Chapitre 2

Elle revenait maintenant par les chemins embaumés, mais ne voyait rien, tout à ses pensées.

Nicolas la suivait sur son mulet. Elle ne prêtait plus attention au jeune valet. Elle essayait cependant de ne point préciser le vague effroi qui continuait à s'agiter en elle. Sa résolution était prise. Quoi qu'il advînt, elle ne retournerait pas en arrière. Alors, le mieux était de regarder en avant et de rejeter impitoyablement tout ce qui pourrait la faire chanceler dans l'exécution de ce programme si bien tracé. Tout à coup, une voix mâle l'interpella :

– Mademoiselle ! Mademoiselle Angélique !

Machinalement, elle tira sur ses rênes, et le cheval qui, depuis quelques minutes, marchait lentement, s'arrêta.

En se retournant, Angélique vit que Nicolas avait mis pied à terre et lui faisait signe de le rejoindre.

– Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle.

Assez mystérieusement, il chuchota :

– Descendez, je veux vous montrer quelque chose.

Elle obéit, et le valet ayant passé les brides des deux bêtes au tronc d'un jeune bouleau, la précéda, sous le couvert d'un petit bois. Elle le suivit. La lumière printanière, à travers les feuilles toutes neuves, était couleur d'angélique. Un pinson sifflait sans répit dans les halliers.

Le front penché, Nicolas marchait en regardant avec attention autour de lui. Il s'agenouilla enfin, puis, se relevant, tendit, dans ses deux paumes ouvertes, des fruits rouges et parfumés.

– Les premières fraises, murmura-t-il tandis que la malice de son sourire allumait une flamme dans ses yeux marron.

– Oh ! Nicolas, ce n'est pas bien, protesta Angélique.

Mais son émotion lui amena des larmes subites au bord des cils, car, dans ce geste, c'était tout le charme de son enfance qu'il lui rendait, le charme de Monteloup, des courses dans les bois, des rêves grisés d'aubépines, la fraîcheur des canaux où

Valentin l'entraînait, des ruisseaux où l'on péchait l'écrevisse, Monteloup qui ne ressemblait à aucun lieu sur terre parce que s'y mêlaient le mystère douceâtre des marais, l'acre mystère des forêts...

– Te rappelles-tu, murmura-t-il, comme nous te nommions : Marquise des Anges...

– Tu es sot, fit-elle d'une voix fragile, tu ne devrais pas, Nicolas...

Mais déjà, retrouvant un geste familier, elle picorait dans les mains tendues les fruits menus et délicieux. Nicolas se tenait tout près d'elle comme au temps jadis, mais maintenant le garçonnet maigre et preste, au visage d'écureuil, la dominait de toute la tête et, par l'échancrure de sa chemise ouverte, elle respirait l'odeur rustique de cette chair d'homme, hâlée et velue de poils noirs. Elle voyait la poitrine puissante respirer à coups lents, et cela la troublait au point qu'elle n'osait plus relever la tête, trop sûre du regard audacieux et brûlant qu'elle rencontrerait. Elle continua de goûter les fraises, s'absorbant dans sa délectation, et, en vérité, elle y accordait un prix infini.

« Une dernière fois Monteloup ! se disait-elle. Une dernière fois que je le savoure ! Tout ce qu'il a eu de meilleur pour moi est contenu dans ces mains-là, les mains brunes de Nicolas. »

Quand ce fut fini, elle ferma brusquement les yeux et appuya sa tête contre le tronc d'un chêne.

– Écoute, Nicolas...

– Je t'écoute, répondit-il en patois.

Et elle sentit sur sa joue son souffle chaud, au goût de cidre. Il était si proche, presque collé à elle, qu'il l'enveloppait toute du rayonnement de sa massive présence. Pourtant il ne la touchait pas et subitement, en le regardant, elle vit qu'il avait mis ses mains au dos pour résister à la tentation de la saisir, de l'étreindre. Elle reçut le choc du regard redoutable, dépourvu de tout sourire, assombri d'une prière qui ne laissait place à aucune équivoque. Jamais Angélique n'avait capté ainsi l'attirance du mâle, n'avait entendu confession plus nette sur les désirs qu'inspirait sa beauté. Le caprice du page de Poitiers n'avait été qu'un jeu, une acide expérience de jeunes bêtes qui essaient leurs griffes.

Là, c'était autre chose, c'était puissant et dur, vieux comme le monde, comme la terre, comme l'orage.

La jeune fille s'en effraya. Plus expérimentée, elle n'eût pu résister à un tel appel. Sa chair s'émouvait, ses jambes tremblaient, mais elle recula telle la biche devant le chasseur. L'inconnu de ce qui l'attendait et la violence contenue du paysan l'apeurèrent.

– Ne me regarde pas ainsi, Nicolas, fit-elle en essayant de raffermir sa voix, je veux te dire...

– Je sais ce que tu veux me dire, interrompit-il d'une voix sourde. Je le lis dans tes yeux et dans la façon dont tu redresses la tête. Tu es Mlle de Sancé et moi je suis un valet... Et maintenant, c'est fini pour nous de nous regarder même en face. Moi, je dois rester tête basse ! Bien, mademoiselle ; oui, mademoiselle... Et toi, ce sont tes yeux qui passent par-dessus moi, sans me voir... Pas plus qu'une bûche, moins qu'un chien. Il y a des marquises dans leurs châteaux qui se font laver par leur laquais, parce qu'un laquais, ça ne tire pas à conséquence qu'on se montre nue devant lui... Un laquais, ça n'est point un homme, c'est un meuble... un meuble à servir. Est-ce ainsi que tu me traiteras maintenant ?

