Angélique, des soucis et des ennuis dans lesquels je m'empêtre à cause de vous tous et de toi en particulier ?...
C'était quelques jours après son escapade. Angélique, flânant par un chemin creux, venait de rencontrer son père assis sur une souche tandis que son cheval broutait près de lui.
– Est-ce que les mulets ne vont pas, père ?
– Si, tout marche bien. Mais je reviens de chez l'intendant Molines. Vois-tu, Angélique, à la suite de ta randonnée insensée dans la forêt, ta tante Pulchérie nous a démontré, à ta mère et à moi, qu'il était impossible de te garder plus longtemps au château. Il faut te mettre au couvent. Aussi je me suis résolu à une démarche fort humiliante et que j'aurais voulu éviter à tout prix. Je viens d'aller trouver l'intendant Molines pour lui demander de m'accorder cette avance d'aide à ma famille qu'il m'avait proposée.
Il parlait d'une voix basse et triste, comme si quelque chose se fût brisé en lui, comme si quelque chose lui fût arrivé de plus pénible encore que la mort de son père ou que le départ de son fils aîné.
– Pauvre papa ! murmura Angélique.
– Mais ce n'est pas si simple, reprit le baron. S'il suffisait encore de tendre la main à un roturier, la chose est déjà bien dure. Cependant, ce qui m'inquiète, c'est que l'arrière-pensée de Molines m'échappe. Il a posé à son nouveau prêt des conditions étranges.
– Quelles conditions, père ?
Il la regarda pensivement et, avançant sa main calleuse, caressa les magnifiques cheveux d'or sombre.
– C'est bizarre... J'ai plus de facilité à me confier à toi qu'à ta mère. Tu es une grande folle sauvage, mais il semble déjà que tu es capable de tout comprendre. Certes, je me doutais que Molines, dans cette affaire de mulets, recherchait un substantiel bénéfice commercial, mais je ne comprenais pas très bien pourquoi il s'adressait à moi pour la lancer, plutôt qu'à un simple maquignon du pays. En fait, ce qui l'intéresse, c'est ma qualité de noble. Il m'a dit aujourd'hui qu'il comptait sur moi pour obtenir de mes relations ou parents la dispense totale, par l'intendant général des Finances Fouquet, des droits de visite de douane, d'octroi et de poussière pour le quart de notre production muletière, ainsi que le droit garanti pour ce quart d'être exporté en Angleterre ou en Espagne, lorsque la guerre avec cette dernière sera terminée.
– Mais c'est parfait ! s'écria Angélique enthousiaste. Voilà une affaire habilement montée. D'une part Molines est roturier et malin. D'autre part vous, vous êtes noble...
– Et pas malin, sourit le père.
– Non : pas au courant. Seulement vous avez des relations et des titres. Vous devez réussir. Vous disiez vous-même l'autre jour que l'acheminement des mulets vers l'étranger vous semblait impossible avec tous ces octrois et péages qui en multiplient les frais. Et, pour le quart de la production, le surintendant ne peut que trouver la chose raisonnable ! Que ferez-vous du reste ?
– Précisément l'intendance militaire aura le droit de s'en réserver l'achat, aux prix de l'année, sur le marché de Poitiers.
– Tout a été prévu. Ce Molines est un homme avisé ! Il faudra voir M. du Plessis, et peut-être écrire au duc de la Trémouille. Mais je crois que tous ces grands personnages vont venir d'ici peu dans la région pour s'occuper encore de leur Fronde.
– On en parle en effet, dit le baron avec humeur. Toutefois, ne me félicite pas trop vite. Que les princes viennent ou non, il n'est pas certain que je sois en pouvoir d'obtenir leur accord. Et, d'ailleurs, je ne t'ai pas dit le plus étonnant.
– Quoi donc ?
– Molines veut que je remette en fonction la vieille mine de plomb que nous possédons du côté de Vauloup, soupira le baron d'un air rêveur. Je me demande parfois si cet homme a toute sa raison et j'avoue que je comprends mal des affaires aussi tortueuses..., si affaires il y a. Bref, il m'a prié de solliciter du roi le renouvellement du privilège détenu par mes ancêtres de produire des lingots de plomb et d'argent sortis de la mine. Tu connais bien la mine abandonnée de Vauloup ?... interrogea Armand de Sancé en voyant que sa fille avait l'air absent.
