Chapitre 8
Angélique était assise dans la galerie aux glaces vénitiennes du palais. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire et quelle serait son attitude. Depuis son retour du pavillon de la Garonne, le matin même, elle n'avait pas revu Joffrey de Peyrac. Clément la prévint que M. le comte s'était enfermé avec le Maure Kouassi-Ba dans les appartements de l'aile droite, là où M. le comte avait coutume de se livrer à des travaux d'alchimie. Angélique se mordit les lèvres de dépit. Joffrey risquait de ne pas reparaître avant de longues heures. D'ailleurs, elle ne le souhaitait pas. Cela lui était bien égal. Elle était trop révoltée encore de la mystification dont elle avait été l'objet la veille au soir.
La jeune femme décida de se rendre aux offices, où l'on mettait aujourd'hui en flacons les premières liqueurs de la saison. La table du Gai Savoir passait pour la plus raffinée de la province. Joffrey de Peyrac prenait lui-même grand soin des menus qu'il offrait à ses visiteurs et Clément, ayant dans ce domaine des capacités indéniables, avait pris une place très importante dans la tenue de la maison. Cependant, à peine Angélique avait-elle pénétré aux cuisines parfumées de l'odeur des oranges, de l'anis et des épices aromatiques, qu'un négrillon essoufflé vint la prévenir que le baron Benoît de Fontenac, archevêque de Toulouse, demandait à la saluer ainsi que son mari.
Le matin n'était pas le moment habituel des visites, réservées aux heures fraîches du soir. Et de plus il y avait déjà plusieurs mois que l'archevêque, après on ne savait quelle nouvelle dispute de préséance, n'avait plus remis les pieds au palais du comte de Peyrac, qu'il accusait de combattre son influence sur l'esprit des Toulousains.
Intriguée et vaguement inquiète, Angélique enleva le devantier qu'elle venait d'épingler sur sa robe, et revint précipitamment en tapotant ses cheveux. Elle les portait, selon la mode, assez longs et tombant en boucles sur sa berthe de dentelles. Elle arriva dans la galerie d'entrée pour voir se dresser au sommet du perron la haute silhouette du baron archevêque en robe rouge et collet blanc. En contrebas, dans les jardins, l'escorte de monseigneur, ses laquais, l'épée au côté, ses pages et les grands seigneurs à cheval, menait force bruit autour du carrosse attelé de six chevaux bais.
Angélique se précipita à genoux pour baiser l'anneau pastoral, mais la relevant, ce fut l'archevêque qui lui baisa la main pour préciser par ce geste mondain que sa visite n'avait rien de solennel.
– De grâce, madame, ne me faites pas trop mesurer par vos révérences combien je suis un homme d'âge en face de votre jeunesse.
– Monseigneur, je ne cherchais qu'à vous témoigner le respect que j'éprouve pour un homme illustre et revêtu d'une dignité sacerdotale qu'il tient de S. S. le pape et de Dieu même...
Chaque fois qu'Angélique prononçait des paroles de ce genre, elle ne pouvait s'empêcher de revoir mère Sainte-Anne, leur professeur d'éducation mondaine au couvent de Poitiers. Mère Sainte-Anne aurait été satisfaite d'une élève qui avait été pourtant bien indocile.
Cependant le prélat ôtait son chapeau et ses gants et les remettait à un jeune abbé de sa suite, qu'il congédia d'un geste.
– Mes gens vont m'attendre au-dehors. J'aimerais vous entretenir, madame, loin des oreilles frivoles.
Angélique jeta un regard moqueur au petit abbé accusé d'avoir des oreilles frivoles, et qui rougissait.
Dans le salon, la jeune femme, après avoir fait venir des rafraîchissements, excusa l'absence de son mari. Elle allait le prévenir.
– Moi-même je suis au regret de vous avoir fait attendre ; j'étais à l'office, où je surveillais la confection de nos liqueurs. Mais j'abuse de votre temps, monseigneur, en vous parlant de ces détails mesquins.
– Rien n'est mesquin devant Nôtre-Seigneur. Souvenez-vous du cas de Marthe la servante. Il est si rare de nos jours de voir une grande dame s'occuper des affaires de son ménage. C'est pourtant la maîtresse de maison qui donne le ton de la dignité et de l'activité à ses domestiques. Et lorsque, au surplus, on mêle comme vous, comtesse, la grâce de Marie-Madeleine à la sagesse de Marthe...
