Chapitre 5

Le visiteur était couvert de poussière. Il voyageait à cheval et venait de Lyon par Nîmes.

C'était un homme assez grand, d'environ trente-cinq ans. Il commença à parler l'italien, puis passa au latin, qu'Angélique comprenait mal, puis finit par s'exprimer en allemand.

C'est en cette langue, qui était familière à Angélique, que le comte présenta le voyageur.

– Le Pr Bernalli de Genève me fait le grand honneur de venir parler avec moi de problèmes scientifiques au sujet desquels nous avons entretenu depuis de longues années une abondante correspondance.

L'étranger s'inclina avec une galanterie tout italienne et se confondit en protestations. Il allait certainement importuner, par ses discours abstraits et ses formules, une charmante dame dont les soucis devaient être plus légers. Mi par bravade, mi par réelle curiosité, Angélique demanda d'assister à la discussion. Cependant, pour ne pas être indiscrète, elle alla s'asseoir dans l'angle d'une haute croisée ouverte sur la cour.

On était en hiver, mais le froid était sec et le soleil continuait de briller. Des cours, montait l'odeur des braseros de cuivre autour desquels se chauffaient les valets. Angélique, un travail de broderie à la main, tendait l'oreille aux propos des deux hommes, qui s'étaient assis face à face près de la cheminée, où l'on entretenait sans conviction un petit feu de bois.

Ils parlèrent d'abord de personnalités qui lui étaient totalement inconnues : du philosophe anglais Bacon, du français Descartes, de l'ingénieur français Blondel contre lequel les causeurs s'indignèrent fort, car celui-ci, disait-on, traitait les théories de Galilée de paradoxes stériles.

De tout ceci, Angélique finit par comprendre que l'arrivant était un partisan acharné du nommé Descartes, que son mari au contraire combattait.

Assis au creux de son fauteuil de tapisserie dans une de ces poses nonchalantes qu'il affectionnait, Joffrey de Peyrac semblait à peine plus sérieux que lorsqu'il discutait avec les dames des rimes d'un sonnet. Son attitude désinvolte tranchait avec celle de son interlocuteur, raidi au bord de son tabouret par la passion que lui inspirait leur dialogue.

– Votre Descartes est assurément un génie, disait le comte, mais ceci ne veut pas dire qu'en tout et pour tout il ait raison.

L'Italien s'échauffait.

– Je suis bien curieux de savoir comment vous pourrez le prendre en défaut. Voyons ! Voici un homme qui, le premier, à la scolastique et aux idées abstraites et religieuses a opposé sa méthode expérimentale. Désormais, au lieu de juger les choses comme on le faisait autrefois selon les principes absolus, on les jugera en effectuant des mesures et des expériences, pour en déduire ensuite les lois mathématiques. Cela, nous le devrons à Descartes. Comment vous, qui affectez de posséder l'esprit réaliste cher aux hommes de la Renaissance, pouvez-vous ne pas adhérer à ce système ?

– J'y adhère, croyez-moi, mon ami. Je suis convaincu que sans Descartes jamais la science n'aurait pu émerger de la croûte de sottises dans laquelle ces derniers siècles l'ont ensevelie. Mais je lui reproche d'avoir manqué de franchise envers son propre génie. Ses théories sont entachées d'erreurs flagrantes. Mais je ne veux, point vous contrarier si vous êtes convaincu.

– Je suis venu de Genève, et j'ai traversé neiges et fleuves pour accepter votre défi concernant Descartes. Je vous écoute.

– Prenons, si vous voulez, le principe de la gravitation, c'est-à-dire de l'attirance des corps les uns contre les autres et, partant, de la chute des corps vers le sol. Descartes affirme que lorsqu'un corps en choque un autre, il ne peut lui imprimer de mouvement que s'il a une masse supérieure à celui-ci. Ainsi une boule de liège frappant une boule de fonte ne pourra pas la déplacer.

– C'est l'évidence même. Et permettez-moi de citer la formule de Descartes : « La somme arithmétique des quantités en mouvement des diverses parties de l'univers reste constante. »

– Non, s'écria Joffrey de Peyrac en se levant avec une brusquerie qui fit tressaillir Angélique. Non, ceci n'est qu'une fausse évidence et Descartes n'a pas fait-l'expérience. Il lui aurait suffi, pour s'apercevoir de son erreur, de tirer au pistolet une balle de plomb d'une once contre une boule de chiffons serrés d'un poids supérieur de deux livres. La boule de chiffons aurait été déplacée.

Bernalli regarda le comte avec une expression stupéfaite.

– J'avoue que vous me confondez. Mais votre exemple est-il bien choisi ? Dans cette expérience de tir au pistolet il entre peut-être un élément nouveau ?... Comment l'appeler : la violence, la force...

– C'est l'élément de vitesse tout simplement. Mais il n'est pas spécifique au tir. Chaque fois qu'un corps se déplace, cet élément entre en jeu. Ce que Descartes appelle la quantité de mouvement, c'est la loi de la vitesse et non une addition arithmétique des choses.

– Et si la loi de Descartes n'est pas bonne, laquelle voyez-vous d'autre ?

