Chapitre 3
Le lendemain, quatre carrosses et deux lourdes voitures prenaient la route de Niort. Angélique avait peine à croire que ce déploiement de chevaux et de postillons, de cris et de grincements d'essieux, avait lieu en son honneur. Tant de poussière remuée pour Mlle de Sancé, qui n'avait jamais connu d'autre escorte qu'un vieux mercenaire armé d'une pique, était inimaginable.
Les valets, servantes et musiciens s'entassaient dans les grosses voitures avec les bagages. Au soleil du chemin, parmi les vergers fleuris, on voyait passer ce cortège de faces brunes. Rires, chansons et grattement de guitares laissaient derrière eux, dans l'odeur du crottin, un goût d'insouciance. Les enfants du Sud retournaient vers leur Midi brasillant, parfumé d'ail et de vin.
Seul dans la joyeuse société, maître Clément Tonnel affectait un air gourmé. Engagé
comme extra pour la semaine des noces, il avait demandé qu'on voulût bien le ramener à Niort, ce qui évitait de lui payer une escorte. Mais dès le soir de cette première étape, le maître d'hôtel vint trouver Angélique. Il s'offrait de demeurer à son service, soit comme maître d'hôtel, soit comme valet de chambre. Il expliqua qu'il avait servi à Paris chez quelques seigneurs, dont il donna les noms. Cependant, étant venu à Niort, dont il était originaire, pour régler la succession de son boucher de père, il avait vu sa dernière place occupée par un valet intrigant. Depuis, il recherchait une maison honnête et de quelque rang, pour y exercer de nouveau ses fonctions.
D'apparence discrète et entendue, Clément avait conquis les bonnes grâces de la servante Marguerite. Celle-ci affirma qu'un nouveau valet, aussi bien stylé, serait accueilli de fort grand cœur au palais de Toulouse. M. le comte s'entourait de gens trop divers et de toutes couleurs, ne faisant pas un service convenable. Chacun baguenaudait au soleil, et le plus paresseux de tous était certainement l'intendant chargé de les diriger, Alphonso.
Angélique engagea donc maître Clément. Il l'intimidait sans qu'elle sût pourquoi, mais elle lui savait gré de parler comme tout le monde, c'est-à-dire sans cet insupportable accent qui commençait à l'exaspérer. Finalement ce serait cet homme froid, souple, presque trop servile dans son respect et ses attentions, ce domestique inconnu hier encore, qui représenterait pour elle sa province. Dès que Niort, la capitale des marais., eut été abandonnée avec son lourd donjon noir comme la fonte, l'équipage de Mme de Peyrac dégringola d'un trait vers la lumière. Sans presque s'en apercevoir, Angélique se trouva aux prises avec un paysage inusité, sans ombrages, rayé en tous sens par les vignobles. On passa non loin de Bordeaux. Puis le maïs vert alterna avec la vigne. Aux abords du Béarn, les voyageurs furent reçus dans le château de M. Antonin de Caumont, marquis de Péguilin, duc de Lauzun. Angélique regarda avec un étonnement mêlé d'amusement ce petit homme dont la grâce et l'esprit en faisaient affirmait Andijos « le plus adulé garçon de la cour ». Le roi lui-même, qui se voulait grave dans son adolescence, ne pouvait résister aux saillies de Péguilin qui le faisaient pouffer en plein conseil. Précisément, Péguilin se trouvait pour l'heure dans ses terres où il purgeait quelque insolence dépassant les bornes envers M. Mazarin. Il n'en semblait pas plus marri et racontait mille histoires.
Angélique, mal habituée au jargon de la galanterie alors en honneur dans les cours, ne comprenait pas la moitié de ces récits, mais l'étape fut joyeuse et vive, et la détendit. Le duc de Lauzun s'extasia sur sa beauté, la complimenta en vers qu'il improvisa sur-le-champ.
– Ah ! mes amis, s'écria-t-il, je me demande si la Voix d'or du royaume ne va pas en perdre sa note la plus haute.
Ce fut ainsi qu'Angélique entendit parler pour la première fois de la Voix d'or du royaume.
– C'est le plus grand des chanteurs de Toulouse, lui expliqua-t-on. Depuis les grands troubadours du Moyen Age, le Languedoc n'en a pas connu de tel ! Vous l'entendrez, madame, vous ne pourrez pas ne point succomber à son charme.