Mais la voix de l'archevêque était distraite, et le badinage du monde ne semblait pas un art dans lequel il se complût. Malgré sa prestance et le regard volontairement droit de ses yeux bleus, il y avait en lui quelque chose de soupçonneux qui impressionnait toujours ses interlocuteurs. Joffrey avait fait la remarque, un jour, que l'archevêque était un homme qui excellait à mettre les gens dans leur tort. Après s'être frotté les mains pensivement, il répéta qu'il éprouvait un grand plaisir à revoir une jeune femme dont les apparitions à l'archevêché avaient été bien rares, depuis le jour déjà lointain où il l'avait mariée en la cathédrale Saint-Séverin.
– Je vous aperçois aux offices, et je n'ai qu'à louer votre assiduité aux services du carême. Mais j'avoue, ma fille, que j'ai eu quelque déception à ne pas vous entendre à mon confessionnal.
– J'ai pour aumônier le chapelain des visitandines, monseigneur.
– C'est un digne prêtre, mais pour vous, madame, dont la situation est en vue, il me semble...
– Monseigneur, pardonnez-moi, s'écria Angélique en éclatant de rire, mais je vais vous expliquer mon point de vue : je commets de trop petits péchés pour aller les confesser à un homme de votre importance ; j'en serais gênée.
– Il me semble, mon enfant, que vous vous trompez sur la nature même du sacrement de pénitence. Ce n'est pas au pécheur de mesurer l'étendue de ses fautes. Et, lorsque l'écho de la ville me rapporte les désordres dont cet hôtel est le théâtre, je doute fort qu'une jeune femme aussi jolie et gracieuse puisse y demeurer intacte comme au jour de son baptême.
– Je n'ai pas cette prétention, monseigneur, murmura Angélique en baissant les yeux, mais je crois que l'écho exagère. En vérité les fêtes sont joyeuses ici. On y rime, on y chante, on y boit, on y parle d'amour et l'on rit beaucoup. Mais je n'ai jamais été témoin de désordres dont ma conscience aurait pu s'offusquer...
– Laissez-moi m'imaginer que vous êtes plus naïve qu'hypocrite, mon enfant. On vous a mise trop jeune entre les mains d'un époux dont les paroles ont plus d'une fois frôlé l'hérésie, et dont l'habileté et l'expérience acquise près des femmes lui ont permis de façonner sans peine votre esprit encore malléable. Je n'ai qu'à évoquer ces trop célèbres cours d'amour qu'il tient chaque année dans son palais, et auxquelles se rendent non seulement les seigneurs de la ville, mais encore des femmes bourgeoises, mais encore tous les jeunes nobles de la province, pour frémir et trembler lorsque je constate que par sa fortune il prend chaque jour une influence plus grande sur la ville. Déjà les principaux capitouls, qui sont comme vous le savez les consuls de nos provinces, magistrats austères et intègres, s'inquiètent de voir leurs épouses reçues au palais du Gai Savoir.
– Voilà des gens bien compliqués, fit Angélique en affectant un air piqué. J'ai toujours entendu dire que l'ambition des grands bourgeois était précisément de se voir accueillis par la haute noblesse jusqu'au jour où une faveur du roi leur permettrait de se faire anoblir à leur tour. Mon mari n'est pas pointilleux tant sur le blason que sur l'ancienneté de la famille. Il reçoit ceux et celles qui sont gens d'esprit. Je m'étonne que ces messieurs capitouls fassent pareille moue.
– L'âme d'abord ! tonna l'évêque comme s'il se fût trouvé en chaire, l'âme d'abord, madame, les honneurs ensuite.
– Croyez-vous vraiment que mon âme et celle de mon mari soient en péril grave, monseigneur ? demanda Angélique en ouvrant très grands ses yeux d'eau claire.
Car, si elle se montrait docile aux formes habituelles de la dévotion que pratiquaient toutes les demoiselles et dames de son rang : offices, jeûnes, confessions, communion, elle retrouvait son esprit frondeur dès que l'exagération venait heurter son bon sens natif.
Or, sans savoir pourquoi, elle pressentait que l'archevêque n'était pas sincère. Celui-ci, les paupières baissées, la main sur sa croix de diamants et d'améthystes, paraissait se recueillir et chercher au plus profond de son cœur l'écho de la réponse divine.
– Le sais-je ? soupira-t-il enfin. Je ne sais rien. Ce qui se passe dans ce palais m'a été longtemps un mystère et me devient de jour en jour une inquiétude plus grande.
