Chapitre 2
Ce soir-là, Angélique avait décidé d'aller pêcher l'écrevisse avec le berger Nicolas..
Sans prévenir, elle avait galopé vers la chaumière des Merlot, les parents de Nicolas. Le. hameau de trois ou quatre masures qu'ils habitaient était situé en lisière de la grande forêt de Nieul. Les terres qu'ils cultivaient appartenaient cependant au baron de Sancé.
En reconnaissant la fille du maître, la paysanne souleva le couvercle du chaudron sur le feu et jeta dans la soupe un morceau de lard pour en corser le goût. Angélique posa sur la table une volaille qu'elle avait étranglée tout à l'heure dans la basse-cour du château. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'invitait ainsi chez les paysans et elle ne manquait jamais d'apporter un petit présent, les châtelains étant presque les seuls à posséder dans le pays pigeonnier et poulailler, par droit seigneurial.
L'homme assis près de l'âtre mangeait du pain noir. Francine, l'aînée des enfants, vint embrasser Angélique. Elle avait deux ans de plus qu'elle mais, depuis longtemps chargée de petits frères et de travaux des champs, elle ne courait plus l'écrevisse et le champignon comme son vagabond de frère Nicolas. Elle était douce, polie, avec de belles joues rosés et fraîches, et Mme de Sancé souhaitait la prendre pour chambrière en remplacement de Nanette qui la déconcertait par son insolence. Lorsqu'on eut mangé, Nicolas entraîna Angélique.
– Viens par l'étable, nous allons prendre la lanterne.
Ils sortirent. La nuit était très noire, car l'orage couvait encore. Angélique se souvint plus tard qu'elle avait tourné son visage en direction de la route romaine qui passait à une demi-lieue de là et qu'il lui avait semblé entendre une vague rumeur. Dans le bois il faisait plus sombre encore.
– N'aie pas peur des loups, dit Nicolas. L'été, ils ne viennent pas jusqu'ici.
– Je n'ai pas peur.
Ils arrivèrent bientôt jusqu'au ruisseau et installèrent les paniers, garnis d'un morceau de lard, au fond de l'eau. Ils les relevaient de temps à autre ruisselants et chargés en grappe d'écrevisses bleues que la lumière avait attirées. On les jetait dans une hotte apportée à cette intention. Angélique ne pensait pas le moins du monde que les gardes du château de Plessis auraient pu les surprendre et que cela aurait fait scandale de découvrir l'une des filles du baron de Sancé en train de braconner à la lanterne avec un jeune croquant.
Tout à coup, elle se redressa et Nicolas fit de même.
– Tu n'as rien entendu ?
– Si, on a crié.
Les deux enfants restèrent sans bouger un instant, puis retournèrent à leurs paniers. Mais ils étaient préoccupés et bientôt s'arrêtèrent encore.
– Cette fois, j'entends bien. On crie là-bas.
– C'est du côté du hameau.
Rapidement Nicolas ramassa les instruments de pêche et mit la hotte sur son dos. Angélique prit la lanterne. Ils revinrent, marchant sans bruit, par un petit sentier de mousse. Comme ils approchaient de la lisière du bois, ils s'immobilisèrent brusquement. Une lueur rosé pénétrait sous les arbres et illuminait les troncs.
– Ce... ce n'est pas le jour ? murmura Angélique.
– Non, c'est le feu !
– Mon Dieu, c'est peut-être chez toi que ça brûle ? Viens vite. Mais il la retint.
– Attends ! ça crie trop pour un incendie. Il y a autre chose.
Ils avancèrent à petits pas jusqu'aux premiers arbres. Au delà un long pré en pente descendait jusqu'à la première maison qui était celle. des Merlot, et cinq cents mètres plus loin se groupaient au bord du chemin les trois autres chaumières. C'était l'une d'elles qui flambait. Les flammes s'échappant du toit éclairaient une foule grouillante d'hommes qui criaient et couraient, pénétraient dans les chaumières, en ressortaient, chargés de jambons, ou tirant les vaches et les ânes. Leur troupe, venant de la voie romaine, coulait dans le chemin creux comme un fleuve épais et noir. Le flot hérissé de bâtons et de piques passa sur la ferme Merlot, la submergea, continua en direction de Monteloup. Nicolas entendit crier sa mère. Il y eut un coup de feu. C'était le père Merlot qui avait eu le temps de décrocher son vieux mousquet et de le charger. Mais un peu après il fut traîné dans la cour comme un sac et assommé à coups de bâton.