Avec application, Angélique essayait de ne pas décevoir ses hôtes par un visage fermé. Tous ces gens étaient sympathiques, parfois avec trivialité, mais aussi avec gentillesse. L'air surchauffé, les toits de tuiles, les feuilles des platanes avaient la couleur du vin blanc, l'esprit en avait la légèreté.
Mais, à mesure qu'on se rapprochait du but, Angélique avait l'impression que son cœur devenait plus lourd.
*****
La veille de l'entrée à Toulouse, on logea dans l'une des demeures du comte de Peyrac, un château de pierres claires de style Renaissance. Angélique savoura le confort d'une des salles, celle où se trouvait la piscine de mosaïque. La grande Margot s'affairait près d'elle. Elle craignait que la poussière et la chaleur de la route n'eussent assombri encore le teint de sa maîtresse dont elle désapprouvait en secret la matité chaleureuse.
Elle l'oignit d'onguents divers et lui ordonna de rester étendue sur un lit de repos tandis qu'elle la massait avec beaucoup d'énergie, puis l'épi lait entièrement. Angélique n'était pas choquée de cette coutume qui, jadis, alors qu'il y avait des étuves romaines dans toutes les villes, était pratiquée même par le peuple. Maintenant, seules les jeunes filles de la société y étaient soumises. Il était fort malséant qu'une grande dame conservât sur elle le moindre duvet superflu. Cependant Angélique, alors qu'on s'empressait ainsi à lui faire un corps parfait, ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sorte d'horreur.
« Il ne me touchera pas, se répétait-elle. Je me jetterai plutôt par la fenêtre. »
Mais rien n'arrêtait la course folle, le tourbillon dans lequel elle était entraînée.
*****
Le matin suivant, malade d'appréhension, elle monta une dernière fois dans le carrosse qui allait l'amener en quelques heures à Toulouse. Le marquis d'Andijos prit place à son côté. Il jubilait, chantonnait, bavardait. Mais elle ne l'écoutait pas. Depuis quelques minutes, elle voyait le postillon retenir son attelage. Un peu en avant de la voiture, une foule de gens et de cavaliers barrait la route. Lorsque le carrosse se fut immobilisé, on entendit mieux des chants et des cris que scandait le battement rythmé des tambourins.
– Par saint Séverin, s'écria le marquis en bondissant, je crois bien que voici votre époux qui vient vers nous.
– Déjà !
Angélique se sentait pâlir. Les pages ouvraient les portières. Il lui fallut descendre dans le sable de la route, sous le soleil implacable. Le ciel était d'azur foncé. Une haleine brûlante s'élevait des champs de maïs jaunis, de chaque côté du chemin. Une farandole chatoyante s'avançait. Habillés de costumes étranges à grands losanges rouges et verts, une nuée d'enfants bondissaient, faisaient des culbutes étourdissantes et venaient trébucher dans les chevaux des cavaliers, déguisés eux-mêmes de livrées extravagantes de satin rosé et de plumes blanches.
– Les princes des amours ! Les comédiens d'Italie ! exulta le marquis en ouvrant les bras en un geste d'enthousiasme, dangereux pour ses voisins. Ah ! Toulouse !
Toulouse !...
La foule venait de s'entrouvrir. Une grande silhouette dégingandée et bringuebalante apparut vêtue de velours pourpre et s'appuyant sur une canne d'ébène. À mesure que ce personnage progressait en boitant on distinguait, dans l'encadrement d'une ample perruque noire, un visage aussi déplaisant à regarder que l'ensemble de sa démarche. Deux profondes cicatrices barraient sa tempe et sa joue gauche, et fermaient à demi la paupière. Les lèvres étaient fortes, entièrement rasées, ce qui n'était pas la mode et ajoutait à l'aspect insolite de ce curieux épouvantail.
« Ce n'est pas lui, pria Angélique. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas lui ! »
– Votre époux, le comte de Peyrac, madame, disait près d'elle le marquis d'Andijos.
Elle plongea dans la révérence apprise. Son esprit aux abois enregistrait des détails ridicules : le nœud de diamants des souliers du comte, et aussi que l'un d'eux avait un talon un peu plus haut que l'autre pour atténuer sa boiterie ; les bas plissés aux baguettes de soie ouvragées, le costume somptueux, l'épée, l'énorme col de dentelles blanches.
