Chapitre 12
– Monsieur de Germontaz, dit tout à coup une voix.
Affolée, Angélique aperçut au sommet de l'escalier la silhouette rouge du comte de Peyrac. Celui-ci portait la main à son masque et le rejetait en arrière. Elle vit le visage qu'il pouvait rendre terrible au point de faire frémir les plus endurcis, lorsqu'il en convulsait les traits déformés. Très lentement, en accentuant sa claudication, il descendit, mais à la dernière marche un éclair brilla, tandis qu'il tirait son épée.
Germontaz s'était reculé en titubant un peu. Derrière Joffrey de Peyrac, Bernard d'Andijos et M. de Castel-Jalon descendaient aussi. Le neveu de l'archevêque jeta un regard du côté des jardins et vit Cerbalaud, qui s'était rapproché. Il souffla bruyamment.
– C'est... c'est un piège, balbutia-t-il, vous voulez m'assassiner !...
– Le piège est en toi-même, pourceau ! répondit Andijos. Qui t'a prié de déshonorer la femme de ton note ?
Tremblante, Angélique chercha à ramener sur sa poitrine son corsage déchiré. Ce n'était pas possible ! Ils n'allaient pas se battre ! Il fallait intervenir... Joffrey risquait la mort avec ce grand gaillard en pleine force !...
Joffrey de Peyrac continuait d'avancer, et soudain on eût dit qu'une souplesse de jongleur s'était emparée de ce long corps difforme. Lorsqu'il fut devant le chevalier de Germontaz, il lui appuya la pointe de son arme sur le ventre en disant simplement :
– Bats-toi.
L'autre, obéissant au réflexe d'une éducation militaire, tira son épée, et les fers se croisèrent. Quelques instants, la bataille fut serrée, tendue au point que par deux fois les coquilles s'entrechoquèrent et que les visages des duellistes furent à quelques pouces l'un de l'autre.
Mais, chaque fois, le comte de Peyrac rompait avec vivacité. Il compensait par cette promptitude la gêne que lui occasionnait sa jambe. Lorsque Germontaz l'eut acculé dans l'escalier jusqu'à le contraindre à remonter plusieurs marches, il passa soudainement par-dessus la balustrade et le chevalier n'eut que le temps de se retourner pour lui faire face de nouveau. Ce dernier se fatiguait. Il connaissait à fond toutes les subtilités de l'escrime, mais ce jeu trop rapide le déconcertait. L'épée du comte lui fendit sa manche droite et lui égratigna le bras. Ce n'était qu'une blessure de surface, mais qui saignait abondamment ; le bras atteint qui tenait l'épée ne tarda pas à s'engourdir. Le chevalier se battait avec une difficulté croissante. Dans ses gros yeux globuleux une panique apparut. Dans ceux de Joffrey de Peyrac, brûlant d'un feu sombre, il n'y avait aucune rémission. Angélique y lut l'arrêt de mort. Elle mordait ses lèvres jusqu'à crier de douleur, mais n'osait faire un mouvement. Brusquement, elle ferma les yeux. Il y eut une sorte de cri sourd et profond comme le han d'effort d'un bûcheron.
Lorsqu'elle regarda de nouveau, elle vit que le chevalier de Germontaz était étendu tout de son long sur le dallage de mosaïque et que la garde d'une épée sortait de son côté. Le Grand Boiteux du Languedoc se penchait sur lui avec un sourire.
– Mômeries et mièvreries ! dit-il avec douceur.
Il reprit la poignée de l'arme, tira d'un grand geste. Quelque chose rejaillit avec un bruit mou, et Angélique vit sur sa robe blanche des éclaboussures de sang. Elle défaillit et dut s'appuyer au mur. Le visage de Joffrey de Peyrac s'inclinait vers le sien. Il était sillonné de sueur et sous l'habit de velours rouge elle voyait la maigre poitrine aller et venir comme un soufflet de forge. Mais les yeux, attentifs, conservaient leur lueur incisive et allègre. Un lent sourire étira les lèvres du comte lorsqu'il rencontra le regard vert, noyé d'émoi.
Il dit impérieusement :
– Viens.
*****
Le cheval suivait lentement le bord du fleuve, soulevant le sable du petit chemin sinueux. À distance, trois laquais armés assuraient la garde de leur seigneur, mais Angélique ne se rendait pas compte de leur présence. Il lui semblait qu'elle était absolument seule sous le ciel étoile, seule dans les bras de Joffrey de Peyrac, qui l'ayant jetée en travers de sa selle l'emmenait maintenant au pavillon de Garonne pour y vivre leur première nuit d'amour.
*****
Au pavillon de Garonne, les domestiques, stylés par un maître difficile, demeuraient invisibles. La chambre était prête. Sur la terrasse une collation de fruits était préparée à côté du lit de repos et dans un bassin de bronze des flacons étaient mis au frais, mais tout semblait désert.
