Chapitre 9
Malgré cet avertissement, un valet parut sur le seuil.
– Que Son Altesse me pardonne. Un moine vient de se présenter au château, insistant pour être reçu par M. de Condé. Le marquis du Plessis a cru bien faire en l'envoyant immédiatement à Son Altesse.
– Qu'il entre ! marmonna le prince après un instant de silence.
Il s'approcha du secrétaire d'ébène qui se trouvait près de la fenêtre et ouvrit des tiroirs.
Du fond de la pièce un laquais introduisait un autre personnage, un moine encapuchonné de bure qui s'approcha en s'inclinant à plusieurs reprises avec une souplesse d'échiné remarquable.
En se redressant il révéla son visage brun où brillaient de longs yeux noirs langoureux.
La venue de cet ecclésiastique ne semblait nullement gêner la femme étendue sur le lit. Elle continuait à mordre dans les beaux fruits avec insouciance. C'est à peine si elle s'était voilée d'une écharpe, à la naissance des jambes. L'homme aux cheveux bruns, penché sur le secrétaire, en tirait de grandes enveloppes scellées de rouge.
– Mon père, dit-il sans se retourner, est-ce M. Fouquet qui vous envoie ?
– Lui-même, monseigneur.
Le moine ajouta une phrase en une langue chantante qu'Angélique supposa être de l'italien. Lorsqu'il s'exprimait en français, son accent zézayait légèrement et avait quelque chose d'enfantin qui n'était pas sans charme.
– Il était inutile de répéter le mot de passe, signor Exili, dit le prince de Condé, je vous aurais reconnu à votre signalement et à ce signe bleu que vous possédez au coin de l'œil. C est donc vous l'artiste le plus habile d'Europe en cette science difficile et subtile des poisons ?
– Votre Altesse m'honore. Je n'ai fait que perfectionner quelques recettes léguées par mes ancêtres florentins.
– Les gens d'Italie sont artistes en tout genre, s'écria Condé.
Il éclata d'un grand rire hennissant, puis sa physionomie reprit subitement son expression dure.
– Vous avez la chose ?
– Voici.
De sa large manche le capucin sortit un coffret ciselé. Lui-même l'ouvrit en appuyant sur une des moulures de bois précieux.
– Voyez, monseigneur, il suffit d'introduire l'ongle à la naissance du cou de ce mignon personnage qui porte une colombe sur son poing.
Le couvercle s'était rabattu. Sur un coussinet de satin brillait une ampoule de verre emplie d'un liquide couleur émeraude. Le prince de Condé prit le flacon avec précaution et l'éleva dans la lumière.
– Vitriol romain, dit doucement le père Exili. C'est une composition à effet lent, mais sûr. Je l'ai préféré au sublimé corrosif qui peut provoquer la mort en quelques heures. D'après les indications que j'ai reçues de M. Fouquet, j'ai cru comprendre que vous-même, monseigneur, ainsi que vos amis, ne teniez pas à ce que des soupçons trop certains se fassent jour dans l'entourage de la personne. Celle-ci sera prise de langueur, résistera peut-être une semaine, mais sa mort n'aura que l'apparence naturelle d'un échauffement du ventre causé par du gibier trop frelaté ou quelque nourriture peu fraîche. Il serait même habile de faire servir à la table de cette personne des moules, huîtres ou autres coquillages dont les effets sont parfois dangereux. Leur faire porter la faute d'une mort si soudaine sera jeu d'enfant.
– Je vous remercie de vos excellents conseils, mon père.
Condé fixait toujours l'ampoule vert pâle et ses yeux avaient une lueur haineuse. Angélique en éprouvait une déception aiguë : le dieu d'amour descendu sur la terre était sans beauté et lui faisait peur.
– Prenez garde, monseigneur, reprit le père Exili, ce poison ne doit être manié qu'avec d'infinies précautions. Pour le concentrer, je suis obligé moi-même de porter un masque de verre. Une goutte tombée sur votre peau pourrait y développer un mal rongeur qui n'aurait de cesse d'avoir dévoré l'un de vos membres. S'il ne vous est pas possible de verser vous-même cette médecine dans les mets de la personne, recommandez bien au valet qui en sera chargé de se montrer sûr et adroit.
– Mon valet qui vous a introduit est un homme de toute confiance. Par une manœuvre dont je me félicite, la personne en question ne le connaît point. Je crois qu'il sera facile en effet de le placer à ses côtés.