Brusquement, il interrogea :
– Êtes-vous au courant, madame, des travaux d'alchimiste de votre mari ?
– Non, vraiment, répondit Angélique sans s'émouvoir, le comte de Peyrac a le goût des sciences...
– On dit même que c'est un grand savant.
– Je le crois. Il passe de longues heures dans son laboratoire, mais ne m'y a jamais introduite. Il estime sans doute que ces choses-là n'intéressent pas les femmes.
Elle ouvrit son éventail et s'en servit pour dissimuler un sourire, et peut-être une gêne qui commençait à l'envahir sous le regard perçant de l'évêque.
– C'est mon métier de sonder le cœur des humains, dit celui-ci comme s'il eût discerné son embarras. Mais ne vous troublez pas, ma fille. Je vois dans votre regard que vous êtes droite et, malgré votre jeune âge, d'une personnalité exceptionnelle. Et pour votre mari il est peut-être temps encore qu'il regrette ses fautes et abjure son hérésie.
Angélique poussa un petit cri.
– Mais je vous jure que vous êtes dans l'erreur, monseigneur ! Mon mari n'a peut-être pas la conduite d'un catholique exemplaire, mais il ne s'occupe absolument pas de Réforme et autres croyances huguenotes. Je l'ai même entendu se moquer de ces « tristes barbes de Genève » qui, disait-il, avaient reçu du Ciel la mission d'ôter le goût du rire à l'humanité entière.
– Paroles trompeuses, fit le prélat d'un air sombre. Sans cesse ne voit-on pas défiler chez lui, chez vous, madame, des protestants notoires ?
– Ce sont des savants avec lesquels il s'entretient de science, et non de religion.
– Science et religion sont intimement liées. Dernièrement mes gens m'ont informé que le célèbre Italien Bernalli est venu lui rendre visite. Savez-vous que cet homme, après avoir été en conflit avec Rome pour des écrits impies, s'est réfugié en Suisse, où il s'est converti au protestantisme ? Mais ne nous attardons pas sur ces indices révélateurs d'un état d'esprit que je déplore. Voici la question qui m'intrigue depuis de longues années. Le comte de Peyrac est fort riche, de plus en plus riche. D'où vient une si grande profusion d'or ?
– Mais, monseigneur, n'appartient-il pas à l'une des plus vieilles familles du Languedoc apparentées même aux anciens comtes de Toulouse, qui avaient autant de pouvoir sur l'Aquitaine que les rois d'alors en Ile-de-France ?
Le prélat eut un petit rire méprisant.
– C'est exact. Mais quartiers de noblesse ne signifient pas richesse. Les parents mêmes de votre époux étaient si pauvres que le magnifique hôtel où vous régnez aujourd'hui tombait en ruine il y a de cela quinze ans à peine. M. de Peyrac ne vous a-t-il jamais parlé de sa jeunesse.
– N... non, murmura Angélique, surprise elle-même de son ignorance.
– Il était cadet de famille, et si pauvre, je vous le répète, qu'à seize ans il s'embarqua pour des contrées lointaines. On ne le revit plus pendant de longues années, et on le croyait mort lorsqu'il reparut. Ses parents et son frère aîné étaient décédés ; leurs créanciers se partageaient leurs terres. Il racheta tout et depuis sa fortune n'a pas cessé de croître. Or, c'est un gentilhomme qu'on ne vit jamais à la cour, qui affecte même de s'en tenir éloigné et qui ne jouit d'aucune pension royale.
– Mais il a des terres, fit Angélique, qui se sentait oppressée peut-être à cause de la chaleur grandissante, il a des élevages de moutons dans les montagnes dont il tire de la laine, un grand atelier de drap pour tisser cette laine, des olivaies, des élevages de vers à soie, des mines d'or et d'argent...
– Vous avez bien dit d'or et d'argent ?
– Oui, monseigneur, le comte de Peyrac possède de nombreuses carrières en France, d'où il prétend qu'il tire quantité d'or et d'argent.
– Comme votre terme est juste, madame ! fit le prélat d'une voix doucereuse. D'où il prétend qu'il tire l'or et l'argent !... Voilà ce que je voulais entendre. L'affreuse supposition se précise.
– Que voulez-vous dire, monseigneur ? Vous m'alarmez.
