Chapitre 1

– Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz tuait-il tant de petits enfants ?

– Pour le démon, ma fille. Gilles de Retz, l'ogre de Machecoul, voulait être le seigneur le plus puissant de son temps. Dans son château ce n'étaient que cornues, fioles, marmites pleines de bouillons rouges et de vapeurs affreuses. Le diable demandait le cœur d'un petit enfant offert en sacrifice. Ainsi commencèrent les crimes. Et les mères atterrées se montraient du doigt le donjon noir de Machecoul, environné de corbeaux tant il y avait de cadavres d'innocents dans les oubliettes.

– Les mangeait-il tous ? interrogea Madelon, la petite sœur d'Angélique, d'une voix tremblante.

– Pas tous, il n'aurait pu, répondit la nourrice.

Penchée sur le chaudron où le lard et le chou mijotaient, elle tournait la soupe quelques instants en silence.

Hortense, Angélique et Madelon, les trois filles du baron de Sancé de Monteloup, la cuiller dressée près de leurs écuelles, attendaient la suite du récit avec angoisse.

– Il faisait pis, reprit enfin la conteuse, d'une voix pleine de rancune. Tout d'abord il laissait amener devant lui le pauvret ou la pauvrette effrayée, appelant sa mère à grands cris. Le seigneur allongé sur un lit se repaissait de son effroi. Ensuite il obligeait d'accrocher l'enfant au mur à une sorte de potence qui le serrait à la poitrine et au cou et qui l'étouffait, pas assez cependant pour qu'il mourût. L'enfant se débattait, comme un poulet pendu, ses cris s'étranglaient, les yeux lui sortaient de la tête, il devenait bleu. Et dans la grande salle on n'entendait que les rires des hommes cruels et les gémissements de la petite victime. Alors Gilles de Retz le faisait décrocher ; il le prenait sur ses genoux, appuyait le pauvre front d'angelot contre sa poitrine. Il pariait doucement, rassurait.

« Tout cela n'était pas grave, disait-il. On avait voulu s'amuser, mais maintenant c'était fini. L'enfant aurait des dragées, un beau lit de plume, un costume de soie comme un petit page. L'enfant se rassurait. Une lueur de joie brillait dans son regard plein de larmes. Alors subitement le seigneur lui plongeait sa dague dans le cou.

« Mais le plus affreux se passait lorsqu'il enlevait de très jeunes filles.

– Que leur faisait-il ? demanda Hortense.

C'est alors que le vieux Guillaume, assis au coin de l'âtre, en train de râper une carotte de tabac, intervint, grommelant dans sa barbe jaunâtre :

– Taisez-vous donc, vieille folle ! Moi qui suis un homme de guerre, vous arrivez à me retourner le cœur avec vos sornettes.

La lourde Fantine Lozier lui fit face avec vivacité.

– Sornettes !... On voit bien que vous n'êtes pas Poitevin, tant s'en faut, Guillaume Lützen. Pour peu que vous remontiez vers Nantes, vous ne tarderez pas à rencontrer le château maudit de Machecoul. Cela fait deux siècles que les crimes ont été commis et les gens se signent encore en passant aux alentours. Mais vous n'êtes pas du pays, vous ne connaissez rien aux aïeux de cette terre.

– Beaux aïeux s'ils sont tous comme votre Gilles de Retz !

– Gilles de Retz était si grand dans le mal qu'aucun pays, hors le Poitou, ne peut se vanter d'avoir possédé un tel criminel. Et lorsqu'il mourut, jugé et condamné à Nantes, mais battant sa coulpe et demandant pardon à Dieu, toutes les mères dont il avait mangé et torturé les enfants prirent le deuil.

– Voilà qui est fort, s'exclama le vieux Guillaume.

– Et voilà comme nous sommes, nous, gens du Poitou. Grands dans le mal, grands dans le pardon !

Farouche, la nourrice rangea des pots sur la table et embrassa le petit Denis avec fougue.

