Chapitre 5
En mai, dans ce pays, les garçons, un épi vert à leur chapeau, et les filles, parées de fleurs de lin, s'en vont danser autour des dolmens, ces grandes tables de pierre que la préhistoire a dressées dans les champs.
Au retour, on s'égaille un peu, par couples, dans les prés et les sous-bois qui sentent le muguet.
En juin, le père Saulier maria sa fille et ce fut une grande fête. C'était l'unique fermier du baron de Sancé qui, en dehors de lui, n'employait que des métayers. L'homme, qui faisait au surplus l'office de cabaretier du village, était aisé. La petite église romane fut garnie de fleurs et de cierges gros comme le poing. M. le baron lui-même conduisit l'épousée à l'autel.
Le repas, qui dura plusieurs heures, déborda de boudin blanc et noir, d'andouillettes, de saucisses et de fromages. Il y eut du vin.
Après le repas, toutes les dames du village vinrent selon la coutume faire leurs présents à la jeune mariée.
Celle-ci était chez elle, dans sa nouvelle demeure, assise sur un banc devant une grande table où s'empilaient déjà vaisselle, draps, chaudrons de cuivre et d'étain. Son visage rond, un peu bovin, brillait de plaisir sous une énorme couronne de marguerites.
Mme de Sancé était presque gênée de n'apporter qu'un cadeau modeste : quelques assiettes de belle faïence qu'elle réservait pour ces occasions. Angélique pensa tout à coup qu'à Sancé on mangeait dans des écuelles de paysans. Elle fut à la fois outrée et blessée de cet illogisme ; les gens étaient bizarres ! Ne pouvait-on parier déjà que la villageoise, elle non plus, ne se servirait pas de ces assiettes, les rangerait précieusement dans un coffre, et continuerait à manger dans son écuelle ? Et, au Plessis, il y avait tant d'objets merveilleux que l'on abandonnait ainsi comme dans une tombe !...
Le visage d'Angélique se ferma et elle embrassa la jeune femme du bout des lèvres. Cependant, autour du grand lit conjugal, les jeunes gens s'assemblaient et plaisantaient.
– Ah ! ma belle, cria l'un d'eux, tels qu'on vous voit toi et ton époux, on se doute que le chaudaut sera le bienvenu quand on vous le portera à la première aube.
– Maman, demanda Angélique en sortant, qu'est-ce que ce chaudaut dont on parle toujours aux mariages ?
– C'est une coutume de manants comme de porter des présents ou de danser, répondit-elle évasive.
L'explication ne contenta pas sa fille qui se promit d'assister au « chaudaut ». Cependant, sur la place du village, on ne dansait pas encore sous le grand ormeau. Les hommes restaient autour des tables, posées en plein air sur des tréteaux. Angélique entendit les sanglots de sa sœur aînée qui demandait à rentrer au château, car elle était honteuse de sa robe trop simple et reprisée.
– Bah ! s'écria Angélique, tu te compliques bien la vie, ma pauvre fille. Est-ce que je me plains de ma robe moi, et pourtant elle me serre et elle, est trop courte. Il n'y a que mes souliers qui me font vraiment mal. Mais j'ai apporté mes sabots dans un balluchon et je les mettrai pour mieux danser. Je suis bien décidée à m'amuser !
Hortense insista, se plaignant qu'elle avait chaud et qu'elle n'était pas bien, qu'elle voulait rentrer à la maison. Mme de Sancé rejoignit son mari qui était assis parmi les notables et le prévint qu'elle se retirait, mais laissait Angélique avec lui. La fillette resta un instant près de son père. Elle avait beaucoup mangé et se sentait somnolente.
Il y avait, autour d'eux, le curé, le syndic, le maître d'école qui était aussi à l'occasion chantre, chirurgien, barbier et sonneur de cloches, et plusieurs cultivateurs appelés « laboureurs » parce qu'ils étaient possesseurs de charrue à bœufs et employaient plusieurs « manœuvriers », formant ainsi une petite aristocratie de village. Faisait aussi partie de ce groupe Arthème Callot, l'arpenteur du bourg voisin, délégué provisoirement afin d'aider à l'assèchement du marais proche et faisant, lui, un peu figure de savant et d'étranger, encore qu'il ne fût que du Limousin. Enfin s'étalait le père du marié, Paul Saulier lui-même, éleveur de bêtes à cornes, de chevaux et d'ânes.
En fait ce corpulent paysan du Poitou était le plus important des petits fermiers paysans et, encore que le baron Armand de Sancé fût le « maître », son fermier était certainement plus riche que lui.