Angélique fit oui de la tête.
– Savoir ce que ce régisseur du diable espère tirer de ces vieux cailloux ?... Car, évidemment, le rééquipement de la mine se fera sous mon nom, mais c'est lui qui paiera. Un accord secret entre nous stipulera qu'il aura droit de fermage dix ans durant sur cette mine de plomb, prenant en charge mes obligations de propriétaire du sol et d'exploitation du minerai. Seulement je dois obtenir du surintendant le même allégement d'impôt sur le quart de la future production, ainsi que les mêmes garanties d'exportation. Tout cela me semble un peu compliqué, conclut le baron en se levant.
Ce geste fit sonner dans sa bourse les écus que venait de lui remettre Molines, et ce bruit sympathique le détendit.
Il rappela son cheval et jeta un regard qu'il voulait sévère sur Angélique pensive.
– Tâche d'oublier ce que je viens de te raconter, et occupe-toi de ton trousseau. Car cette fois-ci, c'est décidé, ma fille. Tu pars au couvent.
*****
Angélique prépara donc son trousseau. Hortense et Madelon partaient aussi. Raymond et Gontran les accompagneraient, et après avoir déposé leurs sœurs chez les dames ursulines, se rendraient chez les pères jésuites de Poitiers, éducateurs dont on disait merveille.
Il fut même question d'entraîner dans cette émigration le jeune Denis, âgé de neuf ans. Mais la nourrice se révolta. Après T'avoir accablée de la charge de dix enfants, on voulait les lui enlever « tous ». Elle avait horreur de ces façons extrêmes, disait elle. Denis resta donc. Avec Marie-Agnès, Albert et un dernier petit garçon de deux ans qu'on appelait Bébé, Denis suffirait à occuper les « loisirs » de Fantine Lozier. Cependant quelques jours avant le départ, un incident faillit changer le cours de la destinée d'Angélique.
Un matin de septembre, M. de Sancé revint très affairé du château du Plessis.
– Angélique, s'écria-t-il en entrant dans la salle à manger où la famille réunie l'attendait pour se mettre à table, Angélique, es-tu là ?
– Oui, père.
Il jeta un coup d'œil critique à sa fille qui, ces derniers mois, avait encore grandi et dont les mains étaient propres et les cheveux bien peignés. Tout le monde s'accordait à dire qu'Angélique devenait raisonnable.
– Cela ira, murmura-t-il.
Et s'adressant à sa femme :
– Figurez-vous que toute la tribu du Plessis, marquis, marquise, fils, pages, valets, chiens, vient de débarquer au domaine. Ils ont un hôte illustre, le prince de Condé et toute sa cour. Je suis tombé au milieu d'eux et me sentais assez marri. Mais mon cousin s'est montré aimable. Il m'a interpellé, m'a demandé de vos nouvelles, et savez-vous ce qu'il m'a demandé ? De lui amener Angélique pour remplacer une des filles d'honneur de la marquise. Celle-ci a dû laisser à Paris presque toutes ses gamines qui la coiffent, l'amusent et lui jouent du luth. La venue du prince de Condé la bouleverse ; elle a besoin, assure-t-elle, de petites chambrières gracieuses pour l'aider.
– Et pourquoi pas moi ? s'exclama Hortense scandalisée.
– Parce qu'il a dit « gracieuses », rétorqua son père sans ambages.
– Le marquis m'avait pourtant trouvé beaucoup d'esprit.
– Mais la marquise veut de jolis minois autour d'elle.
– Oh ! c'est trop fort, s'écria Hortense en se précipitant sur sa sœur, toutes griffes dehors.
Mais celle-ci avait prévu le geste et s'esquiva prestement. Le cœur battant, elle monta jusqu'à la grande chambre qu'elle partageait seule maintenant avec Madelon. Par la fenêtre, elle appela l'un des petits valets et lui ordonna de monter un seau d'eau et un baquet.
Elle se lava avec beaucoup de soin, et brossa longuement ses beaux cheveux qu'elle portait sur les épaules en une sorte de capeline soyeuse. Pulchérie vint la rejoindre en apportant la plus belle robe qu'on lui eût faite pour son entrée au couvent.
