Chapitre 6

Un jour d'hiver qu'Angélique regardait à la fenêtre la pluie tomber, elle aperçut avec stupeur de nombreux cavaliers et des calèches cahotantes s'engager dans le bourbier du chemin qui menait au pont-levis. Des laquais en livrée à parements jaunes précédaient les voitures et un chariot qui semblait rempli de bagages, de femmes de chambre et de valets.

Déjà les postillons sautaient du haut de leurs sièges pour guider l'attelage à travers l'entrée étroite. Des laquais postés à l'arrière du premier carrosse descendirent et ouvrirent les portières dont les parois vernies portaient des armoiries rouge et or. Angélique vola à travers l'escalier de la tour et parvint sur le perron pour voir trébucher dans le fumier de la cour un magnifique seigneur dont le feutre emplumé alla à terre ; un coup de canne violent sur le dos d'un laquais et une bordée d'injures accompagnèrent cet incident.

Sautant de pavé en pavé, sur la pointe de ses souliers élégants, le seigneur parvint enfin à l'abri de la salle d'entrée où Angélique et quelques-uns de ses petits frères et sœurs le regardaient.

Un adolescent d'environ quinze ans, vêtu avec la même recherche, le suivait.

– Par saint Denis, où est mon cousin ? s'exclama l'arrivant en jetant un coup d'œil outré autour de lui.

Il aperçut Angélique et s'écria :

– Par saint Hilaire, voici le portrait de ma cousine de Sancé lorsque je la rencontrai à Poitiers, au temps de son mariage. Souffrez que je vous embrasse, petite, comme le vieil oncle que je suis.

Il l'enleva dans ses bras et l'embrassa cordialement. Reposée à terre, Angélique éternua par deux fois tant était violent le parfum dont les vêtements du seigneur étaient imprégnés.

Elle s'essuya le bout du nez avec sa manche, songea dans un éclair que Pulchérie l'en aurait grondée mais n'en rougit point, car elle ne connaissait pas la honte et la confusion.

Aimablement elle fit sa révérence au visiteur en lequel elle venait de reconnaître le marquis du Plessis de Bellière. Puis s'avança pour embrasser le jeune cousin Philippe.

Celui-ci recula d'un pas et jeta un regard horrifié au marquis.

– Mon père, suis-je donc obligé d'embrasser cette... euh... cette jeune personne ?

– Mais oui, blanc-bec, profitez-en au contraire pendant qu'il est temps ! s'écria le noble seigneur en éclatant de rire.

L'adolescent posa précautionneusement ses lèvres sur les joues rondes d'Angélique, puis sortant un mouchoir brodé et parfumé de son pourpoint, il le secoua autour de son visage comme s'il chassait des mouches.

Le baron Armand, crotté jusqu'aux genoux, accourait.

– Monsieur le marquis du Plessis, quelle surprise ! Pourquoi ne pas m'avoir envoyé un courrier pour me prévenir de votre arrivée ?

– À vrai dire, mon cousin, je comptais me rendre directement en ma demeure du Plessis, mais notre voyage n'a pas été sans déboires : nous avons eu un essieu brisé du côté de Neuchaut. Temps perdu. La nuit vient et nous sommes gelés. Passant près de votre gentilhommière, j'ai pensé vous demander l'hospitalité sans plus d'histoires. Nous avons nos lits et nos garde-robes que les valets dresseront dans les chambres que vous leur désignerez. Et nous aurons ainsi le plaisir de converser sans plus attendre. Philippe, saluez votre cousin de Sancé et toute la charmante troupe de ses héritiers.

Ainsi interpellé, le bel adolescent s'avança d'un air résigné et inclina profondément sa tête blonde en un salut qui avait quelque exagération, étant donné l'aspect rustique de celui auquel il s'adressait. Puis il alla baiser docilement les joues rebondies et sales de ses jeunes parents. Après quoi, il sortit de nouveau son mouchoir de dentelle et le respira d'une mine hautaine.

– Mon fils est un cabotin de la cour qui n'a pas l'habitude de la campagne, déclara le marquis. Il n'est bon qu'à gratter de la guitare. Je l'avais attaché comme page au service de M. de Mazarin, mais je crains qu'il n'y apprenne la façon d'aimer à l'italienne. N'a-t-il pas déjà assez l'air d'une jolie fille ?... Vous savez en quoi consiste la façon d'aimer à l'italienne ?

– Non, dit naïvement le baron.

– Je vous raconterai cela un jour, loin de ces oreilles innocentes. Mais l'on meurt de froid dans votre entrée, mon cher. Pourrais-je saluer ma charmante cousine ?...