L'archevêque de Toulouse fixa de nouveau sur elle ce regard trop clair qui prenait parfois la dureté de l'acier. Il prononça avec lenteur :
– Je ne doute pas que votre mari ne soit un des plus grands savants de l'époque et c'est pourquoi je crois, madame, qu'il a véritablement découvert la pierre philosophale, c'est-à-dire le secret que possédait Salomon de la fabrication magique de l'or. Mais quelle voie a-t-il suivie pour y parvenir ? Je crains fort qu'il n'ait acquis cette puissance d'un commerce avec le diable !
*****
Une fois encore, Angélique immobilisa son éventail sur ses lèvres afin de ne pas éclater de rire. Elle s'attendait à une allusion sur le commerce proprement dit auquel se livrait le comte, et dont elle avait eu quelques aperçus par les confidences de Molines et de son propre père ; elle n'était pas sans crainte, sachant que de telles activités, de la part d'un noble, représentaient une tare qui pouvait jeter le discrédit sur sa maison. Aussi l'accusation bizarre de l'archevêque qu'on disait homme de grande intelligence, lui parut-elle tout d'abord extrêmement comique. Parlait-il sérieusement ?
*****
Brusquement, dans un fulgurant retour de pensée, elle se rappela que Toulouse était la ville de France où l'Inquisition conservait encore son quartier général. La terrible institution médiévale du Tribunal contre les hérétiques gardait à Toulouse des prérogatives que l'autorité du roi lui-même n'osait pas contester.
Toulouse, cette ville rieuse, était aussi la ville rouge qui depuis un siècle avait massacré le plus grand nombre de huguenots. Bien avant Paris, elle avait eu sa Saint-Barthélemy sanglante. Les cérémonies religieuses y étaient plus nombreuses qu'ailleurs. C'était une véritable « île sonnante » avec ses cloches appelant perpétuellement les fidèles aux offices, une ville aussi noyée sous les crucifix, les saintes images et les reliques, que sous les fleurs. La flamme espagnole y étouffait la pure clarté de latinité qu'y avaient déposée d'anciens vainqueurs venus de Rome. À côté de ces confréries du plaisir telles que les « Princes des Amours » et les « Abbés de la Jeunesse » célèbres par leurs facéties, on rencontrait dans les rues des processions de flagellants, l'œil allumé de mystique passion, se déchirant de verges et d'épines jusqu'à laisser sur les pavés des traces sanglantes.
Angélique, entraînée dans le tourbillon d'une vie légère, ne s'était pas attardée à cet aspect de Toulouse. Mais elle n'ignorait pas que c'était l'archevêque lui-même, cet homme assis là devant elle, dans le haut fauteuil de tapisserie et portant à ses lèvres un verre de limonade glacée, qui demeurait grand maître de l'Inquisition. Aussi ce fut d'une voix sincèrement altérée qu'elle murmura :
– Monseigneur, il n'est pas possible que vous émettiez contre mon époux une accusation de sorcellerie ?... Faire de l'or n'est-il pas chose courante dans ce pays où Dieu a dispensé ses dons à profusion, répandant l'or à l'état pur dans la terre !
Elle ajouta avec finesse :
– Je me suis laissé dire que, vous-même, aviez des équipes d'orpailleurs qui lavent le gravier de la Garonne dans des paniers, et rapportent souvent un butin de sable d'or et de pépites avec lequel vous soulagez bien des misères.
– Votre objection n'est pas sans bon sens, ma fille. Mais précisément, connaissant ce que Je travail de l'or de la terre peut représenter, je peux affirmer ceci : laverait-on le gravier de tous les fleuves et ruisseaux du Languedoc, qu'on ne pourrait y récolter la moitié de ce que le comte de Peyrac semble posséder. Croyez-moi, je suis bien informé.
« Je n'en doute pas, pensa Angélique, et c'est vrai qu'il y a de longue date ce trafic d'or espagnol avec les mulets... »
L'œil bleu guettait son hésitation. Elle referma un peu nerveusement son éventail.
– Un savant n'est pas forcément un suppôt du démon. Ne dit-on pas qu'à la cour il y a des savants qui ont installé une lunette pour regarder les astres et les montagnes de la lune, et M. Gaston d'Orléans, l'oncle du roi, se livre a ces observations guidé par l'abbé Picard.
– En effet, je connais d'ailleurs l'abbé Picard. Il est non seulement astronome, mais grand géomètre du roi.
– Vous voyez bien...