Angélique vit une femme en chemise traverser la cour d'une maison et s'enfuir ; elle criait et sanglotait. Des hommes la poursuivaient. La femme essayait de gagner les bois. Les enfants reculèrent et, se prenant la main, s'enfuirent en trébuchant dans les ronces.
Quand ils revinrent, fascinés malgré eux par l'incendie et ce cri uniforme, fait de cris mêlés, qui montait dans la nuit, ils virent que la femme avait été rejointe par ses poursuivants et qu'ils la traînaient à travers la prairie.
– C'est la Paulette, chuchota Nicolas.
Serrés l'un contre l'autre derrière le tronc d'un énorme chêne, ils regardaient haletants, les yeux agrandis, l'horrible spectacle.
– Ils ont pris notre âne et notre porc, dit encore Nicolas.
L'aube vint, pâlissant les lueurs de l'incendie qui déjà s'apaisait. Les brigands n'avaient pas mis le feu aux autres masures. La plupart ne s'étaient pas arrêtés à ce petit hameau sans importance. Les hommes avaient continué vers Monteloup. Ceux qui s'étaient chargés du pillage des quatre maisons quittaient maintenant les lieux de leurs ébats. On voyait leurs vêtements en guenilles, leurs joues hâves et sombres de barbe. Quelques-uns avaient de grands chapeaux à plumes et l'un d'eux portait même une sorte de casque qui eût pu le faire prendre pour un militaire. Mais la plupart étaient vêtus d'oripeaux sans forme et sans couleurs. Dans le brouillard du matin qu'apportaient les marais, on les entendit s'appeler les uns les autres. Ils n'étaient plus maintenant qu'une quinzaine. Un peu au delà des Merlot, ils s'arrêtèrent pour se montrer leur butin. À leurs gestes et à leur discussion on voyait qu'ils le trouvaient maigre : quelques draps et mouchoirs pris dans les coffres, des pots, de gros pains, des fromages. Cependant l'un d'eux mordait dans un jambon qu'il tenait par le manche. Les bêtes volées étaient parties devant. Les derniers pillards rassemblèrent en deux ou trois ballots les pauvres objets récoltés et s'éloignèrent sans même jeter un regard derrière eux.
*****
Angélique et Nicolas furent longs à quitter l'abri des arbres. Le soleil brillait déjà et faisait reluire la rosée de la prairie lorsqu'ils se hasardèrent à descendre vers le hameau maintenant étrangement silencieux.
Comme ils approchaient de la ferme des Merlot, un cri de bébé s'éleva.
– C'est mon p'tit frère, chuchota Nicolas, au moins, lui, il n'est pas mort.
Craignant que quelque bandit ne se fût attardé, ils pénétrèrent sans bruit dans la cour. Ils se donnaient la main, s'arrêtant presque à chaque pas. Ils se heurtèrent d'abord au corps du père Merlot, le nez dans son fumier. Nicolas se pencha, essaya de soulever la tête de son père.
– Dis, p'pa, t'es mort ?
Il se redressa.
– Je crois qu'il est mort. Regarde comme il est blanc, lui qui est toujours si rouge.
Dans la masure, le bébé s'égosillait. Assis sur le lit bouleversé, il agitait ses petites mains avec détresse. Nicolas courut à lui et le prit dans ses bras.
– Merci, Sainte Vierge, il n'a rien, le petiot.
Angélique, les yeux dilatés d'horreur, regardait Francine. La fillette était étendue sur le sol, blanche et les yeux clos. Elle avait sa robe relevée jusqu'au ventre, et du sang coulait entre ses jambes.
– Nicolas, murmura Angélique d'une voix étouffée, qu'est-ce... qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?
Nicolas regarda et une expression terrible vieillit son visage. Il tourna les yeux vers la porte, gronda :
– Les maudits, les maudits !...
D'un geste brusque, il tendit le bébé à Angélique.
– Tiens-le.
Il s'agenouilla près de sa sœur, rabaissant pudiquement la jupe déchirée.
– Francine, c'est moi, Nicolas. Réponds, tu n'es pas morte ?
Dans l'étable voisine il y eut des gémissements. La mère parut, geignante et courbée en deux.
– C'est toi, fils ? Ah ! mes pauvres enfants, mes pauvres enfants ! Quel malheur ! Ils ont pris l'âne et le porc et notre petite provision d'écus. J'avais pourtant bien dit à l'homme qu'il fallait l'enterrer.
– M'man, t'as mal ?
– Moi c'est rien. Je suis une femme, j'en ai vu d'autres.