Le baron dit qu'il supposait que ces dames, à la vue des équipages, s étaient précipitées dans leurs appartements pour s'habiller, mais que son père le vieux baron serait enchanté de le voir.

Angélique nota le coup d'œil méprisant de son jeune cousin au salon délabré et noir. Philippe du Plessis avait des yeux d'un bleu très clair mais aussi froid que de l'acier. Le même regard qui avait effleuré les tapisseries usées, le feu pauvre dans la cheminée et même le vieux grand-père avec sa fraise démodée, se tourna vers la porte, et les sourcils blonds de l'adolescent se levèrent tandis qu'un demi-sourire moqueur se dessinait sur ses lèvres.

Mme de Sancé entrait accompagnée d'Hortense et des deux tantes. Elles avaient, certes, revêtu leurs meilleurs atours, mais ceux-ci devaient paraître ridicules au jeune garçon, car il se mit à pouffer dans son mouchoir.

Angélique, qui ne le quittait pas des yeux, avait une envie terrible de lui sauter au visage toutes griffes dehors. N'était-ce pas lui plutôt qui était ridicule avec toutes ses dentelles, ses rubans en flots sur l'épaule et ses manches fendues depuis l'aisselle jusqu'aux poignets afin de laisser voir le linge fin d'une chemise ? Son père, plus simple, s'inclinait devant ces dames en balayant le carrelage de sa belle plume frisée.

– Ma cousine, excusez ma modeste mise. Je viens au débotté vous demander l'hospitalité d'une nuit. Voici mon chevalier, Philippe. Il a grandi depuis que vous l'avez vu et n'en est pas pour cela plus agréable à vivre. Je vais lui acheter une charge de colonel d'ici peu ; l'armée lui fera du bien. Les pages actuels de la cour n'ont aucune discipline.

La tante Pulchérie, toujours cordiale, proposa :

– Vous prendrez bien quelque chose. De la piquette ou du lait caillé ? Je vois que vous venez de loin.

– Merci. Nous prendrions volontiers un doigt de vin coupé d'eau fraîche.

– Du vin, il n'y en a plus, dit le baron Armand, mais on va envoyer un chambrillon en quérir chez le curé.

Cependant le marquis s'asseyait et, tout en jouant avec sa canne d'ébène nouée d'une rosette de satin, racontait qu'il arrivait droit de Saint-Germain, que les routes étaient des cloaques, qu'il s'excusait encore de sa tenue modeste.

« Que serait-ce s'ils étaient vêtus somptueusement ? » pensa Angélique. Le grand-père, que tant de protestations vestimentaires agaçaient, toucha du bout de sa canne les revers des bottes de son visiteur.

– Si j'en crois les dentelles de vos bas de bottes et votre rabat, l'édit que M. le cardinal lança en 1633 pour interdire toutes franfreluches est bien oublié.

– Peuh ! soupira le marquis, pas assez encore. La régente est pauvre, et austère. Nous sommes quelques-uns à nous ruiner pour maintenir un peu d'originalité à cette cour dévote. M. Mazarin a le goût du faste, mais il porte robe. Il a les doigts chargés de diamants, mais pour quelques bouts de rubans que les princes s'attachent au pourpoint il fulmine comme son prédécesseur M. de Richelieu. Les revers des bottes... oui...

Il croisa ses pieds devant lui et les examina avec autant d'attention que le baron Armand faisait de ses mulets.

– Je crois que cette mode des dentelles aux bottes va cesser brusquement, affirma-t-il. Quelques jeunes seigneurs se sont mis à porter des revers aussi larges que le chapiteau d'une torche, et dont on a tant de peine à fixer la circonférence qu'il faut marcher les jambes écartées. Lorsqu'une mode devient terrible, elle disparaît d'elle-même. N'est-ce pas votre avis, ma chère cousine ? Elle répondit avec une hardiesse et une spontanéité qu'on n'eût pas attendues de cette maigre libellule.

– Oh ! mon cousin, je crois que la mode, tant qu'elle n'a pas disparu, a toujours raison. Cependant, sur ce point de détail, je ne peux vous donner d'avis, car je n'ai jamais vu de bottes comme les vôtres. Vous êtes certainement le plus moderne de nos parents.

– Je me félicite, mademoiselle, de constater que l'éloignement de votre province ne vous empêche pas d'être en avance sur son esprit et sur son étiquette, car, si vous m'estimez moderne, sachez que de mon temps une demoiselle n'aurait pas fait de compliment la première. Mais c'est pourtant ainsi que les choses se passent dans la génération nouvelle... et ce n'est pas désagréable, au contraire. Comment vous appelez-vous ?