– Tais-toi, Nicolas.

– Oui, je vais me taire.

Il respirait violemment, mais bouche close comme une bête malade.

– Je vais te dire une dernière chose avant de me taire, reprit-il, c'est qu'il n'y avait que toi dans ma vie. Je ne l'ai compris que lorsque tu es partie, et pendant plusieurs jours je suis devenu comme fou. C'est vrai que je suis paresseux, trousseur de filles, et que j'ai le dégoût de la terre et des bêtes. Je suis comme quelque chose qui n'est pas à sa place et qui se promènera toujours ici et là sans savoir. Ma seule place c'était toi. Lorsque tu es revenue, je n'ai pas pu attendre pour savoir si tu étais toujours à moi, si je t'avais perdue. Oui, je suis hardi et sans gêne. Oui, si tu avais voulu, je t'aurais prise, là, sur la mousse, dans ce petit bois qui est à nous, sur cette terre de Monteloup qui est à nous, rien qu'à nous deux comme autrefois ! Cria-t-il.

Les oiseaux effrayés s'étaient tus dans les ramées.

– Tu divagues, mon pauvre Nicolas, dit doucement Angélique.

– Pas cela, fit l'homme en pâlissant sous son haie.

Elle secoua ses longs cheveux, qu'elle portait encore épandus sur les épaules, et une pointe de colère l'anima.

– Quel langage veux-tu que je te tienne ? fit-elle employant à son tour le patois. Que je le veuille ou non, je ne suis plus libre d'écouter les propos galants d'un berger. Je dois épouser prochainement le comte de Peyrac.

– Le comte de Peyrac ! répéta Nicolas avec stupeur.

Il recula de quelques pas et la considéra en silence.

– Alors c'est vrai ce qu'on racontait dans le pays ? souffla-t-il. Le comte de Peyrac. Vous !... Vous ! Vous allez épouser cet homme-là ?

– Oui.

Elle ne voulait pas poser de question ; elle avait dit oui, c'était suffisant. Elle dirait : Oui, aveuglément, jusqu'au bout.

Elle prit le petit sentier qui la ramenait vers la route, et sa cravache abattait un peu nerveusement les pousses tendres en bordure du chemin.

Le cheval et le mulet broutaient de conserve à la lisière du bois. Nicolas les détacha. Les yeux baissés, il aida Angélique à s'asseoir en amazone sur la selle. Ce fut elle qui retint tout à coup la main rude du valet.

– Nicolas... dis-moi, le connais-tu ?

Il leva les yeux vers elle et elle y vit briller une ironie méchante.

– Oui... je l'ai vu... Il est venu bien des fois au pays. C'est un homme si laid que les filles s'enfuient quand il passe sur son cheval noir. Il est boiteux comme le Maudit, mauvais comme lui... On dit que, dans son château de Toulouse, il attire les femmes par des philtres et des chants étranges... Celles qui le suivent, on ne les revoit plus, ou bien elles deviennent folles... Ah ! ah ! ah ! que voilà un bel époux, mademoiselle de Sancé !...

– Tu dis qu'il est boiteux ? répéta Angélique, dont les mains se glaçaient.

– Oui, boiteux ! boiteux ! Demandez à chacun, on vous répondra : c'est le Grand Boiteux du Languedoc.

Il se mit à rire et marcha vers son mulet en imitant une claudication accentuée. Angélique cravacha sa bête, la lança à corps perdu. À travers les buissons d'aubépine elle Fuyait la voix ricanante qui répétait : « Boiteux ! boiteux ! »

*****

Elle arrivait dans la cour de Monteloup lorsqu'un cavalier, derrière elle, franchit le vieux pont-levis. À son visage suant et poussiéreux et à ses hauts-de-chausses renforcés de cuir, on vit aussitôt que c'était un messager. Tout d'abord, personne ne comprit rien à ce qu'il demandait, car son accent était si extraordinaire qu'il fallut un certain temps pour s'apercevoir qu'il parlait français. À M. de Sancé accouru, il remit un pli tiré de sa petite boîte de fer.

– Mon Dieu, c'est M. d'Andijos qui arrive demain, s'écria le baron très agité.

– Qui est-ce encore ? interrogea Angélique.

– C'est un ami du comte. M. d'Andijos doit t'épouser...

– Tiens, celui-là aussi ?

– ...Par procuration, Angélique. Laisse-moi achever mes phrases, mon enfant. Ventre saint-gris, comme disait ton grand-père, je me demande ce que les religieuses t'ont appris si elles ne t'ont même pas inculqué le respect que tu me dois. Le comte de Peyrac envoie son meilleur ami pour le représenter à la première cérémonie nuptiale, qui aura lieu ici, dans la chapelle de Monteloup. La seconde bénédiction se donnera à Toulouse. À celle-ci, hélas, ta famille ne pourra assister. Le marquis d'Andijos t'escortera durant ton voyage jusqu'au Languedoc. Ces gens du Sud sont rapides. Je les savais en route, mais ne les attendais pas de sitôt.

– Je vois qu'il était temps pour moi d'accepter, murmura Angélique avec amertume.