Angélique admirait cette robe, bien qu'elle fût d'une teinte grise assez terne. Mais l'étoffe était neuve, achetée exprès pour la circonstance chez un important drapier de Niort, et un col blanc l'égayait. C'était sa première robe longue. Elle la revêtit avec un mouvement de plaisir. La tante joignait les mains, attendrie.
– Ma petite Angélique, on te prendrait pour une jeune fille. Peut-être faudrait-il relever tes cheveux ?
Mais Angélique refusa. Son instinct féminin l'avertissait de ne pas diminuer l'éclat de sa seule parure.
Elle monta sur une jolie mule baie que son père avait fait seller à son intention et, en compagnie de celui-ci, prit le chemin du château du Plessis !
*****
Le château s'était éveillé de son sommeil enchanté. Lorsque le baron et sa fille eurent laissé leurs bêtes chez le régisseur Molines, et qu'ils remontèrent l'allée principale, des bouffées de musique vinrent à leur rencontre. De longs lévriers et de mignons griffons folâtraient sur les pelouses. Des seigneurs aux cheveux bouclés et des dames en robes chatoyantes parcouraient les allées. Certains regardèrent avec étonnement le hobereau vêtu de bure sombre et cette adolescente en tenue de pensionnaire.
– Ridicule, mais jolie, dit une des dames en jouant de l'éventail.
Angélique se demanda si c'était d'elle qu'il s'agissait. Pourquoi la disait-on ridicule ? Elle regarda mieux les toilettes somptueuses, aux couleurs vives, garnies de dentelles, et commença à trouver sa robe grise déplacée.
Le baron Armand ne partageait pas la gêne de sa fille. Il était tout à l'anxiété de l'entrevue qu'il comptait demander au marquis du Plessis. Obtenir la remise totale sur le quart d'une production muletière et d'une mine de plomb, cela pouvait être extrêmement facile pour un noble de haut lignage comme l'était en fait l'actuel baron de Ridoué de Sancé de Monteloup. Mais le pauvre gentilhomme s'apercevait qu'à vivre loin de la cour il était devenu aussi gauche qu'un paysan, parmi ces personnages dont les chevelures poudrées, l'haleine parfumée, les exclamations de perruche l'ahurissaient. Du temps du roi Louis XIII, il croyait se souvenir qu'on affichait plus de simplicité et de rudesse. N'était-ce pas Louis XIII lui-même qui, choqué par le sein trop dévoilé d'une jeune beauté de Poitiers, avait craché sans vergogne dans cet entrebâillement indiscret... et tentateur ?... Témoin, en son temps, de cet acte royal, Armand de Sancé l'évoquait avec regret tandis que, suivi d'Angélique, il se frayait un passage parmi la cohue enrubannée.
Des musiciens perchés sur une petite estrade maniaient des instruments aux sons grêles et charmants : vielles, luths, hautbois, flûtes. Dans une grande salle garnie de glaces, Angélique aperçut des jeunes gens qui dansaient. Elle se demanda si son cousin Philippe était parmi eux.
Cependant le baron de Sancé, parvenu au fond des salons, s'inclinait, en ôtant son vieux feutre garni d'une maigre plume. Angélique se mit à souffrir. « Dans notre pauvreté, pensait-elle, l'arrogance seule eût été de mise. » Au lieu de plonger dans la révérence que Pulchérie lui avait fait répéter trois fois, elle resta raide comme un pantin de bois, regardant droit devant elle. Les visages qui l'entouraient se brouillaient un peu, mais elle savait que tout le monde mourait d'envie de rire à sa vue. Un silence mêlé de gloussements étouffés s'était établi brusquement au moment où le valet avait annoncé :
– M. le baron de Ridoué de Sancé de Monteloup.
Le visage de la marquise du Plessis devenait tout rouge derrière son éventail et ses yeux brillaient de gaieté contenue. Ce fut le marquis du Plessis qui vint au secours de tous en s'avançant affablement.
– Mon cher cousin, s'écria-t-il, vous nous comblez en accourant si vite et en amenant votre charmante fille. Angélique, vous êtes encore plus jolie qu'à mon dernier passage. N'est-ce pas ? N'a-t-elle pas l'air d'un ange ? interrogea-t-il en se tournant vers sa femme.