– Certes, poursuivit-elle, j'ai peu fréquenté l'école, mais je sais distinguer ce qui est conte de veillée et récit des temps passés. Gilles de Retz fut un homme qui exista vraiment. Il se peut que son âme erre encore du côté de Machecoul, mais son corps a pourri dans cette terre. C'est pourquoi on ne peut en parler à la légère comme des fées et des lutins qui se promènent autour des grandes pierres dressées dans les champs. Encore qu'il ne faille pas trop se moquer de ces esprits malins...

– Et des fantômes, Nounou, peut-on s'en moquer ? demanda Angélique.

– Il vaut mieux pas, ma mignonne. Les fantômes ne sont pas méchants, mais la plupart sont tristes et susceptibles, et pourquoi ajouter par des moqueries aux tourments de ces pauvres gens ?

– Pourquoi pleure-t-elle la vieille dame qui apparaît au château ?

– Le saura-t-on jamais ? La dernière fois que je l'ai rencontrée, il y a six ans, entre l'ancienne salle des gardes et le grand couloir, je crois qu'elle ne pleurait plus, peut-être à cause des prières que monsieur votre grand-père avait fait dire pour elle dans la chapelle.

– Moi, j'ai entendu son pas dans l'escalier de la tour, affirma Babette la servante.

– C'était un rat sans doute. La vieille femme de Monteloup est discrète et ne veut point déranger. Peut-être fut-elle aveugle ? On le pense à cause de cette main qu'elle tend en avant. Ou bien elle cherche quelque chose. Parfois elle s'approche des enfants endormis et passe la main sur leur visage.

La voix de Fantine baissait, devenait lugubre.

– Peut-être cherche-t-elle un enfant mort ?

– Bonne femme, votre esprit est plus macabre que la vue d'un charnier, protesta encore le père Guillaume. Possible que votre seigneur de Retz soit un grand homme dont vous vous honorez d'être payse... à deux siècles de distance et que la dame de Monteloup soit fort honorable, mais moi je dis que ce n'est pas bon d'affoler ces mignonnes qui en oublient de remplir leurs petits ventres tant vous les effrayez.

– Ah ! cela vous va de faire le sensible, soldat grossier, grivois du diable ! Combien de petits ventres de mignonnes semblables n'avez-vous pas transpercés avec votre pique lorsque vous serviez l'empereur d'Autriche sur les champs d'Allemagne, d'Alsace et de Picardie ? Combien de chaumières n'avez-vous pas fait griller en fermant la porte sur toute la famille à rôtir ? N'avez-vous donc jamais pendu de manants ? Tant et tant que les branches des arbres en cassaient. Et les femmes et les filles, ne les avez-vous pas violées jusqu'à les faire mourir de honte !

– Comme tout le monde, comme tout le monde, ma bonne. C'est la vie du soldat. C'est la guerre. Mais ces petites filles que nous voyons là, leur vie est faite de jeux et d'histoires riantes.

– Jusqu'au jour où les soldats et les brigands passeront comme nuées de sauterelles sur le pays. Alors la vie des petites filles devient la vie du soldat, de la guerre, de la misère et de la peur...

Amène, la nourrice ouvrait un grand pot de grès plein de pâté de lièvre et beurrait des tartines qu'elle distribuait à la ronde sans oublier le vieux Guillaume.

– Moi qui vous parle..., moi, Fantine Lozier, écoutez, mes enfants. Hortense, Angélique et Madelon, qui avaient profité de la discussion pour sécher leurs écuelles, levèrent le nez de nouveau, et Gontran, leur frère de dix ans, quitta le coin noir où il boudait et se rapprocha. C'était maintenant l'heure de la guerre et des pillages, des soudards et des brigands, les uns et les autres confondus dans le même éclat rouge d'incendie, de bruits d'épées, et de cris de femmes...

– Guillaume Lützen, vous connaissez mon fils qui est charretier de notre maître le baron de Sancé de Monteloup dans ce château ici même ?

– Je le connais, c'est un fort beau garçon.