Le lendemain, un peu avant midi, la cour s'emplit du bruit des roues des carrosses grinçants, des hennissements de chevaux, de cris sonores et de discours volubiles. Le Midi débarquait à Monteloup. Le marquis d'Andijos, très brun, la moustache en « pointe de poignard », l'œil de feu, portait une rhingrave de soie jaune et orange qui dissimulait avec grâce son embonpoint de joyeux vivant. Il présenta également ses compagnons qui seraient témoins au mariage, le comte de Carbon-Dorgerac et le petit baron Cerbalaud.

On les conduisit à la salle à manger où, sur des tables à tréteaux, la famille de Sancé avait étalé ses meilleures richesses, miel des ruches, fruits, lait caillé, oies rôties, vins du coteau de Chaillé.

Les arrivants mouraient de soif. Mais, après avoir bu, le marquis d'Andijos se retourna et cracha avec précision sur le dallage.

– Par saint Paulin, baron, vos vins du Poitou me révoltent la langue ! Ce que vous venez de me verser là est un grince-dents du dernier sur. Holà les Gascons, apportez les barriques !

Sa simplicité sans détours, son accent chantant, l'ail de son haleine, loin de déplaire au baron de Sancé, l'enchantèrent.

Quant à Angélique, elle n'avait même pas la force de sourire. Depuis la veille elle s'était tellement démenée avec la tante Pulchérie et la nourrice pour donner au vieux château un aspect présentable, qu'elle se sentait rompue et ankylosée. C'était mieux ainsi : elle ne pouvait même plus penser. Elle avait enfilé sa robe la plus élégante, faite à Poitiers, mais qui était grise encore avec cependant quelques petits nœuds bleus sur le corsage : la sarcelle grise parmi les seigneurs chatoyants de rubans. Elle ne savait pas que son chaud visage, d'une fermeté, d'une finesse de fruit à peine mûr, émergeant d'un grand col de dentelle bien raide, était à lui seul une parure éblouissante. Les regards des trois seigneurs revenaient sans cesse vers elle avec une admiration que leur tempérament ne leur permettait guère de dissimuler. Ils commencèrent à lui faire de nombreux compliments. Elle ne les comprenait qu'à demi, à cause de leur langage rapide, de cet accent invraisemblable qui faisait rebondir le mot le plus plat dans une gerbe de soleil.

« Faudra-t-il que j'entende parler ainsi toute ma vie ? » se dit-elle avec ennui. Cependant les laquais roulaient dans la salle de grandes barriques qu'on hissa sur des tréteaux et qu'on mit en perce aussitôt. À peine le trou fut-il fait qu'on y enfonça un robinet de bois ; mais le premier jet laissait à terre de grandes flaques aux transparences rosés ou mordorées.

– Saint-Emilion, disait le comte de Carbon-Dorgerac qui était bordelais, Sauternes, Médoc...

Habitués à la piquette de pommes ou au jus de prunelles, les habitants du château de Monteloup ne goûtaient qu'avec circonspection aux différents crus annoncés. Mais bientôt Denis et les trois derniers devinrent trop gais. L'odeur capiteuse montait aux cerveaux. Angélique se sentit envahie de bien-être. Elle voyait son père rire, ouvrir son justaucorps à l'ancienne mode sans souci de son linge usé. Et déjà les seigneurs du Sud dégrafaient leurs courtes vestes sans manches ; l'un d'eux ôtait sa perruque pour s'essuyer le front et la remettait un peu de travers.

*****

Marie-Agnès, cramponnée au bras de sa sœur aînée, lui criait dans l'oreille d'une voix aiguë :

– Angélique, mais viens donc ! Angélique, viens voir là-haut, dans ta chambre, des merveilles...

Elle se laissa entraîner. Dans la vaste pièce où elle avait si longtemps dormi avec Hortense et Madelon, on avait apporté de grands coffres de fer et de cuir bouilli, qu'on appelait alors « garde-robe ». Des valets et des servantes les avaient ouverts et étalaient leur contenu sur le plancher et sur quelques fauteuils boiteux. Sur le lit monumental, Angélique aperçut une robe de taffetas vert de la même teinte que ses yeux. Une dentelle d'une finesse extraordinaire en garnissait le corsage baleiné, et le plastron de la busquière était entièrement rebrodé de diamants et d'émeraudes assemblés en forme de fleurs. Le même dessin de fleurs se reproduisait dans le velours ciselé du manteau de robe qui était d'un noir soutenu. Des agrafes de diamants le tenaient relevé sur les côtés de la jupe.

– Votre robe de noces, dit le marquis d'Andijos, qui avait suivi les jeunes filles. Le comte de Peyrac a longuement cherché, parmi des étoffes qu'il a fait venir de Lyon, une couleur assortie à vos yeux.

– Il ne les avait jamais vus, protesta-t-elle.

– Le sieur Molines les lui a décrits avec soin : la mer, a-t-il dit, telle qu'on l'aperçoit du rivage alors que le soleil plonge dans ses profondeurs jusqu'au sable.

– Sacré Molines ! s'écria le baron. Vous ne me ferez pas croire qu'il est poète à ce point. Je vous soupçonne, marquis, de broder sur la vérité afin de voir sourire les yeux d'une jeune épousée, flattée d'une telle attention de la part de son mari.

– Et cela ! Et cela ! Regarde, Angélique ! répétait Marie-Agnès dont la frimousse de petite souris avisée brillait d'excitation.