– Celle de Copernic lorsqu'il parle de l'attraction réciproque des corps entre eux, de cette propriété invisible, pareille à celle de l'aimant, qu'on ne peut mesurer, mais qu'on ne peut nier aussi.

Bernalli, un poing sur les lèvres, se recueillait.

– J'ai déjà pensé un peu à tout cela, et j'en ai discuté avec Descartes lui-même, lorsque je l'ai rencontré à La Haye, avant qu'il parte en Suède où il devait, hélas, mourir. Savez-vous ce qu'il m'a répondu : il m'a déclaré que cette loi de l'attraction devait être écartée parce qu'il y avait en elle « quelque chose d'occulte » et qu'elle paraissait à priori hérétique et suspecte.

Le comte de Peyrac éclata de rire.

– Descartes était un pleutre, et surtout il ne voulait pas perdre les mille écus de pension que M. Mazarin lui octroyait. Il se souvenait du pauvre Galilée qui dut rétracter sous les tortures de l'Inquisition son « hérésie du mouvement de la terre », et qui, plus tard, mourut en soupirant : « Et pourtant elle tourne !... » Aussi lorsque Descartes, dans son Traité du Monde, reprit la théorie du Polonais Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, se garda-t-il bien d'affirmer le mouvement de la terre. Il se borna à dire : « La terre ne se meut pas, mais elle est entraînée par un tourbillon. » N'est-ce pas une hyperbole charmante ?

– Je vois que vous n'êtes pas pour ce pauvre Descartes, dit le Genevois, et pourtant vous le considérez comme un génie.

– J'en veux doublement aux grands esprits de se montrer mesquins. Descartes, malheureusement, avait le souci de sauver sa vie et d'assurer son pain quotidien, qu'il ne pouvait devoir qu'aux largesses des grands. J'ajouterai qu'à mon avis, s'il s'est montré un génie pour les mathématiques pures, il n'était pas de force pour la dynamique et la physique en général. Ses expériences sur la chute des corps, si tant est qu'il se soit livré à de véritables expériences matérielles, sont embryonnaires. Il aurait fallu, pour les compléter, qu'il avançât un fait extraordinaire mais qui, à mon sens, n'est pas impossible : c'est que l'air n'est pas vide.

– Que voulez-vous dire ? Vos paradoxes m'affolent !

– J'expose que l'air dans lequel nous nous mouvons ne serait en réalité qu'un élément dense, un peu comme l'eau que respirent les poissons : élément d'une certaine élasticité, d'une certaine résistance, bref élément invisible à nos yeux, mais réel.

– Vous m'effrayez, répéta l'Italien.

Il se leva et fit quelques pas à travers la pièce avec agitation. S'arrêtant, il ouvrit plusieurs fois la bouche comme un poisson, secoua la tête et revint s'asseoir au coin de la cheminée.

– Je serais tenté de vous traiter de fou, ajouta l'Italien, et pourtant en moi-même il y a quelque chose qui vous approuve. Votre théorie serait le parachèvement de l'étude à laquelle je me suis livré sur les liquides en mouvement. Ah ! je ne regrette pas ce dangereux voyage, qui me procure la joie insigne de parler avec un grand savant. Mais prenez garde, mon ami : Si moi-même, dont les paroles n'ont jamais atteint l'audace des vôtres, je suis considéré comme hérétique et contraint de m'exiler en Suisse, qu'adviendra-t-il de vous ?

– Bah ! dit le comte, je ne cherche à convaincre personne, si ce n'est des esprits initiés aux sciences et qui peuvent me comprendre. Je n'ai même pas l'ambition d'inscrire et de faire éditer le résultat de mes travaux. Je m'y livre par plaisir, comme je prends plaisir à versifier quelques chansons avec d'aimables dames. Je suis tranquille dans mon palais toulousain et qui viendrait m'y chercher noise ?

– L'œil du pouvoir est partout, fit Bernalli en jetant un regard désenchanté autour de lui.

À cet instant même, Angélique eut la perception d'un bruit très léger non loin d'elle, et il lui sembla que la tenture d'une portière avait bougé. Elle en ressentit une impression désagréable. Dès lors, elle ne suivit plus qu'avec distraction la conversation des deux hommes. Son regard s'attachait inconsciemment au visage de Joffrey de Peyrac. La pénombre qui envahissait la pièce par ce crépuscule hâtif d'hiver atténuait les traits défigurés du gentilhomme, et seuls s'imposaient les yeux noirs pleins d'une lumière passionnée, l'éclat des dents sur le sourire dont il accompagnait avec désinvolture ses paroles les plus graves. Le trouble entrait dans le cœur d'Angélique.

Lorsque Bernalli se fut retiré pour mettre de l'ordre dans sa toilette avant le repas, Angélique ferma la fenêtre. Des valets disposèrent des flambeaux sur les tables tandis qu'une servante ranimait le feu. Joffrey de Peyrac se leva et se rapprocha de l'embrasure où se tenait sa femme.