– Absolument, approuva celle-ci, qui avait repris son sang-froid. Avec une autre robe, elle sera divine. Asseyez-vous sur ce tabouret, mignonne, que nous puissions vous observer à l'aise.
– Mon cousin, dit Armand de Sancé, dont la voix rugueuse sonna bizarrement dans ce salon précieux, je désirerais vous entretenir sans tarder d'affaires importantes. Le marquis haussa des sourcils étonnés.
– Vraiment ? Je vous écoute.
– Je regrette, mais ces choses ne peuvent être traitées qu'en privé. M. du Plessis jeta un regard à la fois résigné et cocasse à son entourage.
– C'est bon ! C'est bon, mon cousin baron. Nous allons nous rendre dans mon cabinet. Mesdames, excusez-nous. À tout à l'heure...
Angélique, sur son tabouret, était le point de mire d'un cercle de curieux. L'émotion affreuse qui l'avait étreinte se dissipait un peu. Maintenant elle distinguait nettement tous ces visages qui l'entouraient. La plupart lui étaient étrangers. Mais, près de la marquise, il y avait une très belle femme qu'elle reconnut à sa gorge blanche et nacrée.
« Mme de Richeville », pensa-t-elle.
La robe brodée d'or de la comtesse et son plastron fleuri de diamants lui faisaient trop comprendre à quel point sa robe grise était laide. Toutes ces dames étincelaient de la tête aux pieds. Elles portaient à la ceinture des colifichets étranges : petits miroirs, peignes d'écaille, drageoirs et montres. Jamais Angélique ne pourrait être vêtue ainsi. Jamais elle ne serait capable de regarder les autres avec tant de hauteur, jamais elle ne saurait s'entretenir de cette voix élevée et précieuse qui semblait perpétuellement sucer des dragées.
– Ma chère, disait l'une, elle a des cheveux séduisants, mais qui n'ont jamais connu aucun entretien.
– Sa poitrine est maigre pour quinze ans.
– Mais, ma très chère, elle n'a que treize ans à peine.
– Voulez-vous mon avis, Henriette ? Il est trop tard pour la dégrossir.
« Suis-je une mule qu'on achète ? » se demandait Angélique, trop stupéfaite pour être vraiment blessée.
– Que voulez-vous, s'écria Mme de Richeville, elle a les yeux verts, et les yeux verts portent malheur, comme l'émeraude.
– C'est une teinte rare, protesta l'une.
– Mais sans charme. Regardez-moi quelle expression dure a cette fillette. Non, vraiment, je n'aime pas les yeux verts.
« M'enlèvera-t-on jusqu'à mes seuls biens, mes yeux et mes cheveux ? » pensait l'adolescente.
– Certes, madame, dit-elle brusquement à voix haute, je ne doute pas que les yeux bleus de l'abbé de Nieul n'aient plus de douceur... et ne vous portent bonheur, acheva-t-elle plus bas.
Il y eut un silence de mort. Quelques rires jaillirent, puis s'éteignirent. Des dames regardèrent autour d'elles avec égarement, comme si elles doutaient d'avoir entendu de telles paroles prononcées par cette gamine impassible. Une teinte pourpre s'était étendue sur le visage de la comtesse de Richeville et gagnait sa gorge.
– Mais je la reconnais ! s'écria-t-elle.
Puis elle se mordit les lèvres.
On regardait Angélique avec stupeur. La marquise du Plessis, qui était une très méchante langue, s'étouffait de nouveau de rire dans son éventail. Mais c'était maintenant à sa voisine qu'elle essayait de dissimuler son hilarité.
– Philippe ! Philippe ! appela-t-elle pour se donner une contenance. Où est mon fils ? Monsieur de Barre, voulez-vous avoir la bonté de faire venir le colonel ?... Et lorsque le jeune colonel de seize ans fut là :
– Philippe, voici ta cousine de Sancé. Emmène-la donc danser. La compagnie des jeunes gens la distraira mieux que la nôtre.