– Eh bien, tout ce que je puis vous dire de son père, c'est qu'il faisait partie des armées de M. le cardinal de Richelieu lorsque celui-ci se rendit à La Rochelle pour exterminer les protestants. Moi, je n'étais pas huguenote et j'avais toujours prié la Vierge pour demeurer sage jusqu'au mariage. Mais, lorsque les troupes de notre roi très chrétien Louis XIII furent passées sur le pays, le moins qu'on puisse dire c'est que je n'étais plus pucelle. Et j'ai appelé mon fils Jean la Cuirasse en souvenir de tous ces diables dont l'un d'eux est le père et dont les cuirasses pleines de clous m'ont déchiré la seule chemise que je possédais en ce temps-là.

« Quant aux brigands et aux bandits que la faim a jetés sur les routes tant de fois, je pourrais vous tenir éveillés toute une nuit à vous conter ce qu'ils m'ont fait dans la paille des granges tandis qu'ils rôtissaient les pieds de mon nomme sur l'âtre afin de lui faire avouer où était son magot. Et moi, à l'odeur, je croyais qu'ils étaient en train de faire griller le cochon.

Là-dessus la grande Fantine se mit à rire, puis se versa de la piquette de pommes pour rafraîchir sa langue desséchée d'avoir tant parlé.

*****

Ainsi la vie d'Angélique de Sancé de Monteloup commença sous le signe de l'Ogre, des fantômes et des brigands.

La nourrice avait dans les veines un peu de ce sang maure que les Arabes ont porté, vers le XIe siècle, jusqu'au seuil du Poitou. Angélique avait sucé ce lait de passion et de rêves où se concentrait l'esprit ancien de sa province, terre de marais et de forêts ouverte comme un golfe aux vents tièdes de l'océan.

Elle avait assimilé pêle-mêle un monde de drames et de féerie. Elle en avait pris le goût et une sorte d'immunité contre la peur. Avec pitié, elle regardait la petite Madelon qui tremblait ou son aînée Hortense, fort pincée et qui, cependant, brûlait d'envie de demander à la nourrice ce que les brigands lui avaient fait dans la paille des granges.

Angélique, à huit ans, devinait fort bien ce qui s'était passé dans la grange. Combien de fois n'avait-elle pas conduit la vache au taureau ou la chèvre au bouc ? Et son ami le jeune berger Nicolas lui avait expliqué que pour avoir des petits, les hommes et les femmes font de même. Ainsi la nourrice avait eu Jean la Cuirasse. Mais ce qui troublait Angélique c'était que pour parler de ces choses la nourrice prît tour à tour un ton de langueur et d'extase ou de la plus sincère horreur. Cependant il ne fallait pas chercher à comprendre la nourrice, ses silences, ses colères. Il suffisait qu'elle fût là, vaste et mouvante avec ses bras puissants, la corbeille de ses genoux ouverte sous sa robe de futaine, et qu'elle vous accueillît comme un oiselet pour vous chanter une berceuse ou vous parler de Gilles de Retz.

*****

Plus simple était le vieux Guillaume Lützen qui parlait d'une voix lente à l'accent rocailleux. On le disait Suisse ou Allemand. Voici bientôt quinze ans qu'on l'avait vu venir boitant et marchant pieds nus sur la voie romaine qui va d'Angers vers Saint-Jean-d'Angély. Il était entré au château de Monteloup et avait demandé une écuelle de lait. Il était resté depuis, domestique à tout faire, réparant, bricolant, et le baron de Sancé lui faisait porter des lettres aux amis voisins, le faisait recevoir le sergent des aides quand celui-ci venait réclamer les impôts. Le vieux Guillaume écoutait longuement le sergent, puis lui répondait dans son patois de montagnard suisse ou tyrolien, et l'autre s'en allait découragé.