Avec ses deux jeunes frères Albert et Jean-Marie, elle soulevait des lingeries fines, ouvrait des boîtes où dormaient des rubans et des parures de dentelles, ou encore des éventails de parchemin et de plumes. Il y avait un ravissant nécessaire de voyage de velours vert doublé de damas blanc, ferré d'argent doré, et garni de deux brosses, d'un étui d'or à trois peignes, de deux petits miroirs italiens, d'un carrelet à mettre les épingles, de deux bonnets et d'une chemise de nuit de fin linon, d'un bougeoir d'ivoire et d'un sac de satin vert contenant six bougies de cire vierge. Il y avait encore des robes plus simples, mais fort élégantes, des gants, des ceintures, une petite montre en or et une infinité de choses dont Angélique ne soupçonnait même pas l'utilité, telle une petite boîte de nacre dans laquelle se trouvait un choix de « mouches de velours noir sur taffetas gommé ».

– Il est de bon ton, expliqua le comte de Carbon, de fixer ce petit grain de beauté en quelque emplacement de votre visage.

– Je n'ai pas le teint assez blanc pour qu'il y ait quelque nécessité de le souligner, dit-elle en refermant la boîte.

Comblée, elle hésitait au bord d'une joie enfantine, d'un ravissement de femme qui, ayant le goût instinctif de la parure et de la beauté, en prend conscience pour la première fois.

– Et ceci, demanda le marquis d'Andijos, votre teint refuse-t-il aussi d'en partager l'éclat ?

Il ouvrit un écrin plat, et il y eut dans la pièce où s'entassaient servantes, laquais et valets de ferme, un cri, puis des murmures d'admiration.

Sur le satin blanc brillait un triple rang de perles d'une lumière très pure, un peu dorée. Rien ne pouvait mieux convenir à une jeune mariée. Des boucles d'oreilles complétaient l'ensemble, ainsi que deux rangs de perles plus petites, qu'Angélique prit d'abord pour des bracelets.

– Ce sont des garnitures de cheveux, expliqua le marquis d'Andijos qui, malgré sa bedaine et ses façons de guerrier, paraissait très à la page sur les nuances de l'élégance. Vous relevez ainsi votre chevelure. À vrai dire, je ne saurais trop vous indiquer de quelle façon.

– Je vais vous coiffer, madame, intervint une grande et forte servante en s'approchant.

Plus jeune, elle ressemblait étrangement à la nourrice Fantine Lozier. La même flamme sarrasine, venue des lointaines invasions, leur avait brûlé la peau. L'une et l'autre se lançaient déjà des regards ennemis d'un œil également sombre.

– C'est Marguerite, la sœur de lait du comte de Peyrac. Cette femme a servi les grandes dames de Toulouse et a suivi longtemps ses maîtres à Paris. Elle sera désormais votre femme de chambre.

Avec habileté, la servante relevait la lourde chevelure mordorée et l'emprisonnait dans l'entrelacs des perles. Puis d'une main sans rémission elle détachait des oreilles d'Angélique les petites pierres modestes que le baron de Sancé avait offertes à sa fille pour sa première communion, et agrafait les somptueux bijoux. Ce fut le tour du collier.

– Ah ! il faudrait une poitrine plus dégagée, s'écria le petit baron Cerbalaud dont l'œil, noir comme des mûres des bois après la pluie, cherchait à deviner les formes gracieuses de la jeune fille.

Le marquis d'Andijos lui envoya sans façon un coup de canne sur la tête. Un page se précipitait, portant un miroir.

Angélique se vit en son éclat nouveau. Tout en elle lui paraissait briller, jusqu'à sa peau lisse, à peine teintée de rosé aux pommettes. Un soudain plaisir se fit jour en elle, monta jusqu'à ses lèvres, qui s'épanouirent dans un sourire charmant.

« Je suis belle », se dit-elle.

Mais déjà tout se brouillait, et des profondeurs du miroir il lui semblait entendre monter l'affreux ricanement.

– Boiteux ! Boiteux ! Et plus laid que le diable. Ah ! quel bel époux vous aurez là, mademoiselle de Sancé !

*****

Le mariage par procuration eut lieu huit jours plus tard, et les réjouissances durèrent trois jours. On dansait dans tous les villages environnants, et le soir du mariage on tira des pétards et des fusées à Monteloup.

Dans la cour du château et jusqu'aux prés voisins, il y avait de grandes tables garnies de pichets de vin et de cidre, et de toutes sortes de viandes et de fruits que les paysans venaient manger tour à tour, s'ébaudissant sur ces Gascons et ces Toulousains bruyants dont les tambours de basque, les luths, les violons et les voix de rossignols faisaient la nique au ménétrier du village et au joueur de chalumeau. Le dernier soir avant le départ de la mariée pour le lointain pays du Languedoc, il y eut un grand dîner dans la cour du château réunissant les notables et les châtelains des environs. Le sieur Molines y vint avec sa femme et sa fille. Dans la grande chambre où tant de fois, la nuit, Angélique avait écouté grincer les énormes girouettes du vieux château, la nourrice l'aidait à s'habiller. Après avoir brossé avec amour ses superbes cheveux, elle lui présenta le corsage turquoise, agrafa la pièce d'estomac ornée de joyaux.

– Que tu es belle, ah ! que tu es belle, ma gazoute ! soupirait-elle d'un air navré. Ta poitrine est si ferme qu'elle n'aurait pas besoin d'être soutenue par tous ces corsets. Veille que les plastrons ne t'écrasent pas les seins. Laisse-les bien libres.