Angélique et son mari se taisaient. L'heure était au silence. Pourtant, lorsqu'il l'attira à lui avec une sombre impatience, elle murmura :
– Pourquoi ne souriez-vous pas ? Êtes-vous toujours fâché ? Je vous assure que je n'ai pas voulu cet incident.
– Je le sais, chérie.
Il respira profondément et reprit d'une voix sourde :
– Je ne peux pas sourire, car j'ai trop attendu cet instant, et il m'étreint jusqu'à la douleur. Je n'ai jamais aimé aucune femme comme toi, Angélique, et il me semble que je t'aimais avant même de te connaître. Et lorsque je t'ai vue... C'était toi que j'attendais. Mais tu passais, hautaine, à portée de ma main, comme un elfe des marais, insaisissable. Et je te faisais des aveux plaisants, de peur d'un geste d'horreur ou d'une moquerie. Jamais je n'ai attendu une femme si longtemps, ni n'ai déployé tant de patience. Et pourtant tu étais à moi. Vingt fois j'ai été sur le point d'user de violence, mais je ne voulais pas seulement ton corps, je voulais ton amour. Aussi lorsque je te vois là, tout à coup, enfin à moi, je t'en veux de tous les tourments que tu m'as infligés. Je t'en veux, répéta-t-il avec une passion brûlante. Elle soutint bravement l'expression du visage qui ne l'effrayait plus et sourit.
– Venge-toi, murmura-t-elle.
Il tressaillit, sourit à son tour.
– Tu es plus femme que je ne croyais. Ah ! ne me provoquez pas ! Vous demanderez grâce, belle ennemie !
À partir de cet instant, Angélique cessa de s'appartenir. En retrouvant les lèvres qui déjà une rois l'avaient grisée, elle retrouvait ce tourbillon de sensations inconnues dont le souvenir avait laissé au fond de sa chair une nostalgie imprécise. Tout s'éveillait en elle, et avec la promesse d'un épanouissement que rien ne viendrait entraver, son plaisir prit peu à peu une acuité telle qu'elle en fut effrayée. Haletante, elle se rejetait en arrière, essayant d'échapper à ces mains dont chaque geste lui révélait une source nouvelle de jouissance, et alors, comme émergeant d'un puits de douceur oppressante, elle voyait chavirer autour d'elle le ciel étoile, la plaine embrumée où la Garonne étirait son ruban d'argent.
Saine et de santé superbe, Angélique était faite pour l'amour. Mais la révélation soudaine qu'elle avait de son propre corps la bouleversait et elle se sentait pressée, bousculée dans un assaut violent, plus encore intérieur qu'extérieur. Ce ne fut que plus tard, l'expérience venue, qu'elle put mesurer combien Joffrey de Peyrac avait fait trêve au contraire à la violence de son propre désir, afin d'apprivoiser entièrement sa conquête.
Sans qu'elle en eût presque conscience, il la dévêtit, l'étendit sur le lit de repos. Avec une patience inlassable, il la ramenait vers lui, chaque fois plus soumise, chaude et plaintive, les yeux brillants de fièvre. Elle se débattait et se blottissait tour à tour, mais, lorsque cette émotion qu'elle ne pouvait contrôler eut atteint à son paroxysme, une subite détente se produisit en elle. Il parut à Angélique qu'un bien-être l'envahissait auquel se mêlait une excitation délicieuse et lancinante ; toute pruderie rejetée, elle s'offrit d'elle-même aux caresses les plus hardies ; les yeux clos elle se laissait couler sans révolte au courant de la volupté. Elle ne se cabra pas contre la douleur, car déjà chaque parcelle de son corps appelait furieusement la domination du maître. Lorsqu'il la pénétra, elle ne cria pas, mais ses paupières s'ouvrirent démesurément et les étoiles du ciel printanier se reflétèrent dans ses yeux verts.
– Déjà ! murmura Angélique.
Allongée sur le lit de repos, elle reprenait vie. Un moelleux châle des Indes, jeté sur elle, protégeait son corps en sueur du souffle léger de la nuit. Elle regardait Joffrey de Peyrac qui, debout, très noir dans le clair de lune, versait le vin frais dans des coupes. Il se mit à rire.
– Tout doux, ma mignonne ! Vous êtes trop neuve pour me permettre de pousser plus loin la leçon. Le temps viendra des longues délices. En attendant, buvons ! Car nous avons fait tous deux, ce soir, un ouvrage qui mérite récompense. Son délicieux visage levé vers lui, elle lui adressa un sourire dont elle ne savait pas encore toute la séduction, car en quelques instants une nouvelle Angélique venait de naître, épanouie, libérée.