On lui parla ; elle répondit n'importe quoi. Le battement des tambourins mêlé à de grands déchirements de trompettes l'étourdissait.
Comme elle reprenait place dans son carrosse, une gerbe de rosés et des bouquets de violettes atterrirent sur ses genoux.
– Les fleurs ou « joies principales », dit une voix. Elles règnent sur Toulouse.
Angélique s'aperçut que ce n'était plus le marquis d'Andijos, mais l'autre, qui était à son côté. Afin de ne plus voir l'affreux visage, elle se pencha vers les fleurs. Peu après, la ville apparut, hérissée de tours et de clochers rouges. Le cortège s'engagea à travers les ruelles étroites, de profonds couloirs d'ombre où stagnait une lumière pourpre.
Au palais du comte de Peyrac, Angélique fut revêtue rapidement d'une magnifique robe de velours blanc, incrusté de satin blanc. Les attaches et les nœuds étaient soulignés de diamants. Tout en l'habillant, ses filles lui passaient des boissons glacées, car elle mourait de soif. À midi, dans un carillonnement de cloches, le cortège s'en fut à la cathédrale, où l'archevêque attendait les mariés sur le parvis. La bénédiction donnée, Angélique, selon la coutume des princes, descendit seule la nef. Le claudicant seigneur la précédait, et cette longue forme rouge et remuante lui parut soudain aussi extraordinaire sous ces voûtes embrumées d'encens que celle du diable lui-même. Dehors on eût dit que la ville entière était en fête. Angélique n'arrivait pas à concilier tant de tapage avec cet événement personnel que représentait son mariage avec le comte de Peyrac. Inconsciemment, elle cherchait ailleurs le spectacle qui donnait à la foule ces sourires bien fendus et le goût des cabrioles. Mais les yeux étaient tournés vers elle. C'est devant elle que s'inclinaient des seigneurs aux regards de feu, des dames somptueusement parées. Pour retourner de la cathédrale au palais, les nouveaux époux montèrent sur deux chevaux magnifiquement caparaçonnés. Le chemin, suivant les rives de la Garonne, était jonché de fleurs et les cavaliers aux habits rosés que le marquis d'Andijos avait appelés les « princes des amours », continuaient à y déverser de pleines panerées de pétales.
Sur la gauche, le fleuve doré scintillait, des mariniers dans leurs barques poussaient de grands vivats.
Angélique s'aperçut qu'elle s'était mise à sourire un peu machinalement. Le ciel si bleu et l'odeur des fleurs foulées la grisaient. Tout à coup, elle retint un cri ; elle était escortée par des petits pages à figure de réglisse qu'elle avait cru tout d'abord masqués. Mais elle comprenait soudain qu'ils avaient vraiment la peau noire. C'était la première fois qu'elle voyait des Nègres.
Décidément tout ce qu'elle vivait là avait quelque chose d'irréel. Elle se sentait extrêmement seule au sein d'un rêve ambigu dont, peut-être, au réveil, elle chercherait à se souvenir.
Et, toujours à son côté, elle distinguait, dans le soleil, le profil défiguré de l'homme qu'on appelait son mari et qu'on acclamait.
Des piécettes d'or tintaient sur les cailloux. Des pages en jetaient à travers la foule, et les gens se battaient dans la poussière.
*****
Aux jardins du palais, de longues tables blanches étaient disposées sous les ombrages. Du vin coulait des fontaines devant les portes, et les gens de la rue pouvaient y boire. Les seigneurs et les grands bourgeois avaient accès à l'intérieur. Angélique, assise entre l'archevêque et l'homme rouge, incapable de manger, vit dénier un nombre incalculable de services et de plats : terrines de perdreaux, filets de canards, grenades au sang, cailles à la poêle, truites, lapereaux, salades, tripes d'agneau, foie gras. Les desserts, crème frite garnie de beignets de pêche, confitures de toutes sortes, pâtisseries au miel, étaient innombrables, les pyramides de fruits aussi hautes que les négrillons qui les présentaient. Les vins de toutes les nuances, depuis le rouge le plus noir à l'or le plus clair, se succédaient. Angélique remarqua près de son assiette une sorte de petite fourche en or. Regardant autour d'elle, elle vit que la plupart des gens s'en servaient pour piquer leur viande et la porter à leur bouche. Elle essaya de les imiter, mais après quelques essais infructueux, elle préféra revenir à sa cuiller. On la lui avait laissée en voyant qu'elle ne savait pas se servir de ce curieux petit instrument que tout le monde appelait « fourchette ». Ce ridicule incident ajouta à son désarroi. Rien n'est plus difficile à supporter que des réjouissances auxquelles le cœur n'a point de part. Raidie dans son appréhension et sa rancune, Angélique se sentait excédée de tant de bruit et d'abondance. Nativement fière, elle n'en laissait rien paraître, souriait et trouvait un mot aimable à dire à tous. La discipline de fer du couvent des ursulines lui permettait de demeurer droite et d'un maintien superbe malgré la fatigue. Elle était seulement incapable de se tourner vers le comte de Peyrac et, consciente de ce que cette attitude avait de bizarre, elle reportait toute son attention sur son autre voisin l'archevêque. Celui-ci était un fort bel homme, dans l'épanouissement de la quarantaine. Il avait beaucoup d'onction, de grâce mondaine, et des yeux bleus très froids.