– Est-ce que je ne suis pas trop décolletée, Nounou ?

– Une grande dame doit montrer ses seins. Comme tu es belle ! Et pour qui donc, grands dieux ! soupira-t-elle d'une voix étouffée.

Angélique vit que le visage de la vieille Poitevine était tout sillonné de larmes.

– Ne pleure pas, Nounou, tu vas m'ôter mon courage.

– Il t'en faudra, hélas ! ma fille... Penche la tête que j'agrafe ton collier. Pour les perles des cheveux, on laissera faire la Margot ; je ne comprends rien à ces entortillements !... Ah ! ma gazoute, quel crève-cœur ! Quand je pense que ce sera cette grande bringue qui pue l'ail et le diable à cent mètres, qui te lavera et te rasera le soir de tes noces ! Ah ! quel crève-cœur !

Elle s'agenouilla pour arranger au sol la traîne du manteau de robe. Angélique l'entendit sangloter.

Elle ne s'était pas imaginé un si grand désespoir, et l'anxiété qui lui poignait le cœur s'en trouva décuplée.

Toujours à terre, Fantine Lozier murmura :

– Pardonne-moi, ma fille, de n'avoir pas su te défendre, moi qui t'ai nourrie de mon lait. Mais depuis trop de jours que j'entends parler de cet homme, je ne peux plus fermer l'œil.

– Que dit-on de lui ?

La nourrice se redressa ; elle retrouvait déjà son regard nocturne et fixe de prophétesse.

– De l'or ! De l'or plein son château...

– Ce n'est pas un péché de posséder de l'or, nourrice. Regarde tous les présents qu'il m'a faits. J'en suis ravie.

– Ne t'y trompe pas, ma fille. Cet or est maudit. C'est avec ses cornues, ses philtres qu'il le crée. Un des pages, celui qui joue si bien du tambourin, Henrico, m'a dit que dans son palais de Toulouse, un palais rouge comme le sang, il y a tout un bâtiment où personne ne doit aller. Celui qui garde l'entrée est un homme complètement noir, aussi noir que le fond de mes marmites. Un jour que le gardien s'était absenté, Henrico a vu par une porte entrebâillée une grande salle pleine de boules de verre, de cornues et de tuyaux. Et ça sifflait, et ça bouillait ! Et tout à coup, il y a eu une flamme et un bruit de tonnerre. Henrico s'est enfui.

– Ce gamin est imaginatif, comme tous les gens du Sud.

– Hélas ! Il y avait un accent de vérité et de frayeur dans sa voix auquel on ne se trompe pas. Ah ! c'est un homme qui a cherché puissance et richesse au prix du Malin que ce comte de Peyrac. Un Gilles de Retz, voilà ce qu'il est, un Gilles de Retz qui n'est même pas poitevin !

–Ne dis pas de sottises, fit durement Angélique. Personne n'a jamais raconté qu'il mangeait les petits enfants.

– Il attire les femmes, chuchota la nourrice, par des charmes bizarres. Dans son palais, il y a des orgies. Il paraît que l'archevêque de Toulouse l'a dénoncé en chaire publiquement, a crié au scandale et au démon. Et ce païen de valet, qui me racontait la chose, hier, dans ma cuisine en riant comme un fou, disait qu'à la suite du sermon, le comte de Peyrac a donné l'ordre à ses gens de rosser les pages et les porteurs de l'archevêque, et qu'il y a eu des batailles jusque dans la cathédrale. Crois-tu que de telles abominations se verraient chez nous ? Et tout cet or qu'il possède, où va-t-il le chercher ? Ses parents ne lui ont laissé que des dettes et des terres hypothéquées. C'est un seigneur qui ne fait pas sa cour au roi, ni aux grands. On dit que, lorsque M. d'Orléans, qui est gouverneur du Languedoc, vint à Toulouse, le comte refusa de ployer le genou devant lui sous prétexte que cela le fatiguait et, comme Monsieur lui faisait remarquer, sans se fâcher, qu'il pourrait lui obtenir de grands bienfaits en haut lieu, le comte de Peyrac a répondu que...

La vieille Fantine s'interrompit et s'affaira à planter quelques épingles ici et là dans la jupe, pourtant bien ajustée.

– Il a répondu quoi ?

– Que... que d'avoir le bras long ne lui ferait pas la jambe moins courte. C'est d'une insolence !

Angélique se regardait dans le petit miroir rond de son nécessaire de voyage, lissait du doigt ses cils soigneusement épilés par la servante Marguerite.

– C'est donc vrai ce qu'on raconte, qu'il est boiteux ? dit-elle, s'efforçant de donner à sa voix une inflexion indifférente.

– C'est vrai, hélas ! ma gazoute. Ah ! Jésus ! toi si belle !

– Tais-toi, nourrice. Tu me lasses avec tes soupirs. Va appeler Margot pour qu'elle me coiffe, et ne parle plus du comte de Peyrac comme tu viens de le faire. N'oublie pas qu'il est désormais mon mari.