Le prince jeta un regard moqueur au moine, qu'il dominait de sa haute taille.
– Je suppose qu'une vie consacrée à un tel art ne vous a pas rendu trop scrupuleux, signor Exili. Cependant que penseriez-vous si je vous avouais que ce poison est destiné à l'un de vos compatriotes, un Italien des Abruzzes ?
Un sourire allongea les lèvres souples d'Exili. Derechef, il s'inclina.
– Je n'ai pour compatriotes que ceux qui apprécient mes services à leur juste valeur, monseigneur. Et pour l'instant, M. Fouquet, du Parlement de Paris, se montre plus généreux à mon égard que certain Italien des Abruzzes que je connais aussi.
Le rire chevalin de Condé éclata de nouveau.
– Bravo, bravissimo, signor ! J'aime avoir avec moi des gens de votre espèce.
Doucement il remit le flacon sur son coussin de satin. Il y eut un silence. Les yeux du signor Exili contemplaient son œuvre avec une satisfaction qui n'était pas exempte de vanité.
– J'ajoute, monseigneur, que cette liqueur a le mérite d'être inodore et presque sans saveur. Elle n'altère pas les aliments auxquels elle est mêlée, et c'est à peine si la personne, à supposer qu'elle se montre très attentive à ce qu'elle mange, pourra reprocher à son cuisinier d'avoir été un peu trop généreux pour les épices.
– Vous êtes un homme précieux, répéta le prince, qui semblait devenir rêveur.
Un peu nerveusement il ramassa sur la tablette du chiffonnier les enveloppes cachetées.
– Voici, en revanche, ce que je dois en échange vous remettre pour M. Fouquet. Cette enveloppe-ci contient la déclaration du marquis d'Hocquincourt. Voici celles de M. de Charost, de M. du Plessis, de Mme du Plessis, de Mme de Richeville, de la duchesse de Beaufort, de Mme de Longueville. Comme vous le voyez, les dames sont moins paresseuses... ou moins scrupuleuses que les messieurs. Il me manque encore les lettres de M. de Maupéou, du marquis de Créqui et de quelques autres...
– Et la vôtre, monseigneur.
– C'est juste. La voici d'ailleurs. Je la terminais à l'instant et ne l'ai point encore signée.
– Votre Altesse aurait-elle l'extrême obligeance de m'en lire le texte, afin que je puisse en vérifier point par point l'ordonnance ? M. Fouquet tient essentiellement à ce qu'aucun terme ne soit oublié.
– À votre guise, fit le prince avec un imperceptible haussement d'épaules.
Il prit le feuillet et lut à voix haute :
Moi, Louis II, prince de Condé, je donné à Monseigneur Fouquet l'assurance de n'être jamais à aucune autre personne qu'à lui, de n'obéir à aucune autre personne sans exception, de lui remettre mes places, fortifications et autres, toutes les fois qu'il l'ordonnera.
Pour l'assurance de quoi je donne le présent billet écrit et signé de ma main, de ma propre volonté sans qu'il l'ait même désiré, ayant la bonté de se fier à ma parole qui lui est assurée.
Fait au Plessis-Bellière, le 20 septembre 1649.
– Signez, monseigneur, dit le père Exili dont les yeux luisaient à l'ombre de sa capuche.
Rapidement et comme pressé d'en finir, Condé prit sur le secrétaire une plume d'oie qu'il tailla. Tandis qu'il paraphait sa lettre, le moine avait allumé un petit réchaud de vermeil. Condé y fit fondre de la cire rouge et cacheta la missive.
– Toutes les autres déclarations sont faites sur ce modèle et signées, conclut-il. Je pense que votre maître se montrera satisfait et nous le prouvera.
– Soyez-en certain, monseigneur. Cependant je ne puis quitter ce château sans emporter devers moi les autres déclarations que vous m'avez fait espérer.
– Je me fais fort de vous les obtenir avant demain midi.
– Je demeurerai donc sous ce toit jusqu'à ce moment.
– Notre amie, la marquise du Plessis, va veiller à votre installation, signor. Je l'ai fait prévenir de votre arrivée.
– En attendant, je crois qu'il serait prudent de renfermer ces lettres dans le coffret secret que je viens de vous remettre. L'ouverture en est invisible, et elles ne seront nulle part plus à l'abri des indiscrétions.