– Hortense.

– Hortense, il faudrait venir à Paris et fréquenter les ruelles où se réunissent nos savantes et nos précieuses. Philippe, mon fils, méfiez-vous, vous allez peut-être avoir affaire à forte partie pendant votre séjour dans nos bonnes terres du Poitou.

– Par l'épée du Béarnais, s'écria le vieux baron, j'ai beau connaître un peu d'anglais, baragouiner l'allemand et avoir étudié ma propre langue, le français, je dois reconnaître, marquis, que je ne comprends absolument rien à ce que vous venez de dire à ces dames.

– Ces dames ont compris, c'est le principal quand on parle dentelle, fit gaiement le gentilhomme. Et mes chaussures ? Qu'en pensez-vous ?

– Pourquoi sont-elles si longues et avec un bout carré ? demanda Madelon.

– Pourquoi ? Personne ne pourrait le dire, petite cousine, mais c'est le dernier cri. Et que voilà une mode utile ! L'autre jour, M. de Rochefort, profitant que M. de Condé parlait avec feu, lui planta un clou à chaque extrémité de ses chaussures. Quand le prince voulut s'éloigner, il se trouva cloué au plancher. Songez donc que, si ses chaussures avaient été moins longues, il aurait eu les pieds transpercés.

– On n'a pas créé les chaussures pour faire plaisir aux gens qui plantent des clous dans les pieds des autres ! grommela le grand-père. Tout cela est ridicule.

– Savez-vous que le roi est à Saint-Germain ? interrogea le marquis.

– Non, dit Armand de Sancé. En quoi cette nouvelle serait-elle extraordinaire ?

– Mais, mon cher, à cause de la Fronde.

Ce verbiage amusait les dames et les enfants, mais les deux hobereaux, habitués aux lenteurs paysannes, se demandaient si leur prolixe parent ne se moquait pas d'eux, selon son habitude.

– La Fronde ? Mais c'est un jeu d'enfants.

– Un jeu d'enfants ! Vous en avez de bonnes, mon cousin. Ce que nous appelons la Fronde à la cour, c'est tout simplement la révolte du Parlement de Paris contre le roi. Avez-vous jamais entendu chose pareille ! Voilà déjà plusieurs mois que ces messieurs en bonnets carrés se sont pris le bec avec la Régente et son Italien de Cardinal... Des questions d'impôts dans lesquels leurs privilèges n'étaient même pas atteints. Mais ils se posent en protecteurs du peuple. Et les voilà qui font remontrance sur remontrance. Et la Régente sent la moutarde lui monter au nez. Vous avez tout de même entendu parler des agitations qui se sont produites en avril dernier ?

– Vaguement.

– Ceci s'est passé à l'occasion de l'arrestation du parlementaire Broussel. La Régente le fit arrêter un matin qu'il avait pris médecine. La populace s'étant ameutée au cri d'une servante, Comminges, le colonel des gardes, ne put attendre qu'il fût vêtu et le traîna en robe de chambre de carrosse en carrosse. Il réussit enfin, non sans peine, cet enlèvement qu'on lui avait commandé. Il m'a confié plus tard que cette cavalcade parmi les émeutiers l'eût beaucoup diverti s'il se fût agi d'une agréable demoiselle plutôt que d'un vieil éploré qui n'y comprenait rien.

« Toujours est-il que la racaille déçue se mit à faire des barricades à travers les rues. C'est un jeu que le peuple adore pour distraire sa colère.

– Et la reine et le petit roi ? demanda avec anxiété la tante Pulchérie qui était sentimentale.

– Que vous dire ? Elle reçut avec beaucoup de hauteur ces messieurs du Parlement, puis céda. Depuis on s'est querellé et réconcilié plusieurs fois. Néanmoins, croyez-m'en, Paris me fit l'effet ces derniers mois d'un chaudron de sorcières bouillonnant de passions. C'est une ville aimable, mais qui cache dans ses tréfonds un nombre incalculable de miséreux et de bandits dont on ne pourrait se débarrasser qu'en les brûlant en tas comme de la vermine.

« Sans parler des pamphlétaires et des poètes crottés dont la plume pique plus dur que le dard de l'abeille. Paris est inondé de libelles répétant en vers et en prose :

« Point de Mazarin ! Point de Mazarin ! » Si bien qu'on les appelle des « mazarinades ».

La reine en trouve jusque dans son lit, et rien n'est plus propre à faire passer une mauvaise nuit et à rendre le teint jaune que ces petits papiers d'allure innocente.