*****

Dans la cour, la nuit venue, on avait allumé des torches. Les musiciens, groupés sur le perron en un petit orchestre de deux vielles, d'un luth, d'une flûte et d'un hautbois, accompagnaient en sourdine les conversations bruyantes. Angélique demanda tout à coup qu'on allât chercher le ménétrier du village qui faisait danser les manants dans le grand pré au pied du château. Son oreille n'était pas habituée à cette autre musique un peu mièvre, faite pour la cour et les réunions de seigneurs en dentelles. Une fois encore, elle voulait entendre les douces musettes du Poitou, et le son hardi du chalumeau scandant le battement sourd des sabots paysans. Le ciel était étoile, mais feutré d'un léger brouillard qui mettait un halo doré à la lune. Les plats et les bons vins défilaient sans cesse. Une panerée de petits pains ronds encore chauds fut posée devant Angélique et resta là jusqu'à ce que la jeune femme levât les yeux sur celui qui la présentait. Elle vit un homme grand, vêtu d'un habit cossu en ce gris clair que portent les meuniers. Ayant la farine à peu de frais, ses cheveux étaient poudrés aussi abondamment que ceux des châtelains. Son rabat et ses canons étaient de linge fin.

– Voici Valentin, le fils du meunier, qui vient porter son hommage à l'épousée, s'écria le baron Armand.

– Valentin, dit en souriant Angélique, je ne t'avais pas vu depuis mon retour au pays. Est-ce que tu vas toujours dans les chenaux, avec ta barque, cueillir de l'angélique pour les moines de Nieul ?

Le jeune homme s'inclina très bas, sans répondre. Il attendit qu'elle se fût servie, puis relevant sa corbeille la passa à la ronde. Il se perdit dans la foule et la nuit.

– Si tous ces gens se taisaient, j'entendrais à cette heure les crapauds des marais, pensait Angélique. Si je reviens, des années plus tard, peut-être ne les entendrai-je plus, car les eaux auront reculé devant les travaux.

*****

– Goûtez cela, il le faut absolument, disait à son oreille la voix du marquis d'Andijos.

Il lui présentait un plat d'un aspect peu engageant, mais dont l'odeur était très fine.

– C'est un ragoût de truffes vertes, madame, venues toutes fraîches du Périgord. Sachez que la truffe est divine et magique. Il n'y a pas de mets plus recherché pour préparer le corps d'une jeune épousée à recevoir les hommages de son mari. La truffe fait l'entraille chaleureuse, le sang vif et rend la peau facilement émue aux caresses.

– Eh bien, je ne vois pas la nécessité d'en manger ce soir, dit froidement Angélique en repoussant la marmite d'argent. Étant donné que je ne rencontrerai pas mon mari avant plusieurs semaines...

– Mais, il faut vous y préparer, madame. Croyez-moi, la truffe est la meilleure amie de l'hyménée. À son régime délicieux, vous ne serez que tendresse le soir de vos noces.

– Dans mon pays, dit Angélique en le regardant en face avec un petit sourire, avant la Noël on gave les oies de fenouil afin que leur chair soit plus savoureuse pour la nuit où on les mangera rôties !...

Le marquis, à demi gris, éclata de rire.

– Ah ! que j'aimerais être celui qui croquera cette petite oie que vous êtes ! fit-il en se penchant si près que sa moustache lui effleura la joue. Dieu me damne ! ajouta-t-il en se redressant, une main sur le cœur, si je me laisse aller à prononcer d'autres paroles malséantes. Hélas ! je ne suis pas entièrement coupable, car j'ai été trompé. Lorsque mon ami Joffrey de Peyrac m'a demandé de remplir près de vous le rôle et les formalités d'un mari sans en avoir les droits charmants, je lui ai fait jurer que vous étiez bossue et bigle, mais je vois qu'une fois de plus il ne se souciait pas de m'épargner des tourments. Vraiment vous ne voulez pas de ces truffes ?

– Non, merci.

– Je les mangerai donc, fit-il avec une grimace piteuse qui, en toute autre circonstance, eût égayé la jeune femme, bien que je sois un faux mari, et célibataire par surcroît. Et j'espère que la nature me sera favorable en guidant vers moi dans cette nuit de fête quelques dames ou filles moins cruelles que vous.

Elle fit effort pour sourire à ces folies. Les torches et les flambeaux dégageaient une chaleur insupportable. Il n'y avait pas un souffle d'air. On chantait, on buvait. L'odeur des vins et des sauces était lourde.

Angélique passa un doigt sur ses tempes et les trouva moites.

« Qu'est-ce que j'ai, pensa-t-elle, il me semble que je vais éclater brusquement, leur crier des paroles de haine. Pourquoi ?... Père est heureux. Il me marie presque princièrement. Les tantes jubilent. Le comte de Peyrac leur a envoyé de grands colliers de roches des Pyrénées, et toutes sortes de colifichets. Mes frères et sœurs seront bien élevés. Et moi, pourquoi me plaindre ? On nous a toujours mis en garde, au couvent contre les rêveries romanesques. Un époux riche et bien titré, n'est-ce pas le premier but pour une femme de qualité ? »

Un tremblement pareil à celui des chevaux fourbus la saisissait. Pourtant elle n'était point lasse. C'était une réaction nerveuse, une révolte physique de tout son être, qui, au moment le plus inattendu, cédait.