– Vous avez raison, signor Exili. À vous entendre je comprends que la conspiration est aussi un art qui demande expérience et pratique. Moi, je ne suis qu'un guerrier et ne m'en cache pas.
– Guerrier glorieux ! s'exclama l'Italien en s'inclinant.
– Vous me flattez, mon père. Mais j'avoue que j'aimerais que M. Mazarin et S. M. la reine partageassent votre avis. Quoi qu'il en soit, je crois cependant que la tactique militaire, bien que plus grossière et plus ample, se rapproche un peu de vos manœuvres subtiles. Il faut toujours prévoir les intentions de l'ennemi.
– Monseigneur, vous parlez comme si Machiavel lui-même eût été votre maître.
– Vous me flattez, répéta le prince.
Mais il se rassérénait.
Exili lui indiqua la façon de soulever le coussin de satin pour glisser au-dessous les enveloppes compromettantes. Puis le tout fut déposé dans le secrétaire. À peine l'Italien s'était-il retiré que Condé, comme un enfant, reprenait le coffret et l'ouvrait de nouveau.
– Montre, chuchota la femme en tendant le bras vers lui.
Durant l'entretien, elle n'était pas intervenue, se contentant de remettre l'une après l'autre ses bagues à ses doigts. Mais, apparemment, elle n'avait pas perdu un mot des paroles échangées.
Condé se rapprocha du lit et tous deux se penchèrent sur le flacon d'émeraude.
– Crois-tu que ce soit vraiment aussi terrible qu'il le dit ? murmura la duchesse de Beaufort.
– Fouquet assure qu'il n'y a pas de plus habile apothicaire que ce Florentin. Et, de toute façon, nous devons passer par Fouquet. C'est lui qui a eu l'idée de l'intervention espagnole, au Parlement de Paris, en avril dernier. Intervention qui a déplu à tous, mais qui l'a mis en contact avec Sa Majesté Très Catholique. Je ne tiendrai mon armée que par ses soins.
La dame s'était rejetée sur les coussins.
– Ainsi M. Mazarin est mort ! fit-elle lentement.
– C'est tout comme, car voici sa mort que je tiens entre mes mains.
– Ne dit-on pas qu'il arrive parfois à la reine mère de prendre ses repas avec celui qu'elle aime passionnément ?
– On le dit, fit Condé après un moment de silence. Mais je ne partage pas votre projet, ma mie. Et je pense à une autre manœuvre plus habile et plus efficace. Que serait la reine mère sans ses fils ?... L'Espagnole n'aurait plus qu'à se retirer dans un cloître pour les y pleurer...
– Empoisonner le roi ? dit la duchesse en sursautant.
Le prince hennit gaiement. Il revint vers le secrétaire et y déposa le coffret.
– Voilà bien les femmes ! clama-t-il. Le roi ! Vous vous attendrissez parce qu'il s'agit d'un bel enfant, tout agité des troubles de l'adolescence et qui depuis quelque temps, à la cour, vous fait des yeux de chien couchant. Le roi, pour vous, c'est cela. Pour nous, c'est un obstacle dangereux à tous nos projets. Quant à son frère, le petit Monsieur, un gamin dévoyé qui prend déjà plaisir à s'habiller en fillette et à se faire câliner par les hommes, je le vois encore moins bien sur le trône que votre royal puceau. Non, croyez-moi, avec M. d'Orléans, aussi peu austère que son frère Louis XIII l'était trop, nous aurons un roi à notre convenance. Il est riche et de caractère faible. Que nous faut-il de plus ?
« Ma chère, reprit Condé qui avait refermé le secrétaire et glissé la clef dans la poche de sa houppelande, je crois qu'il faudrait songer à nous présenter devant nos hôtes. Le souper ne va pas tarder. Voulez-vous que je fasse appeler Manon, votre femme de chambre ?
– Je vous en saurais gré, mon cher seigneur.
*****
Angélique, qui commençait à être courbatue, s'était un peu reculée sur la corniche. Elle pensait que son père devait la chercher, mais ne se décidait pas à quitter son perchoir. Dans la chambre, le prince et sa maîtresse, aux mains de leurs domestiques, revêtaient leurs atours dans un grand froissement d'étoffes, avec accompagnement de quelques jurons de la part de Monseigneur qui n'était pas patient.