« Bref, le drame a éclaté. Les messieurs du Parlement en avaient l'intuition depuis longtemps ; ils craignaient sans cesse que la reine n'enlevât le petit roi hors de Paris et venaient par trois fois le soir, en grande troupe, demander à contempler le bel enfant dans son sommeil, en réalité pour s'assurer qu'il était toujours là. Mais l'Espagnole et l'Italien sont rusés. Le jour des Rois nous avons bu et festoyé à la cour avec beaucoup de gaieté et mangé sans arrière-pensée la galette traditionnelle. Vers le milieu de la nuit, alors qu'avec quelques amis je comptais me rendre dans les tavernes, on me donne l'ordre de réunir mes gens, mes équipages, et de gagner une des portes de Paris. De là, à Saint-Germain. J'y trouve, déjà arrivés, la reine et ses deux fils, leurs dames d'honneur et pages, tout ce beau monde couché sur la paille dans le vieux château à courants d'air. M. Mazarin survient aussi. Depuis, Paris est assiégé par le prince de Condé qui s'est mis à la tête des armées du roi. Le Parlement, dans la capitale, continue à brandir l'étendard de l'insurrection, mais il est bien ennuyé. La coadjuteur de Paris, le prince de Gondi, cardinal de Retz, qui voudrait prendre la place de Mazarin, est aussi avec les révoltés. Moi, j'ai suivi M. de Condé.

– Vous m'en voyez bien aise, soupira le vieux baron. Jamais, du temps de Henri IV, on n'eût vu pareil désordre. Des parlementaires, des princes en rébellion contre le roi de France ! Voilà bien encore l'influence des idées d'outre-Manche. Ne dit-on pas que le Parlement anglais a lui aussi brandi la bannière de la sédition contre son roi jusqu'à oser l'emprisonner ?

– On vient même de lui poser la tête sur un billot. S M. Charles Ier a été exécuté à Londres le mois dernier.

– Quelle horreur ! s'écria toute l'assistance atterrée.

– Comme vous le supposez, la nouvelle n'a rassuré personne à la cour de France où se trouve d'ailleurs la veuve éplorée du roi d'Angleterre avec ses deux enfants. Aussi a-t-on décidé d'être féroce et intransigeant envers Paris. Précisément, je viens d'être envoyé comme adjoint de M. de Saint-Maur pour lever des armées en Poitou et les amener à M. de Turenne, qui est bien le plus vaillant chef d'armée au service du roi.

– Ce serait bien le diable si, sur mes terres et les vôtres, mon cher cousin, je ne recrutais pas au moins un régiment à offrir à mon fils. Expédiez donc vos paresseux et vos indésirables à mes sergents, baron. On en fera des dragons.

– Faut-il encore parler de guerre ? fit lentement le baron. On eût pu croire que les choses allaient s'arranger. Ne vient-on pas de signer à l'automne un traité en Westphalie qui consacre la défaite de l'Autriche et de l'Allemagne ?... Nous pensions pouvoir respirer un peu. Et encore j'estime que notre région n'est guère à plaindre si l'on songe aux campagnes de Picardie et des Flandres où restent encore les Espagnols, et qui depuis trente ans...

– Ces gens-là ont l'habitude, dit légèrement le marquis. Mon cher, la guerre est un mal nécessaire, et il est presque hérétique de réclamer une paix que Dieu n'a pas voulue pour nous, pauvres pécheurs. Le tout est d'être parmi ceux qui font la guerre et non parmi ceux qui la subissent... Pour ma part, je choisirai toujours la première formule, à laquelle mon rang me donne droit. L'ennui, dans cette affaire, c'est que ma femme est demeurée à Paris... de l'autre côté, oui, avec le Parlement. Je ne pense pas d'ailleurs qu'elle ait un amant parmi ces graves et doctes magistrats qui manquent de brillant. Mais figurez-vous que les dames adorent comploter et que la Fronde les enchante. Elles se sont groupées autour de la fille de Gaston d'Orléans, frère du roi Louis XIII. Elles portent des écharpes bleues en sautoir et même de petites épées avec des baudriers de dentelles. Tout cela est très joli, mais je ne peux m'empêcher d'être inquiet pour la marquise...

– Elle peut recevoir un mauvais coup, gémit Pulchérie.

– Non. Je la crois exaltée, mais prudente. Mes tourments sont d'un autre ordre et, si coup il y a, je pense que c'est plutôt pour moi qu'il serait mauvais. Vous me comprenez ? Des séparations de ce genre sont funestes à un époux qui n'aime pas les partages. Pour mon compte...