– L'Église, madame, est large d'esprit. Elle autorise toutes sortes de recherches, même fort osées, comme celles de l'abbé Picard que vous citez. Je vais plus loin. J'ai sous mon commandement, à l'archevêché, un religieux fort savant, de l'ordre des Récollets, le moine Bécher. Depuis des années, il fait des recherches sur la transmutation de l'or, mais avec mon autorisation et celle de Rome. J'avoue que jusqu'ici il m'a coûté assez cher, surtout en produits spéciaux, que je dois faire venir d'Espagne et d'Italie. Cet homme, qui connaît les traditions les plus anciennes de son art, affirme que pour réussir il faut recevoir une révélation supérieure, qui ne peut venir que de Dieu ou de Satan.
– Et a-t-il réussi ?
– Pas encore.
– Pauvre homme ! Il est donc mal vu à la fois de Dieu et de Satan, malgré votre haute protection.
Angélique se mordit les lèvres, en regrettant aussitôt sa malice. Elle avait l'impression qu'elle allait étouffer et qu'il lui fallait dire des sottises pour échapper à cette contrainte. La conversation lui paraissait aussi sotte que dangereuse. Elle se tourna vers la porte, dans l'espoir d'entendre le pas inégal de son mari avançant dans la galerie, et elle eut un petit sursaut.
– Oh ! vous étiez là ?
– J'arrive à l'instant, dit le comte, et je suis impardonnable, monsieur, de vous avoir fait attendre si longtemps. Je reconnais que j'ai été averti de votre visite il y a près d'une heure, mais il m'était impossible d'abandonner l'opération très délicate de certaine cornue.
Il était encore revêtu de sa blouse d'alchimiste descendant jusqu'à terre. C'était une sorte de grande chemise où les signes brodés du Zodiaque se mêlaient aux taches colorées des acides. Angélique ne douta pas qu'il eût conservé cette tenue par une sorte de provocation, de même qu'il affectait de nommer « monsieur » l'archevêque de Toulouse, traitant ainsi d'égal à égal avec le baron Benoît de Fontenac. Le comte de Peyrac fit signe à un valet dans l'antichambre, qui l'aida à se débarrasser de son vêtement.
Puis il s'avança et s'inclina. Un rayon de soleil fit étinceler sa chevelure sombre aux larges boucles luisantes, de laquelle il prenait grand soin et qui pouvait lutter d'ampleur avec les perruques parisiennes dont la mode commençait à se répandre.
« Il a les plus beaux cheveux du monde », se dit Angélique.
Son cœur battait plus vite qu'elle ne voulait l'admettre. La scène de la veille revivait à ses yeux.
« Ce n'est pas vrai, se répéta-t-elle encore, c'était un autre qui chantait. Oh ! je ne lui pardonnerai jamais ! »
Cependant, le comte de Peyrac avait fait avancer un haut tabouret et s'asseyait près d'Angélique, un peu en retrait.
Ainsi elle ne le voyait pas, mais elle était effleurée par un souffle dont le parfum ne lui rappelait que trop un instant grisant. De plus, elle avait conscience que tout en échangeant des paroles banale avec l'archevêque, Joffrey de Peyrac ne se privait pas de caresser du regard la nuque et l'épaule de sa jeune femme, plongeant même avec audace dans les ombres douces du corsage où reposaient de jeunes seins dont il avait éprouvé, la veille même, la perfection.
Manège qu'il accentuait par malice en face du prélat, dont la vertu passait pour être intransigeante.
En effet, l'archevêque de Toulouse, bien qu'il eût hérité cette charge d'un de ses oncles, avait tenu à recevoir les ordres et à assumer non seulement ses responsabilités d'administrateur d'un des plus importants diocèses de France, mais aussi de pasteur des âmes. Son existence exemplaire, et qui ne pouvait donner prise à aucune critique, le rendait encore plus redoutable.
*****
Angélique avait envie de se retourner vers son mari et de le supplier : « Je vous en prie, soyez prudent ! »
En même temps, elle jouissait de ce muet hommage. Sa peau virginale, sevrée de caresses, appelait un contact plus précis, celui d'une lèvre savante qui l'eût éveillée à la volupté. Très droite, un peu raidie, elle sentait une flamme lui monter aux joues. Elle se disait qu'elle était ridicule et qu'il n'y avait rien dans tout ceci qui pût irriter l'évêque, car, après tout, elle était la femme de cet homme, elle lui appartenait. Le désir d'être sa chose, de s'abandonner, grave, les yeux clos, à son étreinte, l'envahit. Certainement son trouble ne pouvait échapper à Joffrey de Peyrac, et il devait s'en amuser. « Il joue avec moi comme le chat avec la souris. Il se venge de mes dédains », se disait-elle, désorientée.