Était-il venu des champs de bataille du Nord ou de l'Est ? Et par quel hasard ce mercenaire étranger semblait-il descendre de Bretagne lorsqu'on l'avait rencontré ? Tout ce qu'on connaissait de lui c'est qu'il avait été à Lützen sous les ordres du condottiere Wallenstein et qu'il avait eu l'honneur de percer la panse du gros et magnifique roi de Suède Gustave-Adolphe lorsque celui-ci, égaré dans le brouillard, au cours de la bataille, était tombé sur les piquiers autrichiens. Dans le grenier où il habitait, on voyait luire au soleil, entre les toiles d'araignées, sa vieille armure et son casque, dans lequel il buvait encore son vin chaud et mangeait parfois sa soupe. Sa pique immense, trois fois haute comme lui, servait à gauler les noix à la saison.

Mais par-dessus tout, Angélique lui enviait sa petite râpe à tabac, d'écaille et de marqueterie, qu'il appelait sa grivoise selon la coutume des militaires allemands au service de la France qu'on appelait eux-mêmes « grivois ».

*****

Dans la vaste cuisine du château, tout au long de la soirée, des portes s'ouvraient et se fermaient. Portes sur la nuit d'où venaient, dans une Forte odeur de fumier, des valets, des servantes, et le charretier. Jean de la Cuirasse, aussi noir que sa mère. Les chiens aussi se faufilaient, les deux longs lévriers Mars et Marjolaine, les bassets crottés jusqu'aux yeux.

De l'intérieur du château les portes livraient passage à l'accorte Nanette qui s'exerçait au métier de chambrière en espérant qu'elle apprendrait assez de bonnes manières pour quitter ses maîtres pauvres et aller servir chez M. le marquis du Plessis de Bellière, à quelques kilomètres de Monteloup. Allaient et venaient également les deux chambrillons, la tignasse dans les yeux, portant le bois pour la grande salle et l'eau pour les chambres. Puis Mme la baronne apparaissait. Elle avait un doux visage flétri par l'air des champs et par ses nombreuses maternités. Elle portait une robe de serge grise et un capulet de laine noire, car l'atmosphère de la grande salle où elle se tenait entre le grand-père et les vieilles tantes était plus humide que celle de la cuisine.

Elle demandait si la tisane de M. le baron était bientôt prête et si le bébé avait tété sans se faire prier. Elle caressait au passage la joue d'Angélique à demi endormie et dont les longs cheveux d'or bruni s'étalaient sur la table et brillaient à la lueur du feu.

– Voici l'heure d'aller au lit, fillettes. Pulchérie va vous conduire. Et Pulchérie, l'une des vieilles tantes, se présentait, toujours docile. Elle avait voulu assumer le rôle de gouvernante près de ses nièces, n'ayant trouvé ni mari ni couvent pour la recevoir, faute de dot, et parce qu'elle se rendait utile, au lieu de geindre et de piquer de la tapisserie à longueur de journée, on la traitait avec un peu de mépris et moins d'attentions que l'autre tante, la grosse Jeanne.

Pulchérie rassemblait ses nièces. Les nourrices coucheraient les plus jeunes, et Gontran, le garçon sans précepteur, irait quand il le voudrait rejoindre sa paillasse sous les combles.

À la suite de la maigre demoiselle, Hortense, Angélique et Madelon gagnaient la salle du château où le feu et trois chandelles dissipaient à peine des amas d'ombre, accumulés par les siècles sous les hautes voûtes moyenâgeuses. Étendues sur les murs, quelques tapisseries essayaient de les protéger de l'humidité, mais elles étaient si vieilles et si mangées des vers qu'on ne distinguait rien des scènes qu'elles représentaient, à part les yeux hagards de livides personnages qui vous surveillaient avec reproche.