Il s'interrompit en toussant violemment, car le valet d'écurie promu au grade de valet de chambre venait de jeter dans la cheminée, pour ranimer le feu, une énorme botte de paille humide. Dans le flot de fumée qui se dégagea alors on n'entendit pendant quelques instants que des quintes de toux.

– Jarnibleu, mon cousin, s'exclama le marquis lorsqu'il eut retrouvé son souffle, je comprends votre souci de vouloir respirer un peu. Votre ahuri mériterait une volée de bois vert.

Il prenait gaiement la chose, et Angélique le trouvait sympathique malgré sa condescendance. Son bavardage L'avait passionnée. On aurait dit que le vieux château engourdi venait de s'éveiller et d'ouvrir ses lourdes portes sur un autre monde, plein de vie.

Mais, en revanche, le fils se renfrognait de plus en plus. Assis, raide, sur sa chaise, ses boucles blondes bien rangées sur son large col de dentelle, il jetait des regards absolument horrifiés à Josselin et à Gontran qui, se rendant compte de l'effet qu'ils produisaient, accentuaient encore leur tenue débraillée jusqu'à se mettre les doigts dans le nez et à se gratter la tête. Leur manège bouleversait positivement Angélique et lui causait un malaise proche de la nausée. Depuis quelque temps d'ailleurs elle se sentait dolente ; elle souffrait du ventre et Pulchérie lui avait interdit de manger des carottes crues selon son habitude. Mais ce soir, après les nombreuses émotions et distractions qu'avaient apportées les extraordinaires visiteurs, elle avait l'impression d'être sur le point de tomber malade. Aussi ne disait-elle rien et restait-elle fort tranquille sur sa chaise. Chaque fois qu'elle regardait son cousin Philippe du Plessis, quelque chose lui serrait la gorge, et elle ne savait si c'était de détestation ou d'admiration. Jamais elle n'avait vu un garçon aussi beau.

Ses cheveux, dont la frange soyeuse bombait sur son front, étaient d'un or brillant près duquel ses boucles à elle paraissaient brunes. Il avait des traits parfaits. Son costume de fin drap gris, garni de dentelles et de rubans bleus, seyait à son teint blanc et rose. Certes, on l'eût pris pour une fille sans la dureté de son regard, qui n'avait rien du féminin.

À cause de lui, la soirée et le repas furent un supplice pour Angélique. Chaque manquement des valets, chaque incommodité, était soulignée d'un coup d'œil ou d'un sourire moqueur de l'adolescent.

Jean la Cuirasse, qui faisait l'office de majordome, apporta les plats, la serviette sur l'épaule. Le marquis s'esclaffa, disant que cette façon de porter la serviette ne se pratiquait qu'à la table du roi et des princes du sang, qu'il était flatté de l'honneur qu'on lui faisait, mais qu'il se contenterait d'être servi avec plus de simplicité, c'est-à-dire la serviette enroulée autour de l'avant-bras. Plein de bonne volonté, le charretier s'évertua à entortiller le linge crasseux à son bras velu, mais sa gaucherie et ses soupirs ne firent que redoubler l'hilarité du marquis auquel son fils se joignit bientôt.

– Voici un homme que je verrais mieux en dragon qu'en valet de pied, dit le marquis en regardant Jean la Cuirasse. Qu'en penses-tu, mon gars ?

Intimidé, le charretier répondit par un grognement d'ours, qui ne faisait guère honneur à la langue de sa mère. La nappe, qu'on venait de retirer d'un placard humide, fumait à la chaleur des assiettes de potage. Un des serveurs, voulant faire du zèle, ne cessait de moucher les quelques chandelles et les éteignit plusieurs fois.

Enfin, pour comble de disgrâce, le gamin qu'on avait envoyé chercher du vin à la cure revint et raconta, en se grattant la tête, que le curé était parti exorciser des rats dans un hameau voisin, et que sa servante, la Marie-Jeanne, avait refusé de donner le moindre tonnelet.

– Ne vous préoccupez pas de ce détail, ma cousine, intervint très galamment le marquis du Plessis, nous boirons de la piquette de pommes et, si monsieur mon fils ne s'y accoutume pas, il se passera de boire. Mais en revanche veuillez me donner quelques renseignements sur ce que je viens d'entendre. Je comprends assez le patois du pays que j'ai baragouiné en mon temps de nourrice pour avoir compris ce que disait ce jeune croquant. Le curé serait parti exorciser des rats !... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

– Rien de bien étonnant, mon cousin. Les gens d'un hameau voisin se plaignent en effet depuis quelque temps d'être envahis de rats qui mangent leurs grains de réserve. Le curé a dû aller là-bas porter l'eau bénite et faire les prières d'usage afin que les esprits malins qui habitent ces animaux se retirent et qu'ils cessent d'être nuisibles.