Seul de l'assemblée, il ne semblait pas partager l'allégresse générale.
– Quelle profusion ! quelle profusion ! soupirait-il en regardant autour de lui. Quand je pense à tous les pauvres qui chaque jour s'amoncellent devant la porte de l'archevêché, aux malades sans soins, aux enfants des villages hérétiques qu'on ne peut arracher à leurs croyances faute d'argent, mon cœur se déchire. Êtes-vous dévouée aux œuvres, ma fille ?
– Je sors à peine du couvent, monseigneur. Mais je serais heureuse de me consacrer à ma paroisse sous votre égide.
Il abaissa sur elle son regard lucide, et eut un mince sourire tandis qu'il se rengorgeait dans son menton un peu gras.
– Je vous remercie de votre docilité, ma fille. Mais je sais combien la vie d'une jeune maîtresse de maison est pleine de nouveautés qui requièrent toute son attention. Je ne vous enlèverai donc pas à elles avant que vous n'en émettiez le désir. La plus grande œuvre d'une femme, celle à laquelle elle doit apporter tous ses soins, n'est-ce pas d'abord l'influence qu'elle doit prendre sur l'esprit de son mari ? Une femme aimante, habile, de nos jours peut tout sur l'esprit d'un mari.
Il se pencha vers elle et les cabochons de sa croix épiscopale jetèrent un éclair mauve.
– Une femme peut tout, répéta-t-il, mais entre nous, madame, vous avez choisi un bien curieux mari...
« J'ai choisi..., pensait Angélique avec ironie. Mon père avait-il vu une seule fois cet affreux pantin ? J'en doute. Père m'aimait sincèrement. Pour rien au monde il n'aurait voulu faire mon malheur. Mais voilà : ses yeux me voyaient riche ; moi, je me voyais aimée. Sœur Sainte-Anne me répéterait encore qu'il ne faut pas être romanesque... Cet archevêque semble de bonne relation. Est-ce avec les gens de son escorte que les pages du comte de Peyrac se sont battus dans la cathédrale ?... »
Cependant, la chaleur écrasante cédait devant le soir. Le bal allait s'ouvrir. Angélique eut un soupir.
« Je danserai toute la nuit, se dit-elle, mais, pour rien au monde, je n'accepterai de rester seule un instant avec lui... »
Nerveusement, elle jeta un coup d'œil à son mari. Chaque fois qu'elle le regardait, la vue de ce visage couturé où brillaient des prunelles noires comme du charbon, lui causait un malaise. La paupière gauche, à demi fermée par le bourrelet d'une cicatrice, donnait au comte de Peyrac une expression d'ironie méchante. Renversé en arrière dans son fauteuil de tapisserie, il venait de porter à sa bouche une sorte de petit bâton brun. Un domestique se précipita tenant au bout d'une pince un charbon ardent qu'il apposa à l'extrémité du bâtonnet.
– Ah ! comte, votre exemple est déplorable ! s'exclama l'archevêque en fronçant les sourcils. J'estime que le tabac, c'est le dessert de l'enfer. Qu'on le consomme en poudre, à seule fin de soigner les humeurs du cerveau et sur conseil du médecin, je l'admets déjà à grand-peine, car les priseurs me semblent y trouver une jouissance malsaine et prennent trop souvent prétexte de leur santé pour râper du tabac à tout propos. Mais les fumeurs de pipe sont la lie de nos tavernes, où ils s'abrutissent durant des heures avec cette plante maudite. Jusqu'ici je n'avais jamais ouï dire qu'un gentilhomme consommât du tabac de cette façon grossière.