« Est-ce la peur ? Encore ces histoires de nourrice qui jubile de voir le diable partout. Pourquoi irais-je la croire ? Elle a toujours exagéré. Molines, ni mon père ne m'ont caché que ce comte de Peyrac était un savant. De là à imaginer je ne sais quelles orgies démoniaques, il y a une marge. Si la nourrice croyait vraiment que je puisse tomber entre les mains d'un tel être, elle ne me laisserait pas partir. Non, je n'ai pas peur de cela. Je n'y crois pas. »

Près d'elle, le marquis d'Andijos, serviette au menton, levait d'une main une truffe juteuse, de l'autre son verre de bordeaux. Il déclamait d'une voix légèrement éraillée où son accent sombrait de temps à autre dans un hoquet satisfait :

– Ô truffe divine, bienfait des amants ! Verse en mes veines le joyeux entrain de l'amour ! Je caresserai ma mie jusqu'à l'aube !...

« C'est cela, pensa tout à coup Angélique, c'est cela que je refuse, que je ne pourrai jamais supporter. »

Elle eut la vision du seigneur affreux et difforme, dont elle allait être la proie livrée. Dans le silence des nuits de ce lointain Languedoc, l'homme inconnu aurait tous les droits sur elle. Elle pourrait appeler, crier, supplier. Personne ne viendrait. Il l'avait achetée ; on l'avait vendue. Et ce serait ainsi jusqu'à la fin de sa vie !

« Voilà ce qu'ils pensent tous et qu'on ne se dit pas, qu'on ne se chuchote peut-être qu'aux cuisines, entre valets et servantes. Voilà pourquoi il y a une sorte de pitié pour moi dans les yeux des musiciens du Sud, de ce joli Henrico aux cheveux frisés qui bat si habilement le tambourin. Mais l'hypocrisie est plus grande que la pitié. Une seule personne de sacrifiée et tant de gens contents ! L'or et le vin coulent à flots. Est-ce que cela compte ce qui se passera entre leur maître et moi ? Ah ! je le jure, jamais il ne posera ses mains sur moi... »

*****

Elle se leva, car elle était envahie d'une colère terrible, et l'effort qu'elle faisait pour se dominer la rendait presque malade. Dans le brouhaha on ne fit pas attention à son départ.

Avisant le maître d'hôtel que son père avait engagé à Niort, un nommé Clément Tonnel, elle lui demanda où était le valet Nicolas.

– Il est aux granges et remplit les bouteilles, madame.

La jeune femme poursuivit son chemin. Elle marchait comme une automate. Elle ne savait pas pourquoi elle cherchait Nicolas, mais elle voulait le voir. Depuis la scène du petit bois, Nicolas n'avait jamais plus levé les yeux sur elle, se bornant à accomplir son service de laquais avec une conscience mêlée de nonchalance. Elle le trouva dans le cellier, où il versait le vin des barriques dans les cruches et carafons que lui apportaient sans cesse les petits valets et les pages. Il était revêtu d'une livrée de maison jaune bouton-d'or à revers galonnés, que M. de Sancé avait louée pour la circonstance. Loin de paraître gauche dans cette défroque, le jeune paysan ne manquait pas d'allure. Il se redressa en voyant Angélique, et fit un profond salut dans le style que le maître d'hôtel Clément avait enseigné pendant quarante-huit heures à tous les gens de la maison.

– Je te cherchais, Nicolas.

– Madame la comtesse...

Elle jeta un regard sur les chambrillons qui attendaient, leurs pichets en main.

– Mets un garçon à ta place pour quelques instants et suis-moi.

Dehors, elle passa encore la main sur son front. Non, elle ne savait pas du tout ce qu'elle allait faire, mais l'exaltation se répandait en elle et l'envahissait avec l'odeur capiteuse des flaques de vin répandues sur le sol. Elle poussa la porte d'une grange voisine. Là aussi l'encens lourd du vin continuait de flotter. On y avait rempli les bouteilles une partie de la nuit. Maintenant les barriques étaient vides et la grange déserte. Il faisait noir et chaud.

Angélique posa ses mains sur la forte poitrine de Nicolas. Et tout à coup elle s'abattit contre lui, secouée de sanglots secs.

– Nicolas, gémissait-elle, mon compagnon, dis-moi que ce n'est pas vrai. Ils ne vont pas m'emmener, ils ne vont pas me donner à lui. J'ai peur, Nicolas. Serre-moi, serre-moi fort !

– Madame la comtesse...

– Tais-toi ! cria-t-elle. Ah ! ne sois pas méchant, toi aussi. Elle ajouta d'une voix rauque et haletante qu'elle reconnut à peine pour la sienne :

– Serre-moi ! Serre-moi fort ! c'est tout ce que je te demande. Il parut hésiter, puis ses bras noueux de laboureur se refermèrent sur la taille menue.

La grange était noire. La chaleur de la paille amoncelée dégageait une sorte de tension frémissante pareille à celle de l'orage. Angélique, folle, saoulée, roulait son front contre l'épaule de Nicolas. De nouveau, elle se sentait environnée par le désir sauvage de l'homme, mais cette fois elle s'y abandonnait.

– Ah ! tu es bon, soupirait-elle. Toi, tu es mon ami. Je voudrais que tu m'aimes... Une seule fois. Une seule fois je veux être aimée par un homme jeune et beau. Comprends-tu ?

Elle noua ses bras autour de la nuque massive, le contraignit à pencher son visage vers elle. Il avait bu et son souffle avait l'arôme du vin brûlant. Il soupira :

– Marquise des Anges...

– Aime-moi, chuchota-t-elle, les lèvres contre ses lèvres. Une seule fois. Après je partirai... Ne veux-tu pas ? Est-ce que tu ne m'aimes plus ?

Il répondit par un grondement sourd et l'enlevant entre ses bras, il tituba dans l'ombre et alla s'abattre avec elle sur le tas de paille.