Sans attendre, Angélique s'était levée. Elle s'en voulait de sentir battre son cœur. Le jeune seigneur regardait sa mère avec une indignation non dissimulée. « Comment, semblait-il dire, osez-vous me jeter dans les bras une fille aussi mal fagotée ? »
Mais il dut comprendre, à l'expression de l'entourage qu'il se passait quelque chose d'anormal et, tendant la main à Angélique, il murmura du bout des lèvres : « Venez donc, ma cousine. »
Elle mit dans la paume ouverte ses petits doigts, dont elle ignorait la joliesse. En silence, il la guida jusqu'au seuil de la galerie où les pages et les jeunes gens de son âge avaient droit de s'ébattre à leur guise.
– Place ! place ! cria-t-il tout à coup. Mes amis, je vous présente ma cousine la baronne de la Triste Robe.
Il y eut de grands rires, et tous les jeunes gens se précipitèrent vers eux. Les pages avaient de curieuses petites culottes bouffantes arrêtées au ras des cuisses, et avec leurs longues jambes maigres d'adolescents, perchés sur des talons hauts, ils ressemblaient à des échassiers.
« Après tout, je ne suis pas plus ridicule avec ma triste robe qu'eux avec cette espèce de potiron autour des hanches », pensa Angélique.
Elle eût sacrifié assez volontiers un peu de son amour-propre pour rester encore auprès de Philippe. Mais l'un des garçons demanda :
– Savez-vous danser, mademoiselle ?
– Un peu.
– Vraiment ? Et quelles danses ?
– La bourrée, le rigodon, la ronde...
– Ah ! ah ! ah ! s'esclaffèrent les jeunes gens. Philippe, quel oiseau nous amènes-tu là !
Allons, allons, messieurs, tirons au sort ! Qui va faire danser la campagnarde ? Où sont les amateurs de bourrée ! Pouf ! Pouf !... Pouf !
Brusquement, Angélique arracha sa main de celle de Philippe et s'enfuit.
Elle traversa les grands salons encombrés de valets et de seigneurs, le hall pavé de mosaïque où des chiens dormaient sur des carreaux de velours. Elle cherchait son père, et" surtout elle ne voulait pas pleurer. Tout ceci n'en valait pas la peine. Ce serait un souvenir qu'il faudrait effacer de sa mémoire, comme un rêve un peu fol et grotesque. Il n'est pas bon pour la caille de sortir de son fourré. Pour avoir écouté avec quelque bonne volonté les enseignements de la tante Pulchérie, Angélique se disait qu'elle avait été justement punie des mouvements de vanité que lui avait inspirés la demande flatteuse de la marquise du Plessis.
Elle entendit enfin, venant d'un petit salon écarté, la voix un peu perçante du marquis.
– Mais pas du tout, pas du tout ! Vous n'y êtes pas du tout, mon pauvre ami, disait-il dans un crescendo navré. Vous vous imaginez qu'il nous est facile à nous, nobles, accablés de frais, d'obtenir des exemptions. Et d'ailleurs ni moi-même ni le prince de Condé ne sommes habilités pour vous les accorder.
– Je vous demande simplement de vous faire mon avocat près du surintendant des Finances, M. de Trémant, que vous connaissez personnellement. L'affaire n'est pas sans intérêt pour lui. Il m'exempte d'impôts et de tous droits de route sur la seule étendue du Poitou jusqu'à l'océan. Cette exemption ne s'appliquerait d'ailleurs qu'au quart de ma production de mulets et de plomb. En contrepartie, l'Intendance militaire du roi pourra se réserver d'acheter le reste au prix courant, et de même le Trésor royal sera libre d'achats similaires de plomb et d'argent au tarif officiel. Il n'est pas mauvais pour l'État d'avoir quelques producteurs sûrs en matières diverses dans le pays plutôt que d'acheter à l'étranger. Ainsi pour tirer les canons j'ai de fort belles bêtes, drues et de reins solides...
– Vos paroles sentent le fumier et la sueur, protesta le marquis en portant à son nez une main dégoûtée. Je me demande jusqu'à quel point vous ne dérogez pas à votre condition de gentilhomme en vous lançant dans une entreprise qui ressemble fort – permettez-moi de dire le mot – à un commerce.
– Commerce ou pas commerce, il me faut vivre, répliqua Armand de Sancé avec une ténacité qui fut bienfaisante à Angélique.
– Et moi, s'écria le marquis en levant les bras au ciel, croyez-vous que je sois sans difficultés ? Eh bien, sachez que jusqu'à mon dernier jour, je m'interdirai toute besogne roturière pouvant nuire à ma qualité de gentilhomme.
