Chapitre 10
Il ne faut pas moins de dix séides pour pousser chacune des deux portes qui ouvrent sur la grande salle royale.
La petite troupe de visiteurs reste groupée et regarde avec intérêt ces deux immenses plaques de métal qui grincent méchamment et libèrent la voie.
La salle est gigantesque, impressionnante. À l'image d'une cathédrale.
Deux énormes citernes sont accrochées au plafond, comme deux gros nuages coincés entre des montagnes. Il s'agit en fait de deux réservoirs d'eau souterrains qui alimentent probablement la maison qui paraît, à cette échelle, démesurée. Les réservoirs sont percés de dizaines de trous dans lesquels ont été emboîtées les pailles volées à Arthur. Les tuyaux bariolés ont été reliés les uns aux autres et se rejoignent au centre, comme une énorme canalisation.
Le dessein de Maltazard semble maintenant plus évident : il va se servir des pailles pour guider l'eau dans la canalisation qui mène directement au village des Minimoys et ainsi les inonder.
L'inondation tournera vite à l'extermination car, comme tout le monde s'en souvient, les Minimoys ne savent pas nager.
- Quand je pense que c'est moi qui leur ai appris à transporter l'eau et qu'ils vont maintenant s'en servir contre nous, constate Archibald en passant devant l'ouvrage.
- Quand je pense que je leur ai fourni les pailles ! ajoute Arthur, qui se sent tout aussi responsable.
Le petit groupe traverse cette esplanade monumentale qui semble sans fin.
De chaque côté s'étale une puissante armée de séides, figés dans leur garde-à-vous.
Au bout de l'esplanade, il y a une pyramide, presque transparente, teintée de rouge.
À la voir de plus près, on s'aperçoit que c'est, en fait, une multitude de morceaux de pierre translucide, emboîtés les uns dans les autres.
Au pied de ce monument de verre est placé un trône lugubre, beaucoup trop prétentieux pour appartenir à un bon roi. Maltazard a posé ses mains sur les accoudoirs, sculptés en leurs extrémités d'immenses têtes de mort. Il se tient droit au fond de son trône, non pas pour accentuer son arrogance, mais simplement parce que c'est la seule position que son pauvre corps malade lui autorise.
- Tu cherchais ton trésor ! Le voici ! glisse Archibald à l'oreille de son petit-fils.
Arthur ne comprend pas bien. Il regarde autour de lui, puis s'attarde sur cette pyramide étrange. Il constate alors qu'il s'agit d'un amas de pierres précieuses, une centaine de rubis, plus parfaits les uns que les autres, empilés scientifiquement afin de former une parfaite pyramide.
Arthur a la bouche grande ouverte. Il est en admiration devant ce monument d'une valeur inestimable, devant ce trésor que jamais il ne pensait être capable de découvrir.
- Je l'ai trouvé ! laisse-t-il échapper dans un élan de fierté.
- Le trouver, c'est bien. Le transporter, ça va être une autre histoire ! constate Bétamèche qui semble avoir retrouvé son bon sens.
Effectivement, le trésor est posé sur une coupole, et chaque pierre doit peser plusieurs tonnes.
Arthur réfléchit. Si seulement il avait sa taille normale. Porter cette soucoupe pleine de rubis, serait un jeu d'enfant. L'idéal serait de se souvenir de l'emplacement du trésor afin de le récupérer une fois revenu à sa taille normale. Malheureusement tout est démesuré dans le monde des Minimoys et les signes deviennent méconnaissables. Rien de ce qu'il voit ne lui rappelle quelque chose.
Darkos le sort de ses réflexions en le poussant violemment dans le dos.
- Avance ! Ne fais pas attendre le maître ! aboie Darkos, en bon chien de garde.
- Tout doux ! Mon bon et fidèle Darkos, intervient Maltazard, comme un maître compréhensif.
- Excusez-le. Il est un peu nerveux en ce moment. Il avait pour mission d'exterminer votre peuple et il a malheureusement, et régulièrement, échoué. Voilà ce qui le rend un peu... exécrable. Mais tout va maintenant rentrer dans l'ordre. Papa est là. Maltazard est conscient de son écrasante supériorité et il se délecte de cette situation, comme on prend son temps pour manger la chantilly sur un gâteau.
- Et maintenant... que la fête commence ! s'exclame-t-il, excité comme une puce qui aurait gagné au loto.
Il claque des doigts et la musique démarre. Tonitruante. Royale. Inaudible. Archibald se met les doigts dans les oreilles.
- Si jamais ils me remettent en prison, je promets de leur apprendre le solfège ! dit le vieil homme, obligé de hurler pour se faire entendre.