Il ferma les yeux, comme ébloui. Lorsqu'il les rouvrit, il vit une expression d'angoisse sur le charmant visage.
– Le chevalier de Germontaz, murmura Angélique. Oh ! Joffrey ! J'avais oublié. Vous avez tué le neveu de l'archevêque !
Il l'apaisa d'une caresse.
– N'y pensez plus. La provocation a eu des témoins. C est de passer outre que j'aurais été blâmé. L'archevêque lui-même, qui est de sang noble, ne pourra que s'incliner. Dieu ! ma chérie, chuchota-t-il, vos formes sont plus parfaites encore que je ne soupçonnais.
D'un doigt, il suivait la courbe blanche et ferme du jeune ventre. Elle sourit et poussa un long soupir de bien-être. On lui avait toujours dit que les hommes, après l'amour, étaient brutaux ou indifférents...
*****
Mais, décidément, Joffrey ne ressemblerait jamais aux autres hommes. Il vint se blottir près d'elle sur le lit de repos et elle l'entendit rire tout bas.
– Quand je pense que l'archevêque est en train de regarder du haut de sa tour de l'évêché le palais du Gai Savoir, et de vouer à l'enfer ma vie libertine ! S'il savait qu'à cette même heure je savoure les « coupables délices » avec ma propre femme, dont il a béni lui-même l'union !...
– Vous êtes incorrigible. Il n'a pas tort de vous regarder avec soupçon, car, lorsqu'il y a deux manières de faire quelque chose, vous en imaginez une troisième. Ainsi vous pourriez ou commettre un adultère, ou accomplir bien sagement votre devoir conjugal. Non ! Il faut que vous entouriez votre nuit de noces de telles circonstances que j'éprouve dans vos bras une impression de culpabilité.
– Très agréable impression, n'est-ce pas ?
– Taisez-vous ! Vous êtes le diable ! Avouez, Joffrey, que si vous vous en tirez par une pirouette, la plupart de vos hôtes, ce soir, ne sont pas dans ce cas ! Avec quelle habileté vous les avez précipités dans ce que monseigneur appelle le désordre... Je ne suis pas très sûre que vous ne soyez pas un être... dangereux !...
– Et vous, Angélique, vous êtes une adorable petite chanoinesse toute nue ! Et je ne doute pas qu'entre vos mains mon âme n'obtienne merci ! Mais ne boudons pas les douceurs de la vie. Tant d'autres peuples vivent d'autres mœurs et n'en sont pas moins généreux, ni heureux. En face de la grossièreté du cœur et des sens que nous cachons sous nos beaux habits, j'ai rêvé, pour mon plaisir, voir des femmes et des hommes s'affiner et donner au nom de France plus de grâce. Je m'en réjouis, car j'aime les femmes, comme tout objet de beauté. Non, Angélique, mon bijou, je suis sans remords et je n'irai pas à confesse !...
*****
Angélique ne pouvait être elle-même que devenue femme. Avant, elle n'était que rosé en bouton, à l'étroit dans. sa chair qu'une goutte de sang maure pimentait d'un penchant pour l'ardeur charnelle.
Les jours qui suivirent et pendant lesquels se déroulèrent les festivités de la cour d'amour, il lui parut qu'elle avait été transplantée dans un monde nouveau où tout était plénitude et découvertes enchantées. Il lui semblait que le reste de l'existence s'était effacé, que la vie s'était suspendue.
Elle devenait de plus en plus amoureuse. Son teint rosissait, son rire avait une hardiesse nouvelle. Chaque nuit, Joffrey de Peyrac la trouvait plus avide, plus empressée, et ses brusques refus de jeune Diane lorsqu'il voulait la plier à de nouvelles fantaisies, cédaient vite à un abandon plein d'entrain. Leurs hôtes paraissaient vivre dans le même climat de détente et de légèreté. Ils le devaient en partie à un miracle d'organisation, car le génie du comte de Peyrac n'oubliait aucun détail pour le confort et l'agrément de ses invités. Il était partout présent, désinvolte en apparence, et pourtant Angélique avait l'impression qu'il ne pensait qu'à elle, qu'il ne chantait que pour elle. Parfois un soupçon de jalousie la poignait lorsqu'elle le voyait plongeant son noir regard dans les yeux hardis d'une coquette qui lui demandait conseil sur une subtilité de la carte du Tendre. Elle tendait l'oreille, mais elle devait reconnaître que son mari s'en tirait loyalement par une de ces pointes habiles voilées de compliment dont il avait le secret.