Angélique, regardant son père dont le front ne se déridait pas, devinait sans peine ce qu'il pensait.
« C'est là encore un signe de l'abaissement des nobles », devait-il songer avec mélancolie.
*****
Cependant un remue-ménage se faisait sur la place autour du grand ormeau, et l'on vit deux nommes, portant chacun sous le bras des sortes de sacs blancs déjà très gonflés, se hisser sur des tonneaux. C'étaient les joueurs de musette. Un joueur de chalumeau se joignit à eux.
– On va danser, s'écria Angélique, et elle s'élança vers la maison du syndic où elle avait caché ses sabots à l'arrivée.
Son père la vit revenir sautant d'un pied sur l'autre et battant des mains selon le rythme des ballades et des rondes qui se danseraient tout à l'heure. Ses cheveux d'or bruni sautaient sur ses épaules. Peut-être à cause de sa robe trop courte et trop étroite, il réalisa tout à coup combien elle s'était subitement développée depuis quelques mois. Elle qui avait toujours été assez frêle paraissait maintenant avoir douze ans ; ses épaules s'étaient élargies, sa poitrine gonflait légèrement la serge usée de sa robe. Un sang riche sous le hâle doré de ses joues lui donnait un éclat vermeil et ses lèvres entrouvertes, humides, riaient sur des petites dents parfaites. Comme la plupart des jeunes filles du pays, elle avait glissé à l'échancrure de son corsage un gros bouquet de primevères jaunes et mauves.
Les hommes qui étaient là furent eux aussi frappés de son apparition pleine de fougue et de fraîcheur.
– Votre demoiselle devient fort belle fille, dit le père Saulier avec un sourire obséquieux et un regard entendu à ses voisins.
La fierté du baron se teinta d'inquiétude.
Elle est trop grande maintenant pour se mêler à ces rustres, pensa-t-il tout à coup. C'est elle, plus qu'Hortense, qu'on devrait mettre au couvent... Angélique, insouciante des regards et des réflexions qu'elle suscitait, se mêlait gaiement aux jeunes gens et jeunes filles qui accouraient de toutes parts en bande ou par couples.
Elle se heurta presque à un adolescent qu'elle ne reconnut pas sur le coup tant il était bien vêtu.
– Valentin, ma doué, s'exclama-t-elle employant le patois du pays qu'elle parlait couramment, ce que tu es beau, mon cher !
Le fils du meunier portait un habit coupé certainement à la ville dans un drap gris de si belle qualité que les basques de sa redingote en semblaient empesées. Celle-ci et le gilet étaient garnis de plusieurs rangées de petits boutons dorés qui étincelaient. Il avait des boucles de métal à ses souliers et à son feutre, et des rosettes de satin bleu comme jarretières à bas. Le jeune garçon qui, à quatorze ans, était taillé en Hercule, paraissait assez gauche et emprunté dans son accoutrement, mais son visage rougeaud éclatait de satisfaction. Angélique, qui ne l'avait pas vu depuis quelques mois à cause de ce voyage à la ville qu'il avait fait avec son père, s'aperçut qu'elle lui atteignait à peine à l'épaule et se sentit presque intimidée. Pour dissiper sa gêne, elle lui saisit la main.
– Viens danser.
– Non ! non ! protesta-t-il. Je ne veux pas abîmer mon beau costume. Moi, je vais aller boire avec les hommes, ajouta-t-il avec suffisance en se dirigeant vers le groupe des notables près desquels venait de s'attabler son père.
– Viens danser, cria un garçon en saisissant Angélique par la taille. C'était Nicolas. Ses yeux sombres comme des châtaignes mûres étaient pleins de gaieté.
Ils se firent face et commencèrent à battre la terre en cadence aux sons aigus et aux ritournelles des musettes et du chalumeau. À ces danses qu'on aurait pu croire pesantes et monotones, un sens instinctif du rythme ajoutait une harmonie extraordinaire. Avec les musettes et le chalumeau, le principal instrument en était précisément ce choc sourd des sabots retombant sur le sol dans un ensemble total, et les figures compliquées que chacun exécutait à la seconde précise ajoutaient de la grâce à la perfection du ballet champêtre.
Le soir vint. La fraîcheur soulagea les fronts en sueur. Tout à l'obsession de la danse, Angélique se sentait heureuse, délivrée de ses pensées. Ses cavaliers se succédaient et dans leurs yeux brillants et rieurs elle lisait quelque chose qui l'exaltait un peu. La poussière montait comme un pastel léger, rosi par le soleil couchant. Le joueur de chalumeau avait les joues comme deux balles et les yeux lui sortaient de la tête à force de souffler dans son instrument.