Angélique se sentait à la fois étrangement lucide et comme détachée de toutes contingences humaines. Elle venait de pénétrer dans un autre monde ; elle flottait au-dessus de ce qui avait été sa vie jusqu'alors. Étourdie par l'obscurité totale de la grange, par la chaleur et l'odeur confinée, par la nouveauté de ces caresses à la fois brutales et habiles, elle essayait surtout de dominer sa pudeur, qui se rétractait malgré elle. De toute sa volonté, elle voulait que ce fût fait et vite, car on pouvait les surprendre. Les dents serrées elle se répétait que ce ne serait pas l'autre qui la prendrait le premier. Elle se vengerait ainsi, ce serait la réponse jetée à l'or, qui croyait pouvoir tout acheter.

Attentive à suivre les injonctions de l'homme dont le souffle se précipitait, elle se laissait faire, acceptait tout de lui, se divisait docilement sous le poids de ce corps qui maintenant s'appesantissait...

*****

Il y eut un brusque éclat de lanterne à travers la grande, et, de la porte, un cri de femme horrifiée s'éleva. Nicolas, d'un bond, s'était rejeté de côté. Angélique vit une forme massive se ruer sur le valet. Elle reconnut le vieux Guillaume et s'agrippa à lui au passage, de toute sa force. Prestement Nicolas avait déjà gagné les poutres du toit, ouvert une lucarne. On l'entendit sauter au-dehors et s'enfuir. La femme sur le seuil continuait à pousser des hurlements. C'était la tante Jeanne, un flacon d'une main, l'autre posée sur son ample sein palpitant. Angélique lâcha Guillaume pour se précipiter sur elle, lui enfoncer dans le bras ses ongles comme des griffes.

– Allez-vous vous taire, vieille folle ?... Vous tenez donc à ce qu'un scandale éclate, que le marquis d'Andijos plie bagage avec cadeaux et promesses ? Finies vos roches des Pyrénées et vos petites douceurs. Taisez-vous ou je vous enfonce mon poing dans votre vieille bouche édentée.

*****

Des granges voisines, paysans et domestiques se rapprochaient, curieux. Angélique vit venir la nourrice, puis son père, qui, malgré de copieuses libations et une démarche incertaine continuait à veiller, en bon maître de maison, à l'ordonnance du festin.

– Est-ce vous, Jeanne, qui poussez ces cris de dame chatouillée par le diable ?

– Chatouillée ! clama la vieille demoiselle en perdant le souffle. Ah ! Armand, je me meurs.

– Et pourquoi, ma bonne ?

– Je suis venue ici chercher un peu de vin. Et, dans cette grange, j'ai vu... j'ai vu...

– Tante Jeanne a vu une bête, interrompit Angélique, elle ne sait pas s'il s'agit d'un serpent ou d'une fouine, mais vraiment, ma tante, il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous feriez mieux de retourner à table, on va vous apporter votre vin.

– C'est ça, c'est ça, approuva le baron d'une voix pâteuse. Pour une fois, Jeanne, que vous essayez de rendre service, cela dérange bien du monde.

*****

« Elle n'a pas essayé de rendre service, pensait Angélique. Elle m'a guettée, elle m'a suivie. Depuis le temps qu'elle vit au château, assise devant sa tapisserie comme une araignée au milieu de sa toile, elle nous connaît tous mieux que nous-mêmes, elle nous sent, elle nous devine. Elle m'a suivie. Et elle a demandé au vieux Guillaume de lui tenir sa lanterne. »

Ses doigts s'enfonçaient toujours dans les avant-bras gélatineux de la grosse femme.

– Vous m'avez bien comprise ? chuchota-t-elle, pas un mot à quiconque avant mon départ, sans cela, je vous le jure, je vous empoisonnerai avec des herbes spéciales que je connais.

Tante Jeanne poussa un dernier gloussement et ses yeux chavirèrent. Mais l'allusion à son collier plus encore que la menace, l'avait matée. Pinçant les lèvres, mais silencieuse, elle suivit son frère.

Une main rude retint Angélique en arrière. Sans douceur, le vieux Guillaume lui enleva de ses cheveux et de sa robe les brins de paille qui y restaient accrochés. Elle leva les yeux vers lui, essaya de deviner l'expression de son visage barbu.

– Guillaume, murmura-t-elle, je voudrais que tu comprennes...

– Je n'ai point besoin de comprendre, madame, répondit-il en allemand avec une hauteur qui la souffleta. Ce que j'ai vu me suffit.

Il tendit le poing vers l'ombre en grommelant une injure. Elle redressa la tête et rejoignit l'endroit du festin. En s'asseyant elle chercha des yeux le marquis d'Andijos, et le découvrit écroulé sous son escabeau et dormant de bon cœur. La table ressemblait à un plateau de cierges d'église lorsque les dernières cires achèvent de s'effondrer. Une partie des invités étaient partis ou endormis. Mais on dansait encore dans les prés.

Raidie, Angélique continuait à présider sans sourire son repas de noces. L'irritation de cet acte inachevé, de cette vengeance qu'elle s'était promise et qu'elle n'avait pu accomplir, la faisait souffrir jusqu'au bout des ongles. La colère et la honte se disputaient son cœur. Elle avait perdu le vieux Guillaume. Monteloup la rejetait. Elle n'avait plus qu'à rejoindre son époux boiteux.

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