Lorsque Angélique détournait les yeux de l'écran de lumière que formait la fenêtre ouverte, elle ne voyait autour d'elle que la nuit opaque d'où montait le murmure de la forêt proche, remuée par le vent d'automne.
Enfin elle se rendit compte que la chambre était maintenant déserte. La veilleuse y brillait toujours, mais la pièce avait retrouvé son mystère. Très doucement, l'adolescente s'approcha de la croisée et se glissa à l'intérieur. L'odeur des fards et des parfums se mêlait étrangement à celle venue de la nuit, chargée de senteurs de bois humide, de mousse, de châtaignes mûres. Angélique ne savait pas encore très bien ce qu'elle allait faire. Elle aurait pu être surprise. Elle ne le craignait pas. Tout cela n'était qu'un rêve. C'était comme le départ pour les Amériques, la dame folle de Monteloup, les crimes de Gilles de Retz...
D'un geste prompt, elle prit dans la poche de la houppelande abandonnée sur une chaise, la petite clef du secrétaire, ouvrit celui-ci, tira le coffret à elle. Il était de bois de santal et dégageait une odeur pénétrante. Ayant refermé le secrétaire, remis la clef en place, Angélique se retrouva sur la corniche, le coffret sous le bras. Tout à coup, elle s'amusait prodigieusement. Elle imaginait le visage de M. de Condé, découvrant la disparition du poison et des lettres compromettantes.
« Ce n'est pas voler, se dit-elle, puisqu'il s'agit d'éviter un crime. »
Déjà elle savait en quelle cachette elle enfouirait son larcin. Les tourelles d'angle, dont l'architecte italien avait flanqué les quatre coins du gracieux château du Plessis, ne servaient que d'ornements, mais on les avait garnies cependant de créneaux et de mâchicoulis en miniature, imitant la décoration guerrière des édifices du Moyen Age. De plus, elles étaient creuses et percées d'une très petite lucarne. Angélique glissa le coffret à l'intérieur de celle qui était la plus proche. Bien malin celui qui viendrait le chercher là !
Puis, souplement, elle glissa au long de la façade, et retrouva le sol ferme. Elle s'aperçut seulement alors que ses pieds nus étaient glacés. Ayant remis ses vieilles chaussures, elle revint vers le château.
*****
Maintenant, tout le monde était réuni dans les salons. Cette nuit trop sombre et brumeuse n'inspirait plus personne.
En pénétrant dans le hall, le nez d'Angélique fut agréablement chatouillé par des effluves culinaires fort appétissants. Elle vit passer une série de petits valets en livrée qui portaient fort gravement de grands plats d'argent. Des faisans et des bécasses garnis de leurs plumes, un cochon de lait couronné de fleurs comme une épousée, plusieurs morceaux d'un très beau chevreuil, dressés sur des fonds d'artichaut et des branches de fenouil, défilèrent devant elle. Le bruit des faïences et des cristaux entrechoqués venait des salles et des galeries où toute la compagnie s'était réunie autour de petites tables nappées de dentelles, dispersées çà et là avec goût. Une dizaine de personnes prenaient place à chacune. Angélique, arrêtée sur le seuil du plus grand salon, aperçut le prince de Condé
qu'entouraient Mme du Plessis, la duchesse de Beaufort et la comtesse de Richeville. Le marquis du Plessis et son fils Philippe partageaient également la table du prince, ainsi que quelques autres dames et jeunes seigneurs. La bure brune de l'Italien Exili mettait une note insolite parmi tant de dentelles, de rubans, d'étoffes précieuses rebrodées d'or et d'argent. Si le baron de Sancé avait été présent, il aurait fait pendant à l'austérité monastique. Mais Angélique avait beau regarder avec attention, elle ne voyait son père nulle part.
Tout à coup, l'un des pages qui passait porteur d'un flacon de vermeil, la reconnut. C'était celui qui s'était moqué d'elle lourdement à propos de la bourrée.
– Oh ! voici la baronne de la Triste Robe ! plaisanta-t-il. Que voulez-vous boire, Nanon ? De la piquette de pommes ou du bon lait caillé ?
Elle lui tira vivement la langue, puis, le laissant un peu pantois, continua d'avancer du côté de la table princière.