Les petites filles faisaient leur révérence à M. leur grand-père. Il était assis devant le feu, dans sa houppelande noire garnie de fourrure pelée. Mais ses mains si blanches, posées sur le pommeau de sa canne, étaient royales. Il portait un vaste feutre noir, et sa barbe coupée carrée, comme celle de feu notre roi Henri IV, reposait sur une petite collerette godronnée, qu'Hortense jugeait, en cachette, absolument démodée. Une seconde révérence à la tante Jeanne, dont la lèvre boudeuse ne daignait pas sourire, et c'était le grand escalier de pierre humide comme une grotte. Les chambres étaient glaciales l'hiver, mais fraîches l'été. On n'y pénétrait que pour se mettre au lit. Celui où dormaient les trois fillettes régnait comme un monument dans le coin d'une pièce dévastée, dont tous les meubles avaient été vendus au cours des dernières générations. Le dallage, couvert de paille l'hiver, était cassé en maints endroits. On montait jusqu'au lit par un escabeau de trois marches. Ayant revêtu leurs camisoles et leurs bonnets de nuit, et après avoir à genoux remercié Dieu de ses bienfaits, les trois demoiselles de Sancé de Monteloup grimpaient jusqu'à leur couche de bonne plume et se glissaient sous leurs couvertures percées. Angélique cherchait aussitôt le trou du drap correspondant à celui de la couverture par lequel elle passerait son pied rosé et remuerait les orteils pour faire rire Madelon. La petite était plus tremblante qu'un lapin à cause des histoires que racontait Nounou. Hortense aussi, mais elle n'en disait rien, car c'était l'aînée. Seule Angélique goûtait cette crainte avec une joie exaltée. La vie était faite de mystères et de découvertes. On entendait les souris grignoter dans les boiseries, les chouettes et les roussettes voleter dans les combles des deux tours en poussant des cris pointus. On entendait les lévriers se plaindre dans les cours, un mulet de la prairie venir frotter sa teigne au pied des murailles.

Et parfois, les nuits de neige, on entendait les hurlements des loups descendant de la sauvage forêt de Monteloup vers les lieux habités. Ou encore, à partir des premiers soirs du printemps, parvenaient jusqu'au château les chants des paysans du village qui donnaient quelque rigodon au clair de lune...

*****

L'une des murailles du château de Monteloup regardait du côté des marais. C'était la partie la plus ancienne, construite par un lointain seigneur de Ridoué de Sancé, compagnon de du Guesclin au XIIe siècle. Elle était flanquée de deux grosses tours, aux chemins de ronde en tuiles de bois, et quand Angélique en faisait l'escalade avec Gontran ou Denis, ils s'amusaient à cracher dans les mâchicoulis par lesquels les soldats du Moyen Age avaient jeté des seaux d'huile bouillante sur leurs assaillants. Les murailles prenaient racine dans un petit promontoire de calcaire au delà duquel commençaient les marais. Jadis, au temps des premiers hommes, la mer s'était avancée jusque-là. En se retirant elle avait laissé un réseau de rivières, de chenaux, d'étangs, maintenant encombrés de verdure et de saules, royaume de l'anguille et de la grenouille où les paysans ne circulaient qu'en barques. Les hameaux et les huttes étaient construits sur les îles de l'ancien golfe. Pour avoir parcouru cette province des eaux, M. le duc de la Trémoille, qui fut l'hôte un été du marquis du Plessis et qui se piquait d'exotisme, l'appela : Venise verte.

La vaste prairie liquide, le marais doux, s'étendait de Niort et Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Elle rejoignait un peu avant Marans, Chaillé et même Luçon, les marais amers, c'est-à-dire les terres encore salées. Enfin c'était le rivage avec sa barrière blanche de sel précieux, disputé âprement par les douaniers et les contrebandiers.

Si la nourrice ne contait guère des histoires de gabelous et de faux-sauniers, qui passionnaient tout le marais, c'est qu'elle était du côté de la terre et se montrait fort méprisante pour ces gens qui vivent les pieds dans l'eau et sont d'ailleurs tous protestants.

Du côté de la terre le château de Monteloup ouvrait une façade plus récente, percée de nombreuses fenêtres. À peine si un vieux pont-levis aux chaînes rouillées garnies de poules et de dindons séparait l'entrée principale des prairies où paissaient les mulets. Sur la droite il y avait le pigeonnier seigneurial avec son toit de tuiles rondes et une métairie. Les autres métairies se trouvaient au delà du fossé. Plus loin on apercevait le clocher du village de Monteloup.