Mais Francine, la pauvrette qui est si sensible, ils sont bien capables de l'en avoir fait mourir. Elle berçait sa fille dans ses grands bras de paysanne et pleurait.
– Où sont les autres ? interrogea Nicolas.
Après de longues recherches, on finit par découvrir les trois autres enfants, un garçon et deux filles, dans la huche où ils s'étaient blottis alors que les pillards, après avoir pris le pain, avaient commencé à violenter leur mère et leur sœur. Cependant un voisin vint aux nouvelles. Les pauvres gens du hameau se rassemblaient pour faire le compte de leurs malheurs. On n'avait que deux morts à déplorer : le père Merlot et un vieillard qui avait voulu se servir aussi de son mousquet. Les autres paysans avaient été ligotés sur leurs chaises et bâtonnés sans excès. Aucun des enfants n'avait été égorgé et l'un des métayers avait réussi à ouvrir la porte de l'étable à ses vaches qui s'étaient enfuies et qu'on retrouverait sans doute. Mais que de bon linge et de vêtements pillés, de vaisselle d'étain pour garnir l'âtre disparue, de fromages et de jambons, et même de cet argent si rare, si compté !
La Paulette continuait de pleurer et de crier.
– Six, qu'ils ont été à me passer sur le corps !
– Tais-toi, lui dit brutalement son père. Telle qu'on te connaît à toujours courir les gars dans les buissons, on se doute que ça t'a fait plaisir. Tandis que notre vache qui était pleine ! Je ne la retrouverai pas aussi facilement que tu ne retrouveras un galant.
– Faut s'en aller d'ici, dit la femme Merlot qui tenait toujours Francine évanouie dans ses bras, il peut y en avoir d'autres qui viennent derrière.
– Allons dans les bois avec les bêtes qui restent. On l'a fait autrefois quand les armées de Richelieu sont passées.
– Allons à Monteloup.
– À Monteloup ! Vous pensez bien qu'ils y sont.
– Allons au château, dit quelqu'un.
Chacun approuva aussitôt.
– Oui, allons au château.
L'instinct ancestral les rejetait vers la demeure seigneuriale, la protection du maître qui, au cours des siècles, avait étendu sur leurs travaux l'ombre de ses murailles et de ses donjons.
Angélique, qui portait le bébé, sentit son cœur se serrer d'un obscur remords.
« Notre pauvre château, pensa-t-elle. Il tombe en ruine. Comment pouvons-nous protéger ces malheureux maintenant ? Qui sait si les bandits ne sont pas allés jusque-là ? Et ce n'est pas le vieux Guillaume avec sa pique qui aura pu les empêcher d'entrer. »
– Oui, dit-elle tout haut, allons au château. Mais il ne faut pas venir par la route, ni même par les raccourcis des champs. Si jamais les bandits traînaient par là, on ne pourrait pas arriver jusqu'à l'entrée. La seule chose à faire, c'est de descendre jusqu'aux marais desséchés et d'aborder le château par le grand fossé. Il y a une petite porte dont on ne se sert jamais, mais je connais la façon de l'ouvrir.
Elle n'ajouta pas que cette petite porte à demi comblée par les gravats d'un souterrain lui avait servi à plus d'une évasion et que dans l'une de ces oubliettes dont les actuels barons de Sancé connaissaient à peine l'existence, se trouvait la cachette où elle préparait des plantes et des philtres comme la sorcière Mélusine. Les paysans l'avaient écoutée avec confiance. Certains s'avisaient seulement de sa présence, mais ils étaient si bien habitués à considérer Angélique comme une incarnation des fées que son apparition au sein de leur malheur les étonnait à peine. L'une des femmes la débarrassa du bébé qu'elle portait. Après quoi, Angélique entraîna la petite troupe par un long détour à travers les marais, sous le soleil brûlant, le long du promontoire abrupt qui avait jadis dominé ce golfe du Poitou envahi d'eau marine. Le visage sali de poussière et de boue, elle encourageait les paysans.
Elle les fit pénétrer par l'ouverture étroite de la poterne désaffectée. La fraîcheur des souterrains les saisit et les soulagea, mais l'ombre fit pleurer les enfants.
– Tout doux. Tout doux, rassura la voix d'Angélique. Bientôt nous serons dans la cuisine et nounou Fantine donnera la soupe.
L'évocation de nounou Fantine encouragea tout le monde.