Maltazard fait un geste du bras. Un signal de départ, probablement.
Sur le côté de la pyramide de rubis, il y a un pupitre et un tableau de commandes avec une dizaine de grosses manettes en bois. Debout devant le pupitre, prêt à actionner les manettes, une petite taupe bien triste.
- Mino ?! s'exclame Bétamèche qui a reconnu son jeune ami. C'est Mino, le fils de Miro que l'on croyait à jamais perdu ! Il est vivant !
Cette nouvelle réjouit aussitôt le petit groupe, surtout Sélénia et son frère qui, petits, ont passé des journées entières à jouer avec lui. Des parties interminables de cache-cache où Mino, évidemment, gagnait toujours, vu sa facilité à creuser des tunnels. Ils avaient passé aussi des nuits, allongés sur des pétales de sélénielle, à regrouper les étoiles pour leur donner des formes. Ces trois-là étaient inséparables jusqu'au jour où Mino tomba dans un piège que lui avait tendu Darkos.
Bétamèche lui envoie discrètement un signe, mais la petite taupe, comme tous les membres de sa famille, n'a pas une vue excellente.
Mino aperçoit une vague forme qui semble lui faire des signes, apparemment amicaux. Si sa vue n'est pas très bonne, ce n'est pas le cas de son odorat et le délicieux parfum de Sélénia lui parvient maintenant jusqu'aux narines.
Son visage s'illumine tout doucement et un sourire vient embellir son petit visage. Ses amis sont là, venus à son secours. Son cœur s'emballe aussitôt et un air de liberté lui envahit les poumons.
- Oh ? ! Mino ? ! tu te réveilles ? ! ça fait une heure que je te fais signe ! ! lui hurle Maltazard, aussi patient qu'un requin affamé.
Mino s'affole.
- Euh, oui ! bien maître ! Tout de suite maître ! répond-il en se courbant en deux.
Darkos se penche vers son père.
- Il ne voit pas très bien de loin, ils sont tous comme ça dans sa famille, explique-t-il à son père qui le fusille du regard. On n'explique pas à Maltazard. Darkos l'avait un instant oublié. Il recule d'un pas, et baisse la tête, en guise d'excuses.
- Il n'y a pas une chose que Maltazard ne sache pas. Je suis la connaissance et, contrairement à toi, ma mémoire est sans limites et sans faille ! lui balance son père, dans un excès d'autorité.
- Excusez-moi, père, pour ce moment d'égarement, lui répond son fils, saisi par la honte.
- Envoyez ! hurle Maltazard à l'adresse de Mino.
La petite taupe sursaute, hésite sur le manche à prendre, puis tire finalement sur celui qu'elle avait préparé. Un mécanisme se met alors en marche, un système compliqué qui fonctionne à l'aide d'engrenages, de cordes et de poulies.
- Je suis tellement content de le savoir en vie ! souffle Bétamèche, la mine réjouie.
- Quand tu travailles pour Maltazard tu n'es pas en vie, tu es juste en sursis ! lui répond Archibald, qui sait de quoi il parle.
Le mécanisme finit par ouvrir une petite trappe, tout en haut de la galerie.
Une ouverture qui donne directement vers l'extérieur. Un rayon de soleil pénètre aussitôt, formant un puits de lumière. Il illumine instantanément le sommet de la pyramide, formé par un rubis plus gros que les autres. Les faces judicieusement orientées renvoient la lumière, devenue rouge, à d'autres rubis qui vont transmettre à leur tour leur faisceau. C'est comme si la pyramide s'éclairait peu à peu, en partant du sommet vers la base, d'une délicieuse lumière. Un bordeaux lumineux, comme un sang translucide qui traverserait des veines de cristal.
Le spectacle est magnifique et nos amis, malgré leur situation précaire, semblent l'apprécier.
Le rayon termine sa course en éclairant le dernier rubis, celui dans lequel Maltazard a eu la mauvaise idée de tailler son trône.
Son corps tout entier s'illumine comme une apparition divine.
Une clameur monte au-dessus des armées. Quelques-uns des soldats en tombent même à genoux. C'est le genre de tour de magie qui impressionne toujours les âmes les plus faibles et Maltazard, en bon dictateur, connaît bien toutes ces ficelles.
Il n'y a qu'Archibald, en vieux scientifique, qui ne soit guère impressionné.
Amusé, tout au plus.
- Alors Archibald ! Êtes-vous fier de l'utilisation que l'on fait de vos connaissances ? demande Maltazard qui n'attend qu'une seule réponse.