Le seigneur regarda Armand de Sancé avec quelque stupeur, puis, se renversant sur sa chaise, se mit à rire doucement.

– Je n'ai jamais ouï dire une chose aussi plaisante. Il faudra que je l'écrive à Mme de Beau-fort ; ainsi, pour détruire les rats on les asperge d'eau bénite ?...

– En quoi cela est-il risible ? protesta le baron qui commençait à s'impatienter. Tout mal est l'œuvre des esprits mauvais qui se glissent dans l'enveloppe des bêtes pour nuire aux humains. L'année dernière, j'ai eu un de mes champs envahi de chenilles. Je les ai fait exorciser.

– Et elles sont parties ?

– Oui. À peine deux ou trois jours plus tard.

– Quand elles n'avaient plus rien à manger dans le champ.

Mme de Sancé, qui avait pour principe qu'une femme doit se taire humblement, ne put s'empêcher de prendre la parole pour défendre sa foi qu'elle soupçonnait d'être attaquée.

– Je ne vois pas en quoi, mon cousin, des exercices sacrés n'auraient pas d'influence sur des bêtes malfaisantes. Nôtre-Seigneur lui-même n'a-t-il pas fait entrer des démons dans un troupeau de porcs ainsi que le raconte l'Évangile ? Notre curé insiste beaucoup sur ce genre de prières.

– Et combien le payez-vous par exorcisme ?

– Il demande peu, et on le trouve toujours prêt à se déranger et à venir quand on l'appelle.

Cette fois, Angélique surprit le regard de connivence que le marquis du Plessis échangeait avec son fils : ces pauvres gens, semblait-il dire, sont vraiment d'une naïveté grossière.

– Il faudra que je parle à M. Vincent de ces coutumes campagnardes, reprit le marquis. Il en fera une maladie, le pauvre homme, lui qui a fondé un ordre spécialement chargé d'évangéliser le clergé rural. Ces missionnaires sont sous le patronage de saint Lazare. On les appelle les lazaristes. Ils vont trois par trois dans les campagnes prêcher, et apprendre aux curés de nos villages à ne pas commencer la messe par le Pater et à ne pas coucher avec leur servante. C'est une œuvre assez inattendue, mais M. Vincent est partisan de la réforme de l'Église par l'Église.

– Que voilà un mot que je n'aime pas ! s'exclama le vieux baron. Réforme, toujours réforme ! Vos paroles ont une résonance huguenote, mon cousin. D'ici à ce que vous trahissiez le roi, je crains qu'il n'y ait qu'un pas. Quant à votre M. Vincent, tout ecclésiastique qu'il est, d'après ce que j'ai compris et entendu dire de lui, ses façons ont quelque chose d'hérétique dont Rome devrait bien se méfier.

– N'empêche que S. M. le roi Louis XIII, au moment de mourir, l'a voulu mettre à la tête du Conseil de Conscience.

– Qu'est-ce que c'est encore que cela ?

D'un doigt léger, M. du Plessis fit bouffer ses manches de lingerie.

– Comment vous l'expliquer ? C'est une chose énorme. La conscience du royaume !

M. Vincent de Paul est la conscience du royaume, c'est tout. Il voit la reine presque tous les jours, est reçu par tous les princes. Avec cela, l'homme le plus simple et le plus riant qui soit. Son idée est que la misère est guérissable et que les grands de ce monde doivent l'aider à la réduire.

– Utopie ! coupa tante Jeanne avec hargne. La misère est, comme vous le disiez tout à l'heure pour la guerre, un mal que Dieu a voulu en punition du péché originel. S'élever contre son obligation équivaut à une révolte contre la discipline divine !

– M. Vincent vous répondrait, ma chère demoiselle, que c'est « vous » qui êtes responsable des maux qui nous entourent. Et il vous enverrait sans plus de discours porter des remèdes et des aliments aux plus pauvres de vos laboureurs en vous faisant remarquer que si vous les trouvez, selon son expression, par « trop grossiers et terrestres », vous n'avez qu'à retourner l'envers de la médaille pour y voir le visage du Christ souffrant. Ainsi ce diable d'homme a trouvé le moyen d'enrôler presque tous les hauts personnages du royaume dans ses phalanges charitables. Tel que vous me voyez, ajouta le marquis d'un air piteux, lorsque j'étais à Paris, il m'arrivait d'aller deux fois la semaine à l'Hôtel-Dieu verser et servir la soupe des malades.