Il fallut s'interrompre, aller aux tables garnies de pichets pour se rafraîchir.
– À quoi pensez-vous, père ? demanda Angélique en venant s'asseoir près du baron qui ne se déridait pas.
Elle était rouge et essoufflée. Il lui en voulut presque d'être insouciante et heureuse alors qu'il se tracassait au point de ne pouvoir plus jouir comme autrefois d'une fête de village.
– Aux impôts, répondit-il en regardant d'un air sombre son vis-à-vis qui n'était autre que le sergent Corne, le commis des Aides que l'on avait mis tant de fois à la porte du château.
Elle protesta :
– Ce n'est pas bien de penser à cela alors que tout le monde s'amuse. Est-ce qu'ils y pensent, eux tous, nos paysans, et pourtant ce sont eux qui paient le plus lourdement. N'est-ce pas, monsieur Corne ? cria-t-elle gaiement à travers la table. N'est-ce pas qu'en un jour pareil personne ne doit plus penser aux impôts, même pas vous ?...
Cela fit rire bruyamment. On commençait à chanter et le père Saulier lança le refrain du Collecteur-picoreur que le sergent voulut bien écouter avec un sourire bonhomme. Mais ce serait vite le tour de refrains moins innocents auxquels toutes noces autorisent, et Armand de Sancé, de plus en plus inquiet des manières de sa fille qui buvait rasade sur rasade, décida de se retirer.
Il dit à Angélique de le suivre pour prendre congé et qu'ils allaient regagner tous deux le château. Raymond et les derniers enfants accompagnés de la nourrice étaient depuis longtemps rentrés. Seul le fils aîné Josselin s'attardait, un bras passé autour de la taille d'une des plus accortes filles du pays. Le baron se garda de le rappeler à l'ordre. Il était content de voir que le maigre et pâle collégien retrouvait dans les bras de dame Nature des couleurs et des idées plus saines. À son âge il y avait longtemps que lui-même avait déjà culbuté dans le foin une solide bergère du hameau voisin. Qui sait ? Peut-être cela le retiendrait-il au pays ? Persuadé qu'Angélique le suivait, le châtelain commença à distribuer des adieux à la ronde.
Mais sa fille avait d'autres projets. Depuis plusieurs heures, elle cherchait le moyen de pouvoir assister à la cérémonie du chaudaut lorsque le soleil se lèverait. Aussi, profitant d'une bousculade, se glissa-t-elle hors de la foule. Puis, prenant ses sabots à la main, elle se mit à courir vers l'extrémité du village dont toutes les habitations étaient désertées, même par les grand-mères. Elle avisa l'échelle d'une grange, y grimpa prestement, retrouva le foin doux et odorant.
Le vin et la fatigue de la danse la faisaient bâiller.
« Je vais dormir, pensa-t-elle. Quand je me réveillerai, ce sera l'heure et j'assisterai au chaudaut. »
Ses paupières se fermaient et elle tomba dans un profond sommeil.
*****
Elle s'éveilla avec une impression agréable de bien-être et de plaisir. L'ombre de la grange était toujours dense et chaude. C'était encore la nuit et l'on entendait au loin les cris des paysans en fête.
Angélique ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Son corps était envahi d'une grande douceur et elle avait envie de s'étirer et de gémir. Elle sentit tout à coup une main qui lentement passait sur sa poitrine, puis descendait le long de son corps, effleurait ses jambes. Un souffle court et chaud lui brûlait la joue. Les doigts tendus rencontrèrent une étoffe raide.
– C'est toi, Valentin ? chuchota-t-elle.
Il ne répondit pas, mais s'approcha encore.
Les fumées du vin et le délicat vertige de l'ombre embrumaient la pensée d'Angélique. Elle n'avait pas peur. Elle le reconnaissait, Valentin, à son souffle lourd, à son odeur, à ses mains même, souvent coupées par les roseaux et les herbes des marais et dont la rugosité sur sa peau la faisait frissonner.
– Tu ne crains plus d'abîmer ton bel habit ? murmura-t-elle avec une naïveté qui n'était pas exempte d'une inconsciente rouerie.
Il grogna et son front vint se blottir contre le cou gracile de la fillette.