- C'est très joli ! Ça ne sert pas à grand-chose, sauf à vous mettre un peu de rouge sur les joues, mais c'est très joli, lui répond le grand-père.
Le prince des ténèbres se raidit, mais décide de ne pas se vexer.
- Vous préférez sans doute mon nouveau système d'irrigation ? dit-il avec ironie.
- C'est effectivement très malin et bien réalisé, avoue Archibald, dommage que l'utilisation première en ait été modifiée !
- Comment ! Le but n'est-il pas de transporter de l'eau ? demande Maltazard, faussement naïf.
- Transporter de l'eau, effectivement, pour irriguer les plantes et rafraîchir les hommes, mais pas pour les inonder ! précise le scientifique.
- Pas seulement les inonder, mon cher Archibald, nous allons aussi les noyer, les pulvériser, les liquéfier, les zigouiller, les anéantir à tout jamais, spécifie Maltazard, au comble de l'excitation.
- Vous êtes un monstre, Maltazard ! lui dit calmement le vieil homme.
- Je sais, votre belle-fille me l'a déjà dit ! Et vous, qui êtes vous ? De quel droit déviez-vous la nature du chemin qu'elle s'est tracé ? Qui êtes-vous pour prétendre que la nature a besoin de vos inventions pour être meilleure ? Archibald demeure sans voix. Maltazard a marqué un point.
- Vous voyez, c'est ça le problème avec vous, les scientifiques, vous inventez des choses sans même prendre le temps d'en étudier les conséquences ! se plaint Maltazard. La nature met des années avant de prendre une décision. Elle fait pousser une fleur et la teste pendant des millions d'années avant de savoir si elle a sa place dans la grande roue de la vie. Vous, vous inventez et aussitôt vous vous proclamez « génie » et gravez votre nom sur les pierres du panthéon de la science ! Maltazard laisse échapper un rire moqueur.
Darkos aussi, pour imiter son père, même s'il n'a rien compris à la phrase.
- C'est tellement prétentieux ! ajoute le dictateur, avec mépris.
- La prétention est dangereuse mais pas mortelle, mon cher Maltazard. Heureusement d'ailleurs, sinon vous seriez déjà mort mille fois par jour, lui lance Archibald.
Le souverain encaisse à nouveau. Mais ces insultes déguisées commencent à lui peser.
- Je prends ça comme un compliment, car la prétention est nécessaire à tout grand souverain ! rectifie Maltazard.
- Etre souverain n'est qu'un titre, il faut savoir aussi se conduire comme tel, savoir être bon, juste et généreux, affirme Archibald.
- Quel portrait ! On dirait moi tout craché ! plaisante Maltazard. Darkos ricane, pour une fois, il a compris la blague.
- Et d'ailleurs je vais vous prouver que je peux être bon et généreux... Vous êtes libre ! annonce-t-il, en accompagnant ses dires d'un grand geste théâtral.
Quelques séides soulèvent la grille qui obstruait la canalisation principale. Celle qui mène directement au village minimoy et vers laquelle sont braquées toutes les pailles. Archibald a compris le piège avant les autres.
- Vous nous offrez la liberté et la mort qui va avec ? demande Archibald, conscient du danger.
- Offrir deux choses à la fois, n'est-ce pas une marque de générosité ? répond Maltazard, toujours aussi sadique.
- À peine serons-nous au milieu du chemin que tu verseras sur nous des tonnes d'eau ! s'exclame la princesse qui vient de comprendre.
- Tu devrais penser un peu moins, Sélénia, et courir un peu plus ! rétorque le maître des lieux.
- À quoi bon courir si on a une chance sur un million de s'en sortir ? ajoute la princesse.
- Une chance sur un million ? Je te trouve un peu optimiste. Je dirais, une chance sur cent millions ! précise-t-il avec humour. Mais c'est mieux que rien, non ? Allez !.. bon voyage ! Maltazard lève à nouveau le bras, comme il peut, et fait signe à ses séides de les pousser dans le tuyau. Pendant que Bétamèche se met à trembler comme une feuille, Arthur a enfin trouvé l'idée qu'il cherchait.
- Puis-je demander à Votre Grandeur sérénissime une dernière faveur avant de mourir ? Une toute petite faveur qui ne ferait que mettre en lumière la bonté extrême de votre majesté ! dit-il pompeusement en se courbant comme un esclave.
- Il me plaît bien ce petit-là ! avoue Maltazard, toujours sensible à la flatterie. Quelle est donc cette faveur ?
- J'aimerais léguer ma seule richesse, ce bracelet, à mon ami Mino, ici présent.