Derrière la fille du baron de Sancé, les paysans, geignant et trébuchant, grimpèrent les escaliers à demi éboulés, traversèrent des salles comblées de débris où s'enfuyaient des rats. Angélique s'y dirigeait sans hésitation. C'était son domaine. Lorsqu'ils atteignirent le grand vestibule, des bruits de voix les inquiétèrent un instant. Mais Angélique, pas plus que les paysans, n'osait envisager que le château eût pu être attaqué. En se rapprochant du côté des cuisines, l'odeur de la soupe et du vin chaud s'accentua. Il y avait certainement beaucoup de monde par là, mais ce n'étaient pas des bandits, car le ton des conversations était bas, mesuré et même triste. D'autres paysans du village et des métairies voisines étaient venus déjà se mettre sous la protection des vieilles murailles croulantes. Lorsque les nouveaux venus parurent, il y eut un cri d'effroi général, car on les prit pour des brigands. Mais à la vue d'Angélique, la nourrice s'élança et la saisit dans ses bras.
– Ma gazoute ! Vivante ! Merci, Seigneur ! Sainte Radegonde ! Saint Hilaire ! Merci.
Pour la première fois, Angélique se raidit contre la fougueuse étreinte. Elle venait de mener « ses » gens à travers les marais. Des heures elle avait senti derrière elle ce troupeau pitoyable.
Elle n'était plus une enfant ! Presque avec violence, elle se dégagea des embrassements de Fantine Lozier.
– Donne-leur à manger, dit-elle.
*****
Plus tard, comme dans un rêve, elle vit sa mère dont les yeux étaient pleins de larmes et qui lui caressait la joue.
– Ma fille, quelles inquiétudes vous nous avez données !
Pulchérie, consumée comme un cierge, sa couperose enflammée par les pleurs, s'approcha aussi, et son père, et son grand-père...
Angélique trouvait très amusant ce défilé de marionnettes. Elle avait avalé un grand bol de vin chaud et était complètement ivre, plongée dans une torpeur bienheureuse. Autour d'elle, les gens échangeaient leurs commentaires sur les péripéties de la nuit tragique : l'envahissement du village, les premières maisons brûlées, comment le syndic avait été jeté par la fenêtre de son premier étage qu'il était si fier d'avoir fait construire dernièrement.
Ces païens de « picoreurs » avaient de plus envahi la petite église, volé les vases sacrés et attaché le curé avec sa servante sur son propre autel. Des gens possédés du diable ! Sinon ils n'auraient pas inventé des choses pareilles !
Devant Angélique, une vieille femme berçait dans ses bras sa petite-fille, grande gamine au visage gonflé de larmes. La grand-mère hochait la tête et répétait sans cesse avec un mélange d'admiration et d'horreur :
– Ce qu'ils ont pu lui faire ! Ce qu'ils ont pu lui faire ! C'est pas croyable !...
On ne parlait que de femmes renversées, d'hommes bâtonnés, de vaches enlevées, de chèvres emmenées. Le sacristain avait retenu son âne par la queue tandis que deux bandits le tiraient par les oreilles. Et celui qui criait le plus fort dans tout ceci, c'était bien encore le pauvre animal !
Enfin beaucoup de gens avaient réussi à s'enfuir. Les uns vers les bois, les autres vers les marais, la plupart vers le château. Il y avait assez de place dans les cours et les salles pour ranger les êtes sauvées à grand-peine. Malheureusement, leur fuite avait attiré dans cette direction quelques pillards et malgré le mousquet de M. de Sancé la chose aurait pu mal finir, si le vieux Guillaume n'avait eu soudain une idée de génie. S'arcboutant aux chaînes rouillées du pont-levis, il avait réussi à le relever.
Comme des loups cruels mais peureux, les bandits avaient reculé devant le pauvre fossé d'eau pourrie.
On avait vu alors un spectacle étrange. Le vieux Guillaume, debout près de la poterne, criant des injures dans sa langue et tendant le poing vers l'ombre où s'enfuyaient des silhouettes déguenillées. Tout à coup, l'un des hommes là-bas s'était arrêté, et lui avait répondu. Et c'avait été un bizarre dialogue entre eux, à travers la nuit toute rouge de l'incendie, dans cette langue tudesque qui vous râpait l'échiné à vous faire trembler.
On ne savait pas exactement ce que Guillaume et son compatriote avaient pu se dire. Toujours, est-il que les brigands n'étaient pas revenus et que dès l'aube ils s'étaient éloignés du village. On considérait Guillaume comme un héros, on se reposait à son ombre militaire.