– Mon cousin, vos revenus ne sont pas comparables aux nôtres. En fait, je ne vis qu'à l'état de mendicité à l'égard du roi qui me refuse des secours, et à l'égard des usuriers de Niort qui me dévorent.
– Je sais, je sais, mon brave Armand. Mais vous êtes-vous jamais demandé comment moi, homme de cour et ayant deux charges royales importantes, je pouvais équilibrer ma bourse ? Non, j'en suis certain ! Eh bien, sachez que mes dépenses dépassent obligatoirement mes recettes. C'est entendu, avec les revenus de mon domaine du Plessis, de ceux de ma femme en Touraine, avec ma charge d'officier de la chambre du roi – environ 40 000 livres – et celle de maître de camp de brigade du Poitou, j'ai un revenu moyen brut de 160 000 livres...
– Moi, dit le baron, je me contenterais du dixième.
– Un instant, cousin de campagne. J'ai 160 000 livres de revenu. Mais sachez qu'avec les dépenses de ma femme, le régiment de mon fils, mon hôtel de Paris, mon pied-à-terre de Fontainebleau, mes voyages à suivre la cour dans ses déplacements, les intérêts à payer pour emprunts divers, les réceptions, habillements, équipages, valetaille, etc., j'ai 300 000 livres de dépenses.
– Vous seriez donc en perte de plus de 150 000 livres par an ?
– Je ne vous le fais pas dire, mon cousin. Et si je me suis permis devant vous cet exposé fastidieux, c'est pour que vous compreniez mon point de vue lorsque je vous dirai qu'actuellement il m'est impossible d'aborder M. de Trémant, surintendant des Finances.
– Pourtant vous le connaissez.
– Je le connais, mais ne le vois plus. Je me tue à vous répéter que M. de Trémant est au service du roi et de la Régente et qu'il serait même dévoué à Mazarin.
– Eh bien, précisément...
– Précisément pour cette raison nous ne le voyons plus. Vous ne savez donc pas que M. le prince de Condé, auquel je suis fidèle, est brouillé avec la cour ?...
– Comment le saurais-je ? fit Armand de Sancé ahuri. Je vous ai vu il y a à peine quelques mois, et à cette époque la Régente n'avait pas de meilleur serviteur que M. le prince.
– Ah ! le temps a marché depuis, soupira le marquis du Plessis avec agacement. Je ne peux vous en faire l'historique par le menu. Sachez seulement que si la reine, ses deux fils et ce diable rouge de cardinal ont pu réintégrer le Louvre à Paris, ce n'est que grâce à M. de Condé. Or, en remerciement, on traite ce grand homme de façon indigne. Depuis quelques semaines, il y a rupture. Des propositions de l'Espagne ont paru assez intéressantes au prince ; il s'est rendu chez moi afin d'en étudier le bien-fondé.
– Des propositions espagnoles ? répéta le baron Armand.
– Oui. Entre nous, et sur notre honneur de gentilhomme, figurez-vous que le roi Philippe IV va jusqu'à offrir à notre grand général, ainsi qu'à M. de Turenne, une armée de dix mille hommes chacun.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour réduire la Régente, et surtout ce voleur de cardinal ! Grâce aux armées espagnoles dirigées par M. de Condé, celui-ci entrerait dans Paris et Gaston d'Orléans, c'est-à-dire Monsieur, frère du feu roi Louis XIII, serait proclamé roi. La monarchie serait sauvée et enfin débarrassée de femmes, d'enfants et d'un étranger qui la déshonore. Dans tous ces beaux projets que puis-je faire, je vous le demande ? Pour soutenir le train de vie que je viens de vous exposer, je ne peux me dévouer à une cause perdue. Or, le peuple, le Parlement, la cour, tout le monde hait Mazarin. La reine continue à se cramponner à lui et ne cédera jamais. Vous dire l'existence que mènent la cour et le petit roi depuis deux ans est indescriptible. On ne peut que la comparer à celle de tziganes d'Orient : fuites, retours, disputes, guerres, etc.