La petite taupe est toute surprise de l'intérêt subit que tout le monde lui porte, surtout ce jeune garçon qu'il ne connaît pas du tout.
Maltazard regarde la petite montre qu'Arthur exhibe sous son nez.
Le maître a beau flairer, il ne sent pas de piège là-dessous.
- Accordé ! finit-il par lancer.
Les séides se mettent à applaudir devant la générosité, enfin mesurable, de leur maître.
Pendant que Maltazard se laisse griser par les applaudissements et les flatteries de son entourage, Arthur file jusqu'à Mino.
- C'est ton père qui m'envoie ! lui glisse-t-il à l'oreille.
Il enlève sa montre et la passe au poignet de la petite taupe.
- Quand je serai dehors, il faut que tu te débrouilles pour m'envoyer un signal, afin que je sache où se trouve le trésor ! Tu enverras le signal à midi précis ! C'est clair ? lui demande Arthur, pressé par le temps.
Mino est affolé.
- Mais comment veux-tu que je fasse ? !
- Avec tes miroirs, Mino ! Avec tes miroirs ! insiste l'enfant qui joue là sa dernière carte. Tu as bien compris ?
Mino, déboussolé, acquiesce d'un signe de tête, plus pour faire plaisir à Arthur qu'autre chose.
- Suffit maintenant, ma clémence a des limites ! Emmenez-le ! s'exclame Maltazard.
Il est rassasié des compliments répétés que sa cour lui a adressés. Maintenant, il lui faut un peu d'action. Les séides attrapent Arthur et le jette au milieu de son groupe, à l'entrée de l'immense tuyau.
Mino regarde son nouveau compagnon s'éloigner, sans savoir quoi faire.
- À midi ! chuchote Arthur en articulant de façon excessive. Les gardes poussent le groupe à l'intérieur du tuyau. La grille tombe aussitôt derrière eux, les séparant ainsi de la place et ne leur offrant qu'une seule issue.
Devant eux, ce long tuyau qui les mène à la liberté, mais une liberté qu'ils n'atteindront jamais. Ce tuyau sera aussi leur tombeau.
À l'idée de cette mort inévitable, le petit groupe est complètement déprimé. Personne n'a envie de courir. À quoi bon ? Pour retarder leur souffrance de quelques secondes ? Mieux vaut en finir tout de suite, et le petit groupe reste là, anéanti devant la grille.
Le spectacle n'est pas très réjouissant et Maltazard soupire.
- Je vous laisse une minute d'avance. Ça mettra un peu de piment ! dit-il, prêt à changer les règles du jeu pour mettre un peu d'ambiance.
Darkos est tout excité par cette nouvelle.
- Apportez la table des temps ! hurle Darkos.
Deux séides apportent un énorme tableau. Au centre, il y a un clou sur lequel un paquet de feuilles mortes a été planté. Sur la première feuille, on peut lire « soixante ».
Sélénia, accrochée aux barreaux, regarde Maltazard. Il y a tellement de venin dans ses yeux qu'elle espère qu'une petite goutte pourra l'atteindre.
- Tu finiras en enfer ! marmonne-t-elle entre ses dents serrées.
- Il y est déjà ! lui répond Arthur en l'attrapant par le bras. Dépêchons-nous, maintenant !
- À quoi bon courir ? ! s'insurge la princesse en se dégageant. Pour mourir un peu plus tard ? Je préfère rester là et mourir dignement en regardant la mort en face !
Arthur lui attrape violement le bras.
- Une minute, c'est mieux que rien ! ! Ça nous laisse le temps d'avoir une idée ! hurle-t-il avec conviction.
C'est la première fois qu'il fait preuve d'autorité envers Sélénia et elle en reste tout impressionnée. Son petit prince un peu gauche serait-il en train de mûrir, de devenir un petit homme ?
Arthur lui attrape la main et l'oblige à courir. Sélénia se laisse entraîner, fascinée par la détermination et le courage de son jeune ami.
Maltazard se réjouit de les voir disparaître en courant.
- Enfin un peu de sport ! Commencez le décompte ! ordonne-t-il avec plaisir.
Le séide enlève la première feuille, marquée « soixante », qui dévoile la prochaine, marquée d'un magnifique « cinquante-neuf ».
L'horloge est rudimentaire, à faire pâlir un Suisse, mais Maltazard s'amuse beaucoup. Il balance même sa tête au rythme des feuilles égrenées.
- Préparez les vannes ! demande-t-il, entre deux dodelinements. Darkos part se mettre en place en frétillant comme un poisson, tandis que le séide-horloger dévoile une nouvelle feuille marquée d'un « cinquante-deux ».