Pour dissiper sa gêne, elle finit par appeler un des négrillons, qui somnolait sur un coussin dans un coin de la pièce, et lui ordonna d'aller chercher le drageoir. Quand l'enfant eut présenté le meuble d'ébène incrusté de nacre contenant noix et fruits confits, dragées d'épices et sucre rosat, Angélique avait repris son sang-froid et elle suivit avec plus d'attention la conversation des deux hommes.
*****
– Non, monsieur, disait le comte de Peyrac en grignotant négligemment quelques pastilles à la violette, ne croyez pas que je me sois livré aux sciences dans le but de connaître les secrets du pouvoir et de la puissance. J'ai toujours eu un goût naturel pour ces choses. Par exemple, si j'étais resté pauvre, j'aurais essayé de me faire habiliter comme ingénieur des Eaux du roi. Vous ne pouvez avoir idée combien nous sommes en retard en France, sur ces questions d'irrigation, de pompage d'eau, que sais-je ? Les Romains en savaient dix fois plus que nous, et lorsque j'ai visité l'Égypte et la Chine...
– Je sais, en effet, que vous avez énormément voyagé, comte. N'êtes-vous pas allé dans ces pays d'Orient où l'on connaît encore les secrets des Rois Mages ?
Joffrey se mit à rire.
– J'y suis allé, mais je n'ai pas rencontré les Rois Mages. La magie n'est pas mon affaire. Je laisse cela à votre brave et naïf Bécher.
– Bécher demande toujours quand il aura le plaisir d'assister à l'une de vos expériences et de devenir votre élève en chimie ?
– Monsieur, je ne suis pas un maître d'école. Et, même si je l'étais, je sais que j'en écarterais les gens bornés.
– Pourtant ce religieux passe pour un fin esprit.
– Sans doute en scolastique, mais en science d'observation il est nul : il ne voit pas les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'il croit qu'elles sont. Moi j'appelle cela un homme inintelligent et borné.
– Soit, c'est votre point de vue, et je suis trop ignorant des sciences profanes pour juger du bien-fondé de vos antipathies. Mais n'oubliez pas que l'abbé Bécher, que vous traitez d'ignorant, a fait paraître en 1639 un livre remarquable sur l'alchimie, pour lequel d'ailleurs j'ai eu quelque mal à obtenir l'imprimatur de Rome.
– Un écrit scientifique n'a que faire des approbations ou des désapprobations de l'Église, dit le comte un peu sèchement.
– Permettez-moi d'être d'un avis différent. L'esprit de l'Église n'englobe-t-il pas l'ensemble de la nature et des phénomènes ?
– Je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi ? Souvenez-vous, monseigneur, du « Rendez à César ce qui est à César » de Nôtre-Seigneur. César c'est le pouvoir extérieur des hommes, mais aussi le pouvoir extérieur des choses. En parlant ainsi, le Fils de Dieu a voulu affirmer l'indépendance du domaine des âmes, du domaine religieux de celui du domaine matériel, et je ne doute pas que la science abstraite y soit incluse.
Le prélat hocha plusieurs fois la tête tandis qu'un sourire doucereux étirait sa lèvre mince.
– J'admire votre dialectique. Elle est digne de la grande tradition et démontre que vous avez bien assimilé l'enseignement théologique que vous avez reçu dans l'université de notre ville. Toutefois, c'est là qu'intervient le jugement du haut clergé pour trancher les débats, car rien ne ressemble plus à la raison que la déraison.
– Monseigneur, voilà une phrase de votre part qui me ravit. Car, en effet, à moins qu'il ne s'agisse strictement des choses de l'Église, c'est-à-dire du dogme et de la morale, j'estime que pour la science je dois tirer mon seul argument des faits observés et non pas de l'argutie logique. En d'autres termes je dois me fier aux méthodes d'observation exposées par Bacon dans son Novum organum paru en 1620, de même qu'aux indications données par le mathématicien Descartes dont le Discours de la Méthode restera un des monuments de la philosophie et des mathématiques...
Angélique vit bien que les noms de ces deux savants étaient à peu près inconnus du prélat, qui passait cependant pour un érudit. Elle était anxieuse que la discussion ne prît un tour plus âpre et que Joffrey ne cherchât pas à ménager l'archevêque.