« C'en est trop. La cause du petit roi Louis XIV est perdue. J'ajoute que la fille de Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier – vous savez cette grande fille au verbe haut – est une frondeuse enragée. Elle a déjà bataillé aux côtés des révoltés, il y a un an. Elle ne demande qu'à recommencer. Ma femme l'adore, et elle le lui rend bien. Mais, cette fois, je ne laisserai pas Alice s'engager dans un autre parti que le mien. Se nouer une écharpe bleue sur les reins et mettre un épi de blé à son chapeau ne serait pas grave, si la séparation entre époux n'entraînait d'autres désordres. Or, Alice, de par son caractère, est « contre ». Contre les jarretières pour les pendants de soie, contre la frange de cheveux pour le front découvert, etc. C'est une originale. Actuellement elle est contre Anne d'Autriche, la Régente, parce que celle-ci lui a fait la remarque que les pastilles dont elle usait pour les soins de la bouche lui rappelaient une médecine purgative. Rien ne fera revenir Alice à la cour, où elle prétend que l'on s'ennuie parmi les dévotions de la reine et les exploits de ses petits princes. Je suivrai donc ma femme, puisque ma femme ne veut pas me suivre. J'ai la faiblesse de lui trouver du piquant, et certains talents amoureux qui me complaisent... Après tout, la Fronde est un jeu agréable...
– Mais... mais vous ne voulez pas dire que M. de Turenne, lui aussi ?... balbutia Armand de Sancé qui perdait pied.
– On ! M. de Turenne ! M. de Turenne ! Il est comme tout le monde. Il n'aime pas qu'on mésestime ses services. Il a demandé Sedan pour sa famille. On le lui a refusé. Il s'est fâché, comme de juste. Il paraîtrait même qu'il aurait déjà accepté les propositions du roi d'Espagne. M. de Condé est moins pressé. Il attend pour se décider des nouvelles de sa sœur de Longueville, qui est partie avec la princesse de Condé pour soulever la Normandie. Il faut vous dire qu'il y a ici la duchesse de Beaufort, dont les charmes ne lui sont pas indifférents... Pour une fois, notre grand héros se montre moins impatient de partir en guerre. Vous l'excuserez lorsque vous rencontrerez la déesse en question... Elle possède, mon cher, une peau !...
Angélique, qui se tenait appuyée à une tenture, vit de loin son père sortir son grand mouchoir et s'essuyer le front.
« Il n'obtiendra rien, se dit-elle le cœur serré. Qu'est-ce que ça peut leur faire, nos histoires de mules et de plomb argentifère ? »
Une peine insupportable lui montait à la gorge. Derechef, elle s'éloigna, et gagna le parc où le soir bleu s'étendait. On entendait toujours les violons et les guitares se répondre au fond des salons, mais les laquais en files apportaient des chandeliers. D'autres, hissés sur des escabeaux, allumaient les bougies posées en appliques contre les murs, devant des miroirs qui en multipliaient le reflet.
« Quand je pense, se disait Angélique en marchant à petits pas dans les allées, que mon pauvre papa se faisait des scrupules pour quelques mulets que Molines aurait voulu vendre en Espagne en temps de guerre ! La trahison ?... Voilà qui est bien indifférent à tous ces princes, qui pourtant ne vivent que grâce à la monarchie. Est-ce possible qu'ils puissent vraiment penser à combattre le roi ?... »
Elle avait contourné le château et se trouvait maintenant au pied de cette muraille qu'elle avait jadis si souvent escaladée pour aller contempler les trésors de la chambre enchantée. L'endroit était désert, car les couples qui ne fuyaient pas la brume crépusculaire, très fraîche par cette soirée d'automne, se tenaient de préférence sur les pelouses du devant.
Un instinct familier lui fit ôter ses souliers et, avec agilité, malgré sa robe longue, elle se hissa jusqu'à la corniche du premier étage. La nuit était maintenant profonde. Personne, passant par là, n'aurait pu l'apercevoir, blottie au surplus dans l'ombre d'une petite tourelle ornant l'aile droite.
La fenêtre était ouverte. Angélique s'y pencha. Elle devinait que pour la première fois la pièce devait être habitée, car la lueur dorée d'une veilleuse à huile y brillait.