– Seigneur, que nous arrive-t-il là ? s'exclama la duchesse de Beaufort. Mme du Plessis suivit la direction de son regard, découvrit Angélique, et appela une fois de plus son fils à son secours :
– Philippe ! Philippe ! mon ami, ayez la bonté de conduire votre cousine de Sancé à la table des filles d'honneur.
Le jeune garçon leva vers Angélique son regard maussade.
– Voici un tabouret, dit-il en désignant près de lui une place libre.
– Pas ici, Philippe, pas ici. Vous aviez réservé cette place pour Mlle de Senlis.
– Mlle de Senlis n'avait qu'à se hâter. Quand elle nous rejoindra elle verra qu'elle a été remplacée... avantageusement, conclut-il avec un bref sourire ironique.
Ses voisins s'esclaffèrent.
Cependant, Angélique s'asseyait. Elle était allée trop loin pour reculer. Elle n'osait demander où était son père, et les éclats de lumière que se renvoyaient les verres, les carafons, l'argenterie et les diamants de ces dames, l'éblouissaient jusqu'au vertige. Par réaction, elle se raidit, bomba sa poitrine, rejeta en arrière sa lourde chevelure dorée. Il lui parut que quelques seigneurs lui jetaient des regards qui n'étaient pas dénués d'intérêt. Presque en face d'elle, l'œil d'oiseau de proie du prince de Condé la dévisagea un instant avec une attention arrogante.
– Par le diable, vous avez là d'étranges parents, monsieur du Plessis. Qu'est-ce que cette sarcelle grise ?
– Une jeune cousine de province, monseigneur. Ah ! plaignez-moi : deux heures durant, ce soir même, au lieu d'écouter nos musiciens et les charmants propos de ces dames, j'ai supporté le réquisitoire de son baron de père, dont le souffle m'indispose encore – ainsi que le clamerait notre cynique poète Argenteuil : Je vous dis, sans mentir, que l'haleine d'un mort ou l'odeur d'un retrait ne sentent pas si fort.
Un éclat de rire servile secoua l'assemblée.
« Et savez-vous ce qu'il me demandait ? reprit le marquis en s'essuyant les paupières d'un geste précieux. Je vous le donne en mille : que je lui fasse remettre ses impôts sur quelques mulets de son écurie, ainsi que sur une production – savourez le mot – de plomb qu'il prétend trouver tout fondu en lingots sous les plates-bandes de son potager. Je n'ai jamais ouï pareilles stupidités.
– La peste soit des croquants ! grommela le prince. Ils ridiculisent nos blasons avec leurs façons campagnardes.
Les dames s'étouffaient de gaieté.
– Avez-vous vu la plume de son chapeau ?
– Et ses souliers, qui avaient encore de la paille attachée aux talons !...
Le cœur d'Angélique battait si violemment qu'il lui semblait que son voisin Philippe devait l'entendre. Elle lui jeta un regard et surprit l'œil bleu et froid du beau garçon attaché sur elle avec une expression indéfinissable.
« Je ne peux laisser insulter ainsi mon père », pensait-elle.
Angélique devait être fort pâle. Elle évoqua la rougeur de Mme de Richeville quelques heures plus tôt, lorsque sa voix à elle, Angélique, s'était élevée dans un silence soudain glacé. Il y avait donc quelque chose que ces gens impertinents craignaient...
La « petite de Sancé » prit une profonde aspiration.
– Il se peut que nous soyons des gueux, dit-elle à voix très haute et très distinctement, mais nous, au moins, nous ne cherchons pas à empoisonner le roi !
Comme l'autre fois, les rires moururent sur les visages, et un silence si pesant tomba, que les tables voisines s'en émurent. Peu à peu les conversations languirent, l'entrain des dîneurs se ralentit ; on regardait dans la direction du prince de Condé.
– Qui... qui... qui ?... bégaya le marquis du Plessis. Puis il se tut brusquement.
– Voilà de curieuses paroles, dit enfin le prince, qui se maîtrisait avec peine. Cette jeune personne n'a pas l'habitude du monde. Elle en est encore à ses contes de nourrice...
« Dans une seconde, il va me ridiculiser et on va me chasser en me promettant une fessée », pensa Angélique aux abois.
Elle se pencha un peu, regarda vers le bout de la table.
– On m'a dit que le signor Exili était le plus grand expert du royaume dans l'art des poisons.
Ce nouveau caillou dans la mare propagea des ondes violentes. Il y eut un murmure effrayé.