« Quel besoin ont donc les hommes de discuter sur les mérites respectifs de têtes d'épingle ? » se disait-elle.
Mais elle craignait surtout que les habiles digressions de l'archevêque n'eussent pour dessein d'entraîner Joffrey de Peyrac dans un piège. Cette fois la susceptibilité de l'homme d'Église semblait avoir été atteinte. Ses joues pâles soigneusement rasées se colorèrent, et il ferma les paupières avec une expression de ruse hautaine qui effraya la jeune femme.
– Monsieur de Peyrac, dit-il, vous parlez de pouvoir : pouvoir sur les hommes, pouvoir sur les choses. Avez-vous jamais pensé que l'extraordinaire réussite de votre existence pouvait paraître suspecte à beaucoup, et surtout à l'attention vigilante de l'Église ? Votre richesse, qui s'enfle avec les jours, vos travaux scientifiques qui amènent chez vous des savants blanchis par le labeur. J'ai conversé avec l'un d'eux l'an dernier, le mathématicien allemand Leibniz. Il s'effarait que vous soyez parvenu à résoudre, comme en vous jouant, des problèmes sur lesquels les plus grands esprits de ce temps se sont penchés en vain. Vous parlez douze langues...
– Pic de la Mirandole, au siècle dernier, en parlait dix-huit.
– Vous possédez une voix qui a fait pâlir de jalousie le grand chanteur italien Maroni, vous rimez à merveille, vous poussez au plus haut point – pardonnez-moi, madame – l'art de séduire les femmes...
– Et ceci ?...
Angélique devina avec un serrement de cœur que Joffrey de Peyrac avait porté la main à sa joue ravagée.
La confusion de l'archevêque se termina par une grimace d'agacement.
– Hé ! vous vous arrangez je ne sais comment pour le faire oublier. Vous avez trop de dons, croyez-moi.
– Votre réquisitoire me surprend et me bouleverse, dit lentement le comte. Je n'avais pas encore compris que j'attirais à ce point l'envie. Il me semblait au contraire que je traînais avec moi un cruel désavantage.
Il se pencha et ses yeux brillèrent comme s'il venait de découvrir l'occasion d'une bonne plaisanterie.
– Savez-vous, monseigneur, que je suis en quelque sorte un martyr huguenot ?
– Vous, huguenot ? s'écria le prélat effrayé.
– J'ai dit : en quelque sorte. Voici l'histoire. Après ma naissance ma mère me confia à une nourrice qu'elle choisit non en rapport avec sa religion mais de la grosseur de ses mamelles. Or, la nourrice était huguenote. Elle m'emmena dans son village des Cévennes, sur lequel régnait le château d'un petit seigneur réformé. Non loin de là il y avait, comme il se doit, un autre petit seigneur et des villages catholiques. Je ne sais comment la chose s'engrena. J'avais trois ans lorsque catholiques et huguenots se battirent. Ma nourrice et les femmes de son village s'étaient réfugiées dans le château du gentilhomme réformé. Vers le milieu de la nuit les catholiques le prirent d'assaut. Tout le monde fut égorgé et on y mit le feu. Pour moi, après avoir eu le visage fendu par trois coups de sabre, on m'expédia par une fenêtre et je tombai de deux étages dans une cour remplie de neige. La neige me sauva des brindilles enflammées qui pleuvaient tout alentour. Au matin, un des catholiques qui revenaient pour piller et qui me connaissait comme étant l'enfant de seigneurs toulousains, me trouva, me ramassa et me mit dans sa hotte à dos avec ma sœur de lait Margot, qui était la seule rescapée du carnage. L'homme traversa plusieurs tempêtes de neige avant de pouvoir gagner les plaines. Lorsqu'il parvint à Toulouse je vivais encore. Ma mère m'emmena sur une terrasse ensoleillée, me dévêtit et interdit aux médecins de m'approcher, car elle disait qu'ils m'achèveraient. Je restai ainsi des années étendu au soleil. Vers l'âge de douze ans seulement je pus marcher. À seize ans je m'embarquais. Voici comment j'ai eu le loisir de tant étudier. Grâce à la maladie et à l'immobilité d'abord, grâce à mes voyages ensuite. Il n'y a là rien de suspect.
Après être resté un instant silencieux, l'archevêque dit d'un air songeur :
– Votre récit éclaire bien des choses. Je ne m'étonne plus de votre sympathie pour les protestants.
– Je n'ai pas de sympathie pour les protestants.