Et puis la Forêt commençait dans un moutonnement serré de chênes et de châtaigniers. Cette forêt pouvait vous mener sans un trou de clairière jusqu'au nord de la Gâtine et du Bocage vendéen ; presque jusqu'à la Loire et l'Anjou, pour peu que vous eussiez le goût de la traverser de part en part sans peur des loups ou des bandits.

Celle de Nieul, la plus proche, appartenait au seigneur du Plessis. Les gens de Monteloup y envoyaient paître leurs troupeaux de porcs et c'étaient des procès sans fin avec le régisseur du marquis, le sieur Molines, aux mains rapaces. Il s'y trouvait aussi quelques sabotiers et charbonniers, et une sorcière, la vieille Mélusine. Celle-ci, l'hiver, en sortait parfois et venait boire une écuelle de lait au seuil des portes en échange de quelques plantes médicinales.

À son exemple, Angélique cueillait des fleurs et des racines, les faisait sécher, bouillir, les écrasait, les enfermait en sachets dans le secret d'une retraite que seul connaissait le vieux Guillaume. Pulchérie pouvait l'appeler des heures sans qu'elle reparût.

Pulchérie pleurait parfois lorsqu'elle songeait à Angélique. Elle voyait en elle l'échec non seulement de ce qu'elle pensait être une éducation traditionnelle mais aussi de sa race et de sa noblesse perdant toute dignité pour cause de pauvreté et de misère. Dès l'aube, la petite s'enfuyait, cheveux au vent, à peine plus vêtue qu'une paysanne d'une chemise, d'un corselet et d'une jupe déteinte, et ses petits pieds aussi fins que ceux d'une princesse étaient durs comme de la corne, car elle expédiait sans façon ses chaussures dans le premier buisson venu, afin de trotter plus légèrement. Si on la rappelait, elle tournait à peine son visage rond et doré par le soleil où brillaient deux yeux. d'un bleu-vert, de la couleur de cette plante qui pousse dans les marais et qui porte son nom.

– Il faudrait la mettre au couvent, gémissait Pulchérie.

Mais le baron de Sancé, taciturne et rongé de soucis, haussait les épaules. Comment aurait-il pu mettre sa seconde fille au couvent alors que déjà il ne pouvait y envoyer l'aînée, qu'il avait à peine quatre mille livres de revenus annuels et qu'il lui fallait donner cinq cents livres pour l'éducation de ses deux fils aînés chez les augustins de Poitiers ?

*****

Du côté des marais, Angélique avait pour ami Valentin, le fils du meunier. Du côté des forêts, c'était Nicolas, l'un des sept enfants d'un laboureur et qui déjà était berger chez M. de Sancé.

Avec Valentin elle allait en barque, en « niole », au long des chemins d'eau bordés de myosotis, de menthe et d'angélique. Valentin cueillait à pleins rameaux cette plante haute et drue à l'odeur exquise. Il allait ensuite la vendre aux moines de l'abbaye de Nieul qui en faisaient, avec la racine et les fleurs, une liqueur de médecine, et avec les tiges de la confiserie. Il recevait en échange des scapulaires et des chapelets dont il se servait pour les lancer à la tête des enfants des villages protestants qui s'enfuyaient alors en hurlant comme si le diable lui-même leur eût craché au visage. Son père le meunier déplorait ces étranges manières. Bien. qu'il fût catholique, il affichait la tolérance. Et qu'avait donc besoin son fils d'entretenir un commerce de bottées d'angélique alors qu'il recevait en héritage la charge de meunier, et qu'il n'aurait qu'à s'installer dans le confortable moulin, bâti sur pilotis au bord de l'eau ? Mais Valentin était un garçon difficile à comprendre : Haut en couleur et déjà taillé en Hercule pour ses douze ans, plus muet qu'une carpe, il avait un regard vague et les gens qui étaient jaloux du meunier le disaient presque idiot. Nicolas, le berger bavard et hâbleur, entraînait Angélique à la cueillette des champignons, des mûres et des myrtilles. Avec lui elle allait ramasser les châtaignes. Il lui creusait dans le bois de noisetier des pipeaux.