– Vous n'aurez jamais fini de me stupéfier, s'écria le vieux baron avec agitation. Décidément, les nobles de votre espèce ne savent plus qu'inventer pour déshonorer leur blason. Je dois constater que le monde ne tourne plus qu'à l'envers : on crée des prêtres pour évangéliser les prêtres, et il faut que ce soit un dévergondé comme vous, presque un libertin, qui veniez faire la morale à une famille honnête et saine comme la nôtre. Je n'y puis plus tenir !

Hors de lui, le vieillard se leva et, comme le repas était fini, tout le monde l'imita. Angélique, qui n'avait rien pu manger, se glissa hors de la pièce. Inexplicablement, elle avait froid et était agitée de frissons. Tout ce qu'elle venait d'entendre tourbillonnait dans sa tête : le roi dans la paille, le Parlement en révolte, les grands seigneurs versant la soupe, Paris, un monde plein de vie et d'attirance. À côté de toute cette agitation et de cette fougue, il lui semblait qu'elle-même, Angélique, était comme morte, vivait enfermée dans un caveau.

Tout à coup elle se renfonça dans une encoignure du couloir. Son cousin Philippe passa près d'elle sans la voir. Elle l'entendit monter à l'étage et interpeller ses domestiques qui, à la lueur de quelques bougeoirs, installaient les chambres de leurs maîtres. La voix de fausset de l'adolescent s'élevait avec colère.

– C'est inouï qu'aucun de vous n'ait pensé à se munir de chandelles à la dernière étape. Vous auriez pu vous douter que dans ces coins perdus les soi-disant nobles ne valent pas mieux que leurs croquants. A-t-on au moins fait chauffer de l'eau pour mon bain ?

L'homme répondit quelque chose qu'Angélique n'entendit pas. Philippe reprit d'un ton résigné :

– Tant pis. Je me laverai dans un baquet ! Heureusement mon père m'a dit que le château du Plessis possède deux salles d'eau florentines. Il me tarde d'y être. J'ai l'impression que l'odeur de cette tribu de Sancé ne pourra jamais me sortir du nez.

« Cette fois, pensa Angélique, il me le paiera... »

Elle le vit redescendre à la lueur de la lanterne posée sur la console de l'antichambre. Quand il fut tout proche, elle sortit de l'ombre de l'escalier tournant.

– Comment osez-vous parler de nous avec cette insolence à des laquais ? interrogea-t-elle d'une voix nette qui résonna sous les voûtes. Vous n'avez donc aucun sens de la dignité de la noblesse ? Cela vient sans doute de ce que vous descendez d'un bâtard de roi. Tandis que nous, notre sang est pur.

– Aussi pur que votre peau est sale, rétorqua le jeune homme d'un ton glacé.

D'un bond inattendu, Angélique lui sauta au visage toutes griffes dehors. Mais le garçon, avec une force déjà virile, lui saisit les poignets et la rejeta violemment contre la muraille. Puis il s'éloigna sans hâter le pas.

Étourdie, Angélique sentait son cœur battre précipitamment. Un sentiment inconnu et qui était fait de honte et de désespoir l'étouffait.

« Je le hais, pensait-elle, un jour je me vengerai. Il faudra qu'il s'incline, qu'il me demande pardon. »

Mais pour l'instant elle n'était qu'une misérable fillette dans l'ombre d'un vieux château humide.

Une porte grinça et Angélique discerna la silhouette massive du vieux Guillaume qui entrait portant deux seaux d'eau fumante pour le bain du jeune seigneur. Quand il l'aperçut, il s'arrêta.

– Qui est là ?

– C'est moi, répondit Angélique en allemand.

Quand elle était seule avec le vieux soldat, elle parlait toujours cette langue qu'il lui avait apprise.

– Que faites-vous là ? reprit Guillaume dans le même dialecte. Il fait froid. Allez donc dans les salles écouter les histoires de votre oncle le marquis. Voilà de quoi vous égayer pour l'année.

– Je déteste ces gens ! dit sombrement Angélique. Ils sont impertinents et trop différents de nous. Ils détruisent tout ce qu'ils touchent et nous laissent ensuite seuls et les mains vides, tandis qu'ils partent retrouver leurs beaux châteaux pleins d'objets magnifiques.

– Qu'y a-t-il ma fille ? demanda lentement le vieux Lützen. Votre esprit ne pourrait-il s'élever au-dessus de quelques moqueries ?

Le malaise d'Angélique s'accentuait. Une sueur froide lui mouillait les tempes.

– Guillaume, toi qui n'as jamais été dans aucune cour de princes, dis-moi : quand on rencontre à la fois un méchant et un lâche, que doit-on faire ?