– Vous voici bien silencieuse, ma mie. C'est d'ailleurs votre coutume. Vous êtes-vous endormie en entendant nos discours ?

– Non, j'ai été vivement intéressée, au contraire, fit lentement Angélique et pour la première fois son regard ne fuyait pas celui de son mari. Je ne prétends pas avoir tout compris, mais je vous avouerai que j'ai plus de goût pour ce genre de discussions que pour les poésies de ces dames ou de leurs pages.

Joffrey de Peyrac posa un pied sur le degré de l'embrasure et se pencha pour considérer Angélique avec attention.

– Vous êtes une curieuse petite femme. Je crois que vous commencez à vous apprivoiser, mais vous ne cessez de m'étonner. J'ai employé bien des séductions diverses pour conquérir la femme que je souhaitais, mais n'avais encore jamais pensé à mettre les mathématiques dans mon jeu.

Angélique ne put s'empêcher de rire, tandis qu'une flamme montait à ses joues. Elle baissa les yeux avec un peu de gêne pour son ouvrage. Pour changer de conversation elle demanda :

– C'est donc à des expériences de physique que vous vous livrez dans ce mystérieux laboratoire que Kouassi-Ba garde si jalousement ?

– Oui et non. J'ai bien quelques appareils de mesure, mais mon laboratoire me sert surtout à des travaux de chimie sur les métaux, tels que l'or et l'argent.

– L'alchimie, répéta Angélique émue. (Et la vision du château de Gilles de Retz passa devant ses yeux. ) Pourquoi voulez-vous toujours de l'or et de l'argent ? interrogea-t-elle soudain avec fougue. On dirait que vous les cherchez partout, non seulement dans votre laboratoire mais en Espagne, en Angleterre et jusque dans cette petite mine de plomb que ma famille possédait en Poitou... Et Molines m'a dit que vous aviez aussi une mine d'or dans les montagnes des Pyrénées. Pourquoi voulez-vous tant d'or ?...

– Il faut beaucoup d'or et d'argent pour être libre, madame. Et voyez ce que dit le maître André le Chapelain, en tête de son manuscrit L'Art d'Aimer : « Pour s'occuper d'amour, il ne faut pas avoir souci de sa vie matérielle. »

– Ne croyez pas que vous me gagnerez avec des présents et des richesses, fit Angélique en se rétractant violemment.

– Je ne crois rien, ma chérie. Je vous attends. Je soupire. « Tout amant doit pâlir en présence de son amante. » Je pâlis. Est-ce que vous trouvez que je ne pâlis pas assez ? Je sais bien qu'il est recommandé aux troubadours de se mettre à genoux devant leur dame, mais c'est un mouvement dont ma jambe s'accommode mal. Je m'en excuse. Ah ! soyez sûre que je peux redire comme Bernard de Ventadour, le divin poète : « Les tourments de l'amour que m'inspire cette belle dont je suis l'esclave soumis causeront ma mort ! » Je me meurs, madame.

Angélique secoua la tête en riant.

– Je ne vous crois pas. Vous n'avez pas l'air de mourir... Vous vous enfermez dans votre laboratoire, ou bien vous courez les hôtels de ces précieuses dames toulousaines, afin de les guider dans leurs compositions poétiques.

– Vous manquerais-je, madame ?

Elle hésita, un sourire aux lèvres, voulant conserver le ton du badinage.

– Ce sont les distractions qui me manquent, et vous êtes la Distraction et la Variété personnifiées.

Elle reprit son ouvrage. Elle ne savait plus si elle aimait ou craignait l'expression avec laquelle Joffrey de Peyrac la regardait parfois à l'occasion de ces joutes plaisantes, que la vie mondaine multipliait entre eux. Tout à coup, il cessait d'ironiser, et dans le silence elle avait l'impression de subir un empire étrange, qui l'enveloppait, la brûlait. Elle se sentait nue, ses petits seins pointaient sous les dentelles de son corsage. Elle avait envie de fermer les yeux.

« Il profite de ce que ma méfiance est endormie pour me jeter un charme », se dit-elle ce soir-là avec un petit frisson d'effroi et de plaisir.

Joffrey de Peyrac attirait les femmes. Angélique ne pouvait le nier, et ce qui avait été pour elle, les premiers jours, une cause de stupéfaction, lui devenait compréhensible. Certaines expressions bouleversées, certains tressaillements de ses belles amies lorsque s'approchait dans les couloirs le pas hésitant du gentilhomme boiteux, ne lui avaient pas échappé. Qu'il parût, et un courant de fébrilité traversait l'assemblée féminine. Il savait parler aux femmes. Il avait des mots mordants et doux, connaissait la parole qui donne à celle qui la reçoit l'impression d'être remarquée entre toutes. Angélique se cabrait comme un cheval rétif sous la voix flatteuse. Avec une sensation de vertige, elle se remémorait les confidences de la nourrice : « Il attire les jeunes femmes par des chants bizarres... »

Lorsque Bernalli reparut, Angélique se leva pour aller à sa rencontre. Elle frôla le comte de Peyrac, regretta soudain que la main de celui-ci ne se fût pas tendue pour lui prendre la taille.

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