– Je n'ai pas de pipe et je ne prise pas. Je fume la feuille enroulée tel que je l'ai vu faire à certains sauvages d'Amérique. Personne ne peut m'accuser d'être vulgaire comme un mousquetaire ou maniéré comme un petit maître de la cour...
– Quand il y a deux manières de faire une chose, il faut toujours que vous en trouviez une troisième, dit l'archevêque avec humeur. Ainsi je remarque à l'instant une autre singularité dont vous êtes coutumier. Vous ne mettez dans votre verre ni pierre de crapaudine, ni morceau de licorne. Chacun sait pourtant que ce sont là les deux meilleures précautions pour éviter le poison qu'une main ennemie est toujours capable de verser dans votre vin. Même votre jeune femme a sacrifié à cet usage de prudence. La crapaudine en effet et la corne de la licorne virent de couleur au contact de breuvages dangereux. Or, vous n'en utilisez jamais. Vous croyez-vous invulnérable ou... sans ennemis ? ajouta le prélat avec un regard dont l'éclair impressionna Angélique.
– Non, monseigneur, répondit le comte de Peyrac, j'estime seulement que la meilleure façon de se préserver du poison est de ne rien mettre dans son verre et tout dans son corps.
– Que voulez-vous dire ?
– Ceci : chaque jour de votre vie absorbez une dose infime de quelque poison redoutable.
– Vous faites cela ? s'exclama l'archevêque avec effroi.
– Depuis mon plus jeune âge,. monseigneur. Vous n'ignorez pas que mon père fut la victime de quelque boisson florentine, et pourtant la crapaudine qu'il mettait dans son verre était grosse comme un œuf de pigeon. Ma mère qui était une femme sans préjugés, chercha le vrai moyen de me préserver à mon tour. D'un Maure esclave ramené de Narbonne, elle apprit la méthode de se défendre du poison par le poison.
– Vos raisonnements ont toujours quelque chose de paradoxal qui m'inquiète, fit l'archevêque avec souci. On dirait que vous souhaitez de réformer toutes choses, et pourtant nul n'ignore combien ce mot de Réforme a engendré de désordres dans l'Église et dans le royaume. Encore une fois, pourquoi pratiquer une méthode de laquelle vous n'avez aucune assurance, alors que les autres ont donné leurs preuves ? Évidemment, il faut posséder de vraies pierres et de vraies cornes de licorne. Trop de charlatans se sont faits commerçants de ces objets, et vendent je ne sais quoi en leur place. Mais, par exemple, mon moine Bécher, un récollet de grande science, qui se livre pour moi à des travaux d'alchimie, vous en procurerait d'excellentes.
Le comte de Peyrac se pencha un peu pour regarder l'archevêque et, dans ce mouvement, ses abondantes boucles noires effleurèrent la main d'Angélique, qui recula. Elle remarqua à cet instant que son mari ne portait pas perruque, mais que cette toison abondante lui était naturelle.
– Ce qui m'intrigue, déclara-t-il, c'est de savoir comment lui-même se les procure. Lorsque j'étais enfant, je me suis intéressé à tuer de nombreux crapauds. Jamais je ne trouvais dans leur cerveau la rameuse pierre protectrice qu'on appelle crapaudine et qui, parait-il, doit s'y trouver. Quant à la corne de licorne, je vous dirai que j'ai parcouru le monde et que ma conviction est faite. La licorne est un animal mythologique, imaginaire, bref, un animal qui n'existe pas.
– Ces choses-là ne s'affirment pas, monsieur. On doit laisser leur part aux mystères et ne pas prétendre tout savoir.
– Ce qui est un mystère pour moi, fit lentement le comte, c'est qu'un homme de votre intelligence puisse sérieusement croire à de telles imaginations...
« Seigneur, pensa Angélique, je n'ai jamais entendu traiter un ecclésiastique de rang élevé avec une telle insolence ! »
Elle regardait tour à tour les deux personnages, dont les prunelles s'affrontaient. Le premier, son mari parut s'apercevoir de l'émotion qu'elle éprouvait. Il lui adressa un sourire, qui plissait bizarrement son visage, mais découvrait ses dents très blanches.