– Oh ! cette fille est possédée du diable ! s'écria Mme du Plessis, mordant avec rage son petit mouchoir de dentelle. C'est la deuxième fois qu'elle me couvre de honte. Elle se tient là comme une poupée aux yeux de verre, et puis tout à coup elle ouvre la bouche et dit des choses terribles !
– Terribles ! Pourquoi terribles ? protesta doucement le prince, dont le regard ne quittait pas Angélique. Elles le seraient si elles étaient vraies. Mais ce ne sont que des divagations de fillette qui ne sait pas se taire.
– Je me tairai quand cela me plaira, dit Angélique nettement.
– Et quand cela vous plaira-t-il, mademoiselle ?
– Quand vous cesserez d'insulter mon père, et que vous lui aurez accordé les pauvres faveurs qu'il demande.
Le teint de M. de Condé s'assombrit brusquement. Le scandale était à son comble. Des gens au fond de la galerie montaient sur des chaises.
– La peste soit... La peste soit..., s'étouffa le prince.
Il se dressa brusquement, le bras tendu comme s'il lançait ses troupes à l'assaut des tranchées espagnoles.
– Suivez-moi ! rugit-il.
« Il va me tuer », se dit Angélique.
Et la vue de ce grand seigneur la dominant la fit tressaillir de peur et de plaisir.
Cependant, elle le suivit, petite sarcelle grise, derrière ce grand oiseau enrubanné. Elle remarqua qu'il portait au-dessous des genoux de grands volants de dentelles empesés et sur son haut-de-chausses une sorte de jupe courte, garnie d'une infinité de galons. Jamais elle n'avait vu un homme habillé de façon aussi extravagante. Cependant elle admirait sa démarche, la façon dont il posait sur le sol ses hauts talons cambrés.
– Nous voici seuls, dit brusquement Condé en se retournant. Mademoiselle, je ne veux pas me fâcher avec vous, mais il faut que vous répondiez à mes questions. Cette voix doucereuse effraya plus Angélique que des éclats de colère. Elle se vit dans un boudoir désert, seule avec cet homme puissant dont elle bouleversait les intrigues, et comprit qu'elle venait également de s'y engager et de s'y perdre comme dans une toile d'araignée. Elle se recula, balbutia, feignit un peu une sottise paysanne.
– Je ne pensais pas mal dire.
– Pourquoi avez-vous inventé pareille insulte à la table d'un oncle que vous respectez ?
Elle comprit ce qu'il voulait lui faire avouer, hésita, pesa le pour et le contre. Étant donné ce qu'elle savait, une protestation d'ignorance totale de sa part ne serait pas crue.
– Je n'ai pas inventé... j'ai répété des choses qu'on m'a dites, murmura-t-elle : que le signor Exili était un homme très habile à faire des poisons... Mais pour le roi j'ai inventé. Je n'aurais pas dû. J'étais en colère.
Elle roulait gauchement un pan de sa ceinture.
– Qui vous a dit cela ?
L'imagination d'Angélique travaillait activement.
– Un... un page. Je ne sais pas son nom.
– Pourriez-vous me le montrer ?
– Oui.
Il la ramena à l'entrée des salons. Elle lui désigna le page qui s'était moqué d'elle.
– La peste soit de ces marmots qui écoutent aux portes ! grommela le prince. Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?
–Angélique de Sancé.
– Écoutez, mademoiselle de Sancé. Il n'est pas bon de répéter à tort et à travers des paroles qu'une fillette de votre âge ne peut comprendre. Cela peut vous nuire, à vous et à votre famille. Pour cet incident, je passe l'éponge. J'irai même jusqu'à examiner le cas de votre père et voir si je ne peux rien pour lui. Mais quelle garantie aurai-je de votre silence ?
Elle leva vers lui ses yeux verts.
– Je sais aussi bien me taire lorsque j'ai obtenu satisfaction que parler quand on m'insulte.
– Par le diable, lorsque vous serez femme je prévois que des hommes se pendront pour vous avoir rencontrée, dit le prince.
Mais un vague sourire flottait sur son visage. Il ne semblait pas soupçonner qu'elle pût en savoir plus long que ce qu'elle lui avait dit. Impulsif et d'ailleurs étourdi, Condé manquait de psychologie et d'attention. Le premier émoi passé, il décidait qu'il n'y avait là que ragots de couloirs.