– Disons alors de votre antipathie pour les catholiques.
– Je n'ai pas d'antipathie pour les catholiques. Je suis, monsieur, un nomme du passé et je sais mal vivre en notre époque d'intolérance. J'aurais dû naître un ou deux siècles plus tôt, en ce temps de la Renaissance, nom plus doux que celui de Réforme, alors que les barons français découvraient l'Italie, et derrière elle l'héritage lumineux de l'Antiquité : Rome, la Grèce, l'Égypte, les terres bibliques...
Mgr de Fontenac eut un imperceptible mouvement qui n'échappa pas à Angélique.
« Il l'a amené où il voulait », se dit-elle.
– Parlons des terres bibliques, fit doucement l'archevêque. L'Ecriture ne dit-elle pas que le roi Salomon fut un des premiers mages et qu'il envoya des vaisseaux à Ophyr où, à l'abri des regards indiscrets, il fit transformer par la transmutation des métaux vils en métaux précieux ? L'histoire dit qu'il ramena ses vaisseaux chargés d'or.
– L'histoire dit aussi qu'à son retour Salomon doubla les impôts, ce qui prouve qu'il n'avait pas rapporté beaucoup d'or, et surtout qu'il ne savait trop quand il pourrait renouveler sa provision. S'il avait réellement découvert la fabrication de l'or il n'aurait pas levé des impôts, ni pris la peine d'envoyer ses vaisseaux à Ophyr.
– Il pouvait dans sa sagesse ne pas vouloir mêler ses sujets à des secrets dont ils auraient abusé.
– Mais je dirais plus : Salomon n'a pu connaître la transmutation des métaux en or, car la transmutation est un phénomène impossible. L'alchimie est un art qui n'existe pas, c'est une sinistre farce venant du Moyen Age et qui tombera d'ailleurs dans le ridicule, car personne ne pourra jamais opérer la transmutation.
– Et moi je vous dis, s'écria l'archevêque en pâlissant, que j'ai vu de mes propres yeux Bécher plonger une cuiller d'étain dans un produit de sa composition, et la retirer transformée en or.
– Elle n'était pas transformée en or, elle était recouverte d'or. Pour peu que ce brave homme eût pris la peine de gratter cette première pellicule avec un poinçon, il trouvait immédiatement l'étain en dessous.
– C'est exact, mais Bécher affirme que c'était là un début de transmutation, l'amorce du phénomène lui-même.
Il y eut un silence. La main de Joffrey de Peyrac glissa sur l'accoudoir du fauteuil d'Angélique et frôla le poignet de la jeune femme.
Le comte dit avec nonchalance :
– Si vous êtes persuadé que votre moine a trouvé la formule magique, qu'êtes-vous donc venu me demander ce matin ?
L'archevêque ne cilla pas.
– Bécher est persuadé que vous connaissez le secret suprême qui permet l'achèvement de la transmutation.
Le comte de Peyrac éclata d'un rire sonore.
– Jamais je n'ai entendu une affirmation plus comique. Moi, me lancer dans ces recherches puériles ? Pauvre Bécher, je lui laisse bien volontiers toutes les émotions et tous les espoirs de la fausse science qu'il pratique et...
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Un bruit terrible semblable à un coup de tonnerre ou de canon l'interrompit. Joffrey se dressa et blêmit.
– C'est... c'est au laboratoire. Mon Dieu, pourvu que Kouassi-Ba n'ait pas été tué !
En se hâtant, il se dirigea vers la porte.
L'archevêque s'était dressé tel un justicier. Silencieux il regarda Angélique.
– Je pars, madame, dit-il enfin. Il me semble que, dans cette maison, Satan semble déjà manifester sa fureur du fait de ma présence. Souffrez que je me retire.
Et il s'éloigna à grands pas. On entendit le claquement des fouets et les cris du cocher, tandis que le carrosse épiscopal franchissait le grand porche. Restée seule, Angélique, ahurie, passa son petit mouchoir sur son front en sueur. Cette conversation, qu'elle avait écoutée cependant avec beaucoup de passion, la laissait déconcertée. Elle se dit qu'elle en avait par-dessus la tête de ces histoires de Dieu, de Salomon, d'hérésie et de magie. Puis, se reprochant aussitôt des pensées irrévérencieuses, elle fit un acte de contrition. Enfin elle décida que les hommes étaient insupportables avec leurs arguties, et qu'au fond Dieu lui-même devait en être excédé.