– Pardonnez-nous, madame, de discuter ainsi devant vous. Monseigneur et moi, nous sommes des ennemis intimes !
– Nul homme n'est mon ennemi ! s'écria l'archevêque indigné. Que faites-vous de la charité qui doit habiter dans le cœur d'un serviteur de Dieu ? Si vous me haïssez, je ne vous hais point. Mais j'ai devant vous l'inquiétude du berger pour la brebis qui s'égare. Et, si vous n'écoutez pas mes paroles, je saurai séparer l'ivraie du bon grain.
– Ah ! s'écria le comte avec une sorte de rire effrayant, que voilà bien l'héritier de ce Foulques de Neuilly, évêque et bras droit du terrible Simon de Montfort qui dressa les bûchers des Albigeois, réduisit en cendres la délicate civilisation d'Aquitaine ! Le Languedoc, au bout de quatre siècles, pleure encore ses splendeurs détruites, et tremble au récit des horreurs décrites. Moi qui suis de la plus ancienne souche toulousaine, qui porte du sang ligure et wisigoth dans mes veines, je frémis lorsque mon regard rencontre vos yeux bleus d'homme du Nord. Héritier de Foulques, héritier des grossiers barbares qui ont implanté chez nous le sectarisme et l'intolérance, voilà ce que je lis dans vos yeux !
– Ma famille est une des plus anciennes du Languedoc, clama l'évêque en se dressant à demi. (Et à cet instant son accent du Midi le rendait à peu près inintelligible aux oreilles d'Angélique). Vous savez bien vous-même, monstre insolent, que la moitié de Toulouse m'appartient en héritage. Depuis des siècles, nos fiefs sont toulousains.
– Quatre siècles ! quatre siècles à peine, monseigneur, cria Joffrey de Peyrac, levé lui aussi. Vous êtes venu dans les chariots de Simon de Montfort, avec les croisés honnis. Vous êtes l'envahisseur ! Homme du Nord ! Homme du Nord ! que faites-vous à ma table ?...
Angélique, horrifiée, commençait à se demander si la bataille n'allait pas se déclarer, lorsqu'un grand éclat de rire des convives souligna les dernières paroles du comte toulousain. Le sourire de l'évêque fut moins sincère. Cependant, quand le grand corps de Joffrey de Peyrac se déhancha pour aller s'incliner devant le prélat en signe d'excuse, il lui tendit avec bonne grâce son anneau pastoral à baiser. Angélique était trop déconcertée pour se mêler franchement à cette exubérance. Les paroles que ces deux hommes venaient de se jeter à la tête n'étaient point futiles, mais il est vrai que pour les gens du Sud le rire est souvent le prélude éclatant aux plus noires tragédies. Tout à coup, Angélique retrouvait l'exaltation brûlante dont la nourrice Fantine avait environné son enfance. Grâce à cela, elle ne se sentirait pas étrangère en cette société impulsive.
– La fumée du tabac vous importune-t-elle, madame ? demanda brusquement le comte en se penchant vers elle et en cherchant à surprendre son regard.
Elle secoua la tête négativement. L'odeur subtile du tabac accentuait sa mélancolie, évoquant pour elle la présence du vieux Guillaume au coin du feu et la grande cuisine de Monteloup. Le vieux Guillaume, la nourrice, les choses familières étaient devenues lointaines soudain.
Dans les bosquets, des violons commençaient de jouer. Bien qu'elle fût lasse à mourir, Angélique accepta avec empressement le marquis d'Andijos qui venait l'inviter. Les danseurs s'étaient assemblés dans une grande cour dallée, rafraîchie d'un jet d'eau. Au couvent, Angélique avait appris assez de pas à la mode pour ne pas paraître embarrassée parmi les seigneurs et les dames d'une province fort mondaine, dont la plupart faisaient parfois de longs séjours à Paris. C'était la première fois qu'elle dansait ainsi dans une véritable réception, et elle commençait à y prendre goût lorsqu'il y eut une sorte de remous. Les couples furent disloqués sous la poussée d'une foule qui courait vers l'emplacement du banquet. Les danseurs protestèrent, mais quelqu'un cria :
– Il va chanter.
D'autres répétèrent :
– La Voix d'or ! La Voix d'or du royaume...