L'incident prouvait en tout cas que la bande qui avait paru composée de gueux campagnards ou de miséreux des villes, comportait aussi des soldats venus du Nord, débandés à la suite du traité de paix de Westphalie. Il y avait de tout dans ces armées que les princes levaient pour le service du roi : Wallons, Italiens, Flamands, Lorrains, Liégeois, Espagnols, Allemands, tout un monde que des Poitevins paisibles ne pouvaient imaginer. Bientôt certains affirmèrent qu'il y avait même parmi les bandits un Polaque, un de ces sauvages que le condottiere Jean de Werth menait naguère en Picardie égorger les enfants à la mamelle. On l'avait vu. Il avait un visage tout jaune, un bonnet de fourrure, et sans doute une énorme capacité amoureuse, car à la fin de la journée toutes les femmes du village assuraient l'avoir subi.
*****
On reconstruisit les maisons brûlées du village. C'était vite fait : de la boue entremêlée de paille et de roseau donnait un pisé assez solide. On alla aux moissons qui n'avaient pas été pillées et qui furent bonnes, ce qui consola bien des gens. Seules deux petites filles, dont Francine, ne purent se remettre des violences que les brigands leur avaient fait subir. Elles eurent une grande fièvre et moururent. On disait que la maréchaussée de Niort avait envoyé quelques soldats à la poursuite de cette bande de pillards qui paraissait isolée et mal commandée. Ainsi l'incursion des brigands sur les terres des barons de Sancé ne changea pas grand-chose au train de vie habituel du château. Tout au plus entendit-on grommeler plus souvent le vieux grand-père sur les malheurs qu'avaient entraînés la mort du bon roi Henri IV et l'insubordination des protestants.
– Ces gens personnifient l'esprit de destruction d'un royaume. Jadis, j'ai blâmé M. de Richelieu de se montrer si dur, mais il ne l'a pas encore été assez.
Angélique et Gontran, qui étaient ce jour-là les seuls auditeurs de la profession de foi de leur grand-père, se regardèrent d'un air dé connivence. L'actualité échappait complètement à ce brave grand-père !
Tous ses petits-enfants adoraient le vieux baron, mais acceptaient rarement ses jugements périmés.
Le petit garçon qui atteignait maintenant presque douze ans osa observer :
– Ces brigands, grand-père, n'étaient pas des huguenots. C'étaient des catholiques, mais déserteurs des armées affamées, et des étrangers qui n'étaient pas payés, dit-on, ou encore des paysans des champs de bataille.
– Ils n'avaient pas alors à venir jusqu'ici. Et puis tu ne me feras pas croire qu'ils n'ont pas été aidés par les protestants. De mon temps l'armée payait mal ses troupes, je le veux bien, mais régulièrement. Crois-moi, tout ce désordre est d'inspiration étrangère, peut-être anglaise et hollandaise. Ils manifestent et se groupent, d'autant plus que l'édit de Nantes a été trop indulgent pour eux, en leur laissant non seulement le droit de leur confession, mais encore l'égalité des droits civiques...
– Grand-père, qu'est-ce que c'est que ce droit qu'on a laissé aux protestants ? demanda soudain Angélique.
– Tu es trop jeune pour comprendre, petite fille, dit le vieux baron, puis il ajouta :
« Les droits civiques représentent quelque chose qu'on ne peut pas enlever aux gens, sans perdre l'honneur.
– Donc, ce n'est pas de l'argent, fit la petite.
Le vieux gentilhomme la félicita :
– C'est bien cela, Angélique, tu comprends vraiment des choses au-dessus de ton âge.
Mais Angélique estimait que le sujet demandait encore des explications.
– Alors, si les brigands nous pillent complètement et nous laissent nus, ils nous laissent quand même nos droits civiques ?
– Exactement, ma fille, répondit son frère.
Mais il y avait de l'ironie dans sa voix et elle se demanda s'il ne se moquait pas d'elle.
Gontran était un garçon dont on ne savait que penser. Il parlait peu et vivait très seul. Ne pouvant avoir de précepteur ni aller au collège, il devait se contenter, pour ses études, des rudiments intellectuels que lui dispensaient le maître d'école et le curé du village. Le plus souvent il se retirait dans son grenier pour y écraser des cochenilles rouges ou malaxer des argiles de couleur afin d'exécuter d'étranges compositions qu'il baptisait « tableaux » ou « peintures ».
Bien que très négligé de sa personne comme tous les enfants de Sancé, il reprochait souvent à Angélique de vivre en sauvageonne et de ne pas savoir tenir son rang.
– Tu n'es pas si bête que tu en as l'air, ajouta-t-il ce jour-là en guise de compliment.