Ce fut avec un mélange de soulagement et de déception qu'au bout d'une huitaine de jours, elle vit les lourds carrosses armoriés tourner dans la cour du palais et reprendre le chemin de lointaines gentilhommières, tandis que de belles mains chargées de dentelles s'agitaient aux portières. Les cavaliers saluaient de leurs feutres à plumes. Angélique, au balcon, faisait des signes d'adieu enjoués. Elle n'était pas fâchée de retrouver un peu de calme, et d'avoir désormais son mari tout à elle. Mais, secrètement, elle était attristée de voir finir ces journées délicieuses. On ne peut vivre deux fois dans une vie de tels moments de bonheur. Jamais – Angélique en avait soudain le pressentiment – jamais ne reviendraient ces semaines éblouissantes...
*****
Dès le premier soir, Joffrey de Peyrac s'enferma dans son laboratoire, où il n'avait pas pénétré depuis le début de la cour d'amour.
Cet empressement rendit Angélique furieuse et elle se tourna et se retourna de rage dans son grand lit, où elle l'attendit en vain.
« Voilà bien les hommes ! se dit-elle avec amertume. Ils daignent vous accorder un peu de temps en passant, mais rien ne les retient lorsque leurs petites manies personnelles sont en jeu. Pour les uns c'est le duel, pour certains c'est la guerre. Pour Joffrey ce sont ses cornues. Autrefois, cela m'intéressait qu'il m'en parlât, parce qu'il semblait alors avoir de l'amitié pour moi, mais maintenant je déteste ce laboratoire ! »
Boudeuse, elle finit cependant par s'endormir.
Elle se réveilla à la clarté soudaine d'une chandelle et aperçut à son chevet Joffrey, qui achevait de se dévêtir. Elle s'assit brusquement et croisa ses bras autour des genoux.
– Est-ce bien nécessaire ? interrogea-t-elle. J'entends déjà les oiseaux du jardin s'éveiller. Ne pensez-vous pas que vous feriez mieux d'achever cette nuit si bien commencée dans votre appartement, en serrant sur votre cœur une cornue de verre bien pansue ?
Il rit sans aucune contrition.
– Je suis désolé, ma mie, mais j'étais plongé dans une expérience que je ne pouvais abandonner. Savez-vous que notre terrible archevêque est encore pour quelque chose là-dedans ? Pourtant il a accepté très dignement la mort de son neveu. Mais attention : Te duel est interdit. C'est un atout de plus dans son jeu. J'ai reçu l'ultimatum de révéler à son idiot de moine Bécher mon secret de la fabrication de l'or. Et, comme je ne peux décemment lui expliquer le trafic espagnol, j'ai décidé de l'emmener à Salsigne, où je le ferai assister à l'extraction même et à la transformation de la roche aurifère. Auparavant, je vais rappeler le Saxon Fritz Hauër, et aussi envoyer un courrier à Genève. Bernalli rêvait d'être témoin de ces expériences, et il viendra sûrement.
– Tout cela ne m'intéresse pas, interrompit Angélique avec humeur. Moi, j'ai sommeil.
Avec ses cheveux qui lui voilaient à demi le visage et sa petite chemise dont le volant de dentelle glissait sur son bras nu, elle avait conscience de ne pas afficher une attitude aussi rigoureuse que ses paroles.
Il caressa l'épaule douce et blanche, mais d'un mouvement prompt elle lui enfonça ses dents pointues dans la main. Il lui lança une tape et avec une feinte colère la renversa en travers du lit. Ils luttèrent un moment. Bien vite Angélique succomba à la force de Joffrey de Peyrac, qu'elle éprouvait chaque fois avec la même surprise. Cependant son humeur restait rebelle et elle se débattait sous l'étreinte. Puis son sang se mit à circuler plus vite. Une étincelle voluptueuse s'alluma au très profond d'elle-même et se répandit dans tout son être. Elle continua de s'agiter, mais elle recherchait avec une curiosité haletante la surprenante sensation qu'elle venait d'éprouver. Son corps s'embrasait. Les ondes du plaisir l'entraînaient de sommets en sommets dans un délire qu'elle n'avait jamais éprouvé encore. La tête renversée sur le bord du lit, lèvres entrouvertes, Angélique évoquait soudain les ombres d'une alcôve dorée par la lueur d'une lampe. Elle avait dans l'oreille une plainte douce et déchirante, et elle croyait l'entendre avec une acuité saisissante. Elle reconnut tout à coup sa propre voix. Au-dessus d'elle, dans la lueur grise de l'aube, elle voyait ce visage de faune qui souriait et qui, les yeux brillants, à demi clos, écoutait le chant qu'il avait su faire naître.
– Oh ! Joffrey, soupira Angélique, il me semble que je vais mourir. Pourquoi est-ce toujours plus merveilleux ?
– Parce que l'amour est un art où l'on se perfectionne, belle amie, et que vous êtes une merveilleuse élève...
Repue, elle cherchait maintenant le sommeil en se blottissant contre lui. Comme le torse de Joffrey paraissait brun dans les dentelles de la chemise !... Et que cette odeur de tabac était donc enivrante !