Le mystère des beaux meubles, des tapisseries, s'en accentuait encore. On voyait luire comme des cristaux de neige les nacres d'un petit chiffonnier d'ébène. Tout à coup, en regardant dans la direction du haut lit damassé, Angélique eut l'impression que le tableau du dieu et de la déesse venait de s'animer. Deux corps blancs et nus s'y étreignaient dans le désordre des draps rejetés dont les dentelles traînaient à terre. Ils étaient si étroitement mêlés qu'elle crut d'abord à un combat d'adolescents, à une lutte entre pages batailleurs et impudiques, avant de distinguer qu'il y avait là un homme et une femme.
La chevelure brune et bouclée du partenaire masculin couvrait presque entièrement le visage de la femme que son long corps semblait vouloir écraser entièrement. Cependant, l'homme se mouvait avec douceur, régulièrement, animé d'une sorte de ténacité voluptueuse, et les reflets de la veilleuse révélaient le jeu de ses muscles magnifiques.
De la femme, Angélique n'apercevait que des détails à demi fondus dans la pénombre : une jambe fine, relevée contre le corps viril, un sein jaillissant des bras qui l'encerclaient, une main légère et blanche. Celle-ci, tel un papillon, allait et venait, caressant comme machinalement le flanc de l'homme pour se rejeter soudain, paume ouverte, pendante au bord du lit, tandis qu'un gémissement profond montait des courtines soyeuses.
Durant les instants de silence, Angélique entendait maintenant deux souffles, se mêlant, de plus en plus précipités, pareils au vent d'une tempête brûlante. Puis une brusque détente les apaisait. Alors la plainte de la femme s'étirait de nouveau dans l'ombre, tandis que sa main s'abattait vaincue sur le drap blanc, comme une fleur coupée.
Angélique était à la fois bouleversée jusqu'au malaise et vaguement émerveillée. Pour avoir si souvent contemplé le tableau de l'Olympe, goûté sa fraîcheur et son élan empreints de majesté, c'était finalement une impression de beauté qui se dégageait pour elle de cette scène dont, en petite paysanne avertie, elle comprenait le sens.
« C'est donc cela l'amour ! » se disait-elle tandis qu'un frisson d'effroi et de plaisir la parcourait.
Enfin les deux amants se dénouèrent. Ils reposaient maintenant l'un près de l'autre, comme des gisants pâles dans l'obscurité d'une crypte. Leurs souffles s'alanguissaient dans une béatitude proche du sommeil. Ni l'un ni l'autre ne parlaient. Ce fut la femme qui bougea la première. Allongeant son bras très blanc elle atteignit sur la console, proche du lit, un flacon où brillait le rubis d'un vin sombre. Elle eut un petit rire contrit.
– Oh ! très cher, je suis brisée, murmura-t-elle. Il faut absolument que nous partagions ensemble ce vin du Roussillon que votre prévoyant valet a déposé là. En voulez-vous une coupe ?
L'homme, du fond de l'alcôve, répondit par un grognement qui pouvait être pris pour un assentiment.
La dame, dont les forces semblaient tout à fait revenues, remplit deux verres, en tendit un à son amant, avala l'autre avec une joie gourmande. Tout à coup, Angélique se dit qu'elle aimerait être là, dans ce lit, ainsi entièrement nue et détendue, savourant le vin chaleureux du Midi.
« C'est le chaudaut des princes », songea-t-elle.
Elle ne sentait pas sa posture incommode. Maintenant elle voyait entièrement la femme, admirait ses seins parfaitement ronds, soulignés d'une pointe mauve, son ventre souple, ses jambes longues qu'elle croisait.
Sur le plateau, il y avait des fruits. La femme choisit une pêche et y mordit à pleines dents.
– La peste soit des fâcheux ! s'écria tout à coup l'homme, en bondissant par-dessus sa maîtresse jusqu'au bas du lit.
Angélique, qui n'avait pas entendu les coups frappés à la porte de la chambre, se crut découverte et se rencogna dans sa tourelle, plus morte que vive. Lorsqu'elle regarda de nouveau, elle vit que le dieu s'était drapé dans une ample robe de chambre brune nouée d'une cordelière d'argent. Son visage de jeune homme d'une trentaine d'années était moins beau que son corps, car il avait un long nez et des yeux durs mais pleins de feu qui lui donnaient un peu l'apparence d'un oiseau de proie.
– Je suis en compagnie de la duchesse de Beaufort, cria-t-il tourné vers la porte.