Ces deux garçons étaient jaloux à s'entretuer des faveurs d'Angélique. Elle était si jolie déjà que les paysans la regardaient comme la vivante incarnation des fées qui habitaient le gros dolmen du Champ sorcier.

Elle avait des idées de grandeur.

– Je suis marquise, déclarait-elle à qui voulait l'entendre.

– Ah ! oui ? Et pourquoi donc ?

– Parce que j'ai épousé un marquis, répondait-elle.

Le « marquis », c'était tour à tour Valentin ou Nicolas, ou l'un des quelques garnements, pas plus méchants que des oiseaux, qu'elle traînait derrière elle à travers prés et bois.

Elle disait encore si drôlement :

– Je suis Angélique, je mène en guerre mes petits anges.

D'où lui vint son surnom : la petite marquise des anges.

*****

Au début de l'été 1648, alors qu'Angélique atteignait onze ans, la nourrice Fantine commença d'attendre les brigands et les armées. Le pays pourtant paraissait paisible, mais la nourrice, qui devinait tant de choses, « sentait » les brigands dans la chaleur de ce lourd été. On la voyait le visage tourné vers le nord, du côté de la route, comme si le vent poussiéreux eût apporté leur odeur. Il lui suffisait de très peu d'indices pour savoir ce qui se passait au loin, non seulement dans le pays, mais encore dans la province et jusqu'à Paris.

Après avoir acheté, au colporteur auvergnat, un peu de cire et quelques rubans, elle était capable d'informer M. le baron des nouvelles les plus importantes concernant la marche du royaume de France.

Un nouvel impôt allait être levé, une bataille était en cours dans les Flandres, la reine mère ne savait plus quoi inventer pour trouver de l'argent et contenter les princes avides. Elle-même, la souveraine, n'était pas à l'aise, et le roi aux boucles blondes portait des chausses trop courtes, ainsi que son jeune frère qu'on appelait le Petit Monsieur, puisque son oncle, Monsieur, frère du roi Louis XIII, vivait encore. Cependant, M. le cardinal Mazarin entasse bibelots et tableaux d'Italie. La reine l'aime. Le Parlement de Paris n'est pas content. Il écoute le cri du pauvre peuple des campagnes ruiné par les guerres et les impôts. À pleines carrossées et en beaux costumes fourrés d'hermine, ces messieurs du Parlement se transportent au palais du Louvre où vit le petit roi accroché d'une main à la robe noire de sa mère, l'Espagnole, et de l'autre à la robe rouge du cardinal Mazarin, l'Italien. À ces grands qui ne rêvent que puissance et richesses, ils démontrent que le peuple ne peut plus payer, que les bourgeois ne peuvent plus commercer, qu'on est las d'être taxé pour le moindre bien. Bientôt ne devra-t-on pas payer pour l'écuelle dans laquelle on mange ? La reine mère n'est pas contente. M. Mazarin non plus. Alors les grands seigneurs transportent le petit roi sur son lit de justice. D'une voix bien timbrée quoiqu'un peu hésitante sur la leçon apprise, il répond à tous ces graves personnages qu'il faut de l'argent pour les armées, pour la paix que l'on va signer bientôt. Le roi a parlé. Le Parlement s'incline. Un nouvel impôt va naître. Les intendants des provinces vont lancer leurs sergents. Les sergents vont menacer. Les bonnes gens vont supplier, pleurer, saisir leurs faux pour tuer les commis et les collecteurs, s'en aller sur les routes se joindre aux soldats débandés, les bandits vont venir...

À entendre la nourrice, on ne pouvait croire que ce seul abruti de colporteur eût pu lui conter tant de choses. On la taxait d'imagination alors que c'était divination. Un mot, une ombre, le passage d'un mendiant trop hardi, d'un marchand inquiet, la mettaient sur le chemin de la vérité. Elle flairait les bandits dans la chaleur orageuse de ce bel été 1648 et, comme elle, Angélique les attendait...

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