– Bizarre question pour une enfant ! Puisque vous me la posez, je vous dirai qu'on doit tuer le méchant et laisser le lâche s'enfuir.

Il ajouta après un petit moment de réflexion, en reprenant ses seaux :

– Mais votre cousin Philippe n'est ni méchant ni lâche. Un peu jeune, c'est tout...

– Alors toi aussi tu le défends ! cria Angélique d'une voix aiguë, toi aussi. Parce qu'il est beau... parce qu'il est riche...

Un goût amer lui emplissait la bouche. Elle vacilla, et glissant le long de la muraille, tomba évanouie.

*****

La maladie d'Angélique n'avait rien que de très naturel. Sur ses manifestations qui inquiétaient un peu l'enfant devenue jeune fille, Mme de Sancé l'avait rassurée et avertie qu'il en serait ainsi désormais chaque mois, jusqu'à un âge avancé.

– Est-ce que je m'évanouirai aussi chaque mois ? s'informa Angélique, surprise de n'avoir pas remarqué plus souvent les pâmoisons soi-disant obligatoires des femmes de son entourage.

– Non, ce n'est qu'un accident. Vous allez vous remettre et vous vous habituerez fort bien à votre nouvel état.

– N'empêche ! C'est long jusqu'à un âge avancé ! soupira la fillette. Et, lorsque je serai vieille, il ne sera plus temps de recommencer à grimper aux arbres.

– Vous pouvez fort bien continuer à grimper aux arbres, dit Mme de Sancé qui montrait beaucoup de délicatesse dans l'éducation de ses enfants et semblait comprendre les regrets d'Angélique. Mais, comme vous le discernez vous-même, ce serait en effet l'occasion de cesser des manières qui ne conviennent pas à votre âge et à votre qualité de jeune fille noble.

Elle ajouta un petit discours où il était question de la joie de mettre au monde des enfants et de la punition originelle pesant sur les femmes de par la faute de notre mère Eve.

« Ajoutons cela à la misère et à la guerre », songea Angélique. Êtendue sous ses draps, écoutant la pluie tomber dehors, elle éprouvait un certain bien-être. Elle se sentait faible et en même temps grandie. Elle avait l'impression d'être couchée à bord d'un navire s'éloignant d'un rivage connu pour voguer vers un autre destin. De temps en temps, elle pensait à Philippe et serrait les dents. Après son évanouissement, mise au lit et veillée par Pulchérie, elle ne s'était pas rendu compte du départ du marquis et de son fils.

On lui raconta qu'ils ne s'étaient pas attardés à Monteloup. Philippe se plaignait des punaises qui l'avaient empêché de dormir.

– Et ma requête au roi, demanda le baron de Sancé au moment où son illustre parent montait en carrosse, avez-vous pu la lui présenter ?

– Mon pauvre ami, je l'ai présentée, mais je ne crois pas que vous soyez en droit d'espérer grand-chose ; le royal enfant est présentement plus pauvre que vous et n'a pour ainsi dire pas un toit où reposer sa tête.

Il ajouta dédaigneusement :

– On m'a raconté que vous vous distrayez à faire de beaux mulets. Vendez-en quelques-uns.

– Je réfléchirai à votre suggestion, dit Armand de Sancé, ironique pour une fois. Il est certes préférable actuellement pour un gentilhomme d'être laborieux que de compter sur la générosité de ses pairs.

– Laborieux ! Pfuit ! quel vilain mot, fit le marquis avec un geste coquet de la main. Alors, adieu, mon cousin. Envoyez donc vos fils aux armées, et pour le régiment du mien, vos croquants les mieux bâtis. Adieu. Je vous baise mille fois.

Le carrosse s'éloigna en cahotant tandis qu'une main raffinée s'agitait à la portière.

*****

Il n'y eut pas d'autres visites des seigneurs du Plessis. On apprit qu'ils donnaient quelques fêtes, puis qu'ils allaient repartir pour l'Île-de-France avec leur armée toute neuve. Des sergents recruteurs étaient passés par Monteloup.

*****

Au château, il y eut Jean la Cuirasse et un valet de ferme qui se laissèrent tenter par l'avenir glorieux réservé aux dragons du roi. La nourrice Fantine pleura beaucoup au départ de son fils.

– Il n'était pas mauvais et voilà qu'il va devenir un reître de votre espèce, dit-elle à Guillaume Lützen.

– C'est une question d'héridité, ma bonne. N'eut-il pas comme père présumé un soudard ?

Pour compter les jours, on prit l'habitude de dire « c'était avant » ou « après la visite du marquis du Plessis ».

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