En homme habitué à la flatterie et sensible à tous les charmes féminins, l'émoi de cette adolescente d'une beauté déjà remarquable, aidait à l'apaisement de sa colère. Angélique s'efforçait de lever vers lui un regard d'une admiration candide.
– Je voudrais vous demander quelque chose ? fit-elle encore en accentuant sa naïveté.
– Quoi donc ?
– Pourquoi portez-vous une petite jupe ?
– Une petite jupe ?... Mais mon enfant, il s'agit là d'une « rhingrave ». N'est-ce pas d'ailleurs d'une suprême élégance ? La rhingrave dissimule le haut-de-chausse disgracieux et qui ne sied guère qu'aux cavaliers. On peut la garnir de galons et de rubans. On s'y sent fort à l'aise. Vous n'aviez point encore vu cela dans vos campagnes ?
– Non. Et ces grands volants que vous portez sous les genoux ?
– Ce sont des « canons ». Ils mettent en valeur le mollet, qui en surgit, fin et cambré.
– Il est vrai, approuva Angélique. Tout ceci est merveilleux. Je n'ai jamais vu un aussi bel habit !
– Ah ! parlez chiffons aux femmes et vous apaisez la plus dangereuse furie, dit le prince enchanté de son succès. Mais je dois retourner vers mes hôtes. Me promettez-vous d'être sage ?
– Oui, monseigneur, fit-elle avec un sourire plus câlin qui découvrait ses petites dents nacrées.
Le prince de Condé revint vers les salons, apaisant de gestes bénisseurs l'émoi de la société.
– Mangez, mangez, mes amis. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. La petite insolente va s'excuser.
D'elle-même, Angélique s'inclinait devant Mme du Plessis.
– Je vous fais mes excuses, madame, et vous demande l'autorisation de me retirer.
On rit un peu du geste de Mme du Plessis qui, incapable de parler, montrait la porte. Mais devant cette porte, un autre attroupement se formait.
– Ma fille, où est ma fille ? réclamait le baron Armand.
– M. le baron demande sa fille, cria un laquais goguenard.
Parmi les hôtes élégants et les valets en livrée, le pauvre hobereau ressemblait à un gros bourdon noir prisonnier. Angélique courut à lui.
– Angélique, soupira-t-il, tu me rends fou. Voici plus de trois heures que je te cherche dans la nuit entre Sancé, le pavillon de Molines et le Plessis. Quelle journée, mon enfant ! Quelle journée !
– Partons, père, partons vite, je t'en prie, dit-elle.
Ils étaient déjà sur le perron lorsque la voix du marquis du Plessis les rappela.
– Un instant, mon cousin. M. le prince désirerait vous entretenir un moment. C'est à propos de ces droits de douane dont vous m'avez parlé...
Le reste se perdit tandis que les deux hommes rentraient.
Angélique s'assit sur la dernière marche du perron et attendit son père. Tout à coup, il lui semblait qu'elle était entièrement vidée de toute pensée, de toute volonté. Un petit griffon blanc vint la renifler. Elle le caressa machinalement. Lorsque M. de Sancé reparut, il saisit sa fille par le poignet.
– Je craignais que tu n'aies encore filé. Tu as vraiment le diable au corps. M. de Condé m'a adressé sur toi des compliments si bizarres que je ne savais trop s'il ne fallait pas m'excuser de t'avoir mise au monde.
*****
Un peu plus tard, alors que leurs montures marchaient à petits pas dans les ténèbres, M. de Sancé reprit en hochant la tête :
– Je ne comprends rien à ces gens-là. On m'écoute en ricanant. Le marquis, chiffres en main, m'expose combien sa situation pécuniaire est plus précaire que la mienne. On me laisse partir sans même me proposer un verre de vin pour me rincer le gosier, et puis, tout à coup, on me rattrape, on me promet tout ce que je veux. D'après monseigneur, l'exemption de mes droits de douane me sera accordée dans le mois qui va suivre.
– Tant mieux, père, murmura Angélique.
Elle écoutait, venant de la nuit, le chant nocturne des crapauds, qui trahissait l'approche des marais et du vieux château fortifié. Tout à coup, elle eut envie de pleurer.
– Crois-tu que Mme du Plessis va te prendre comme fille d'honneur ? demanda encore le baron.
– Oh ! non, je ne crois pas, répondit suavement Angélique.