– Tu sens bon, soupira-t-il, tu sens bon comme la fleur d'angélique. Il essaya de l'embrasser, mais elle n'aima pas sa bouche humide qui la cherchait et le repoussa. Il la saisit plus violemment, pesa sur elle. Cette brutalité soudaine en réveillant tout à fait Angélique lui rendit sa conscience. Elle se débattit, essaya de se redresser. Mais le garçon la ceinturait, haletant. Alors, furieuse, elle le frappa en plein visage de ses poings fermés, en criant :
– Laisse-moi, manant, laisse-moi !
Il la lâcha enfin et elle se laissa glisser de la meule de foin, puis descendit l'échelle de la grange. Elle était en colère et avait de la peine sans savoir pourquoi... Au-dehors des cris et des lumières emplissaient la nuit et se rapprochaient.
« La farandole ! »
Se tenant par la main les filles et les gars passèrent près d'elle ; Angélique fut entraînée dans le flot. La farandole enfilait les ruelles, sautait les barrières, dévalait les champs dans la demi-lueur du petit jour. Tous, ivres de vin et de cidre, trébuchaient sans cesse, et c'étaient des éboulements et des rires. On revint vers la place ; les tables et les bancs étaient renversés ; la farandole les franchit. Les torches s'éteignaient.
– Le chaudaut ! Le chaudaut ! réclamaient maintenant les voix. (On frappait à la porte du syndic qui était parti se coucher.)
– Réveille-toi, bourgeois ! Nous allons réconforter les mariés !...
Angélique, qui avait réussi, les bras rompus, à se dégager de la chaîne, vit venir alors un curieux cortège.
En tête marchaient deux personnages cocasses vêtus d'oripeaux et de grelots à la façon des anciens « fous » de roi. Puis, deux jeunes gens portant sur les épaules un bâton auquel était passée l'anse d'un énorme chaudron. Des compagnons les entouraient portant des pichets de vin et des verres. Tous les gens du village qui avaient encore le courage de se tenir debout, suivaient, et c'était déjà une troupe fort nombreuse.
On pénétra sans plus de manières dans la chaumière des jeunes mariés. Angélique les trouva gentils, couchés côte à côte dans leur grand lit. La jeune femme était toute rouge. Cependant ils burent sans rechigner le vin chaud mélangé d'épices qu'on leur servait. Mais un des assistants plus ivre que les autres voulut enlever le drap qui les recouvrait pudiquement. Le mari lui envoya un coup de poing. Une bagarre s'ensuivit au cours de laquelle on entendit les cris de la pauvre jeune femme cramponnée à ses couvertures. Bousculée par ces corps en fureur, suffoquée par ces odeurs paysannes de vin et de chairs mal lavées, Angélique faillit être jetée à terre et piétinée. Ce fut Nicolas qui la dégagea et l'aida à sortir.
– Ouf ! soupira-t-elle, lorsqu'elle fut enfin à l'air libre. Ça n'est pas drôle, votre histoire de chaudaut. Dis, Nicolas, pourquoi est-ce qu'on leur porte du vin chaud à boire aux mariés ?
– Dame ! faut bien les réconforter après leur nuit de noces.
– C'est si fatigant que ça ?
– À ce qu'on dit...
Il se mit à rire brusquement. Ses yeux étaient luisants, les boucles de ses cheveux noirs tombaient sur son front brun. Elle vit qu'il était aussi ivre que les autres. Soudain il lui tendit les bras et se rapprocha d'elle en titubant.
– Angélique, t'es mignonne, tu sais, quand tu parles comme ça... T'es si mignonne, Angélique.
Il lui mettait les bras autour du cou. Elle se dégagea sans un mot et s'en alla. Le soleil se levait sur la place du village dévastée. Décidément la fête était finie. Angélique marchait sur le chemin du château d'un pas mal assuré en méditant avec amertume.
Ainsi, après Valentin, Nicolas lui-même s'était permis d'étranges manières. Elle venait de les perdre tous les deux à la fois. Il lui semblait que son enfance était morte, et à l'idée qu'elle ne retournerait plus dans les marais ou au bois avec ses compagnons habituels, elle avait envie de pleurer.
C'est ainsi que le baron de Sancé et le vieux Guillaume, qui partaient à sa recherche, la rencontrèrent venant vers eux d'une démarche incertaine, la robe déchirée et les cheveux pleins de foin.
– Mein Gott ! s'écria Guillaume en s'arrêtant consterné.
– D'où venez-vous, Angélique ? dit sévèrement le châtelain.
Mais voyant qu'elle était incapable de répondre, le vieux soldat l'enleva dans ses bras et l'emmena vers la demeure.
Soucieux, Armand de Sancé se dit qu'il faudrait trouver absolument le moyen d'envoyer d'ici peu sa seconde fille au couvent.