Chapitre 8
Notre petite princesse est consciente de sa mission et c'est les mains bien serrées sur l'épée qu'elle avance dans le dédale des galeries peu accueillantes du palais royal. Elle a perdu de vue le convoi de nourriture, mais elle parvient à s'orienter grâce aux traces laissées sur le sol par les roues en bois. Sélénia progresse doucement, de cachette en cachette, laissant passer régulièrement des patrouilles de séides, aussi nombreuses que des grenouilles dans un étang.
Bientôt, les couloirs creusés dans la roche s'ornent de décorations et se couvrent de marbre noir. Les flammes des flambeaux se reflètent sur la surface lisse et paraissent maintenant démesurées. On dirait la longue fourrure d'un vilain diable descendu des enfers pour cracher ses flammes. Sélénia a le cœur bien accroché, mais les mains un peu moites. Cet enfer glacé n'est pas sa tasse de thé. Elle préfère les forêts d'herbes hautes, les feuilles d'automne qui permettent de surfer sur les collines de son village, les champs de coquelicots où il fait si bon s'endormir. Cette pensée la fait souffrir. C'est souvent quand on est dans le malheur qu'on réalise à quel point les petites choses du quotidien ont de la valeur. Un doux réveil où l'on s'étire, un rayon de soleil qui vous caresse la joue, un être cher qui vous sourit.
Comme si le malheur ne servait qu'à mesurer le bonheur. Une patrouille de séides tire Sélénia de sa rêverie et la rappelle à l'ordre.
Elle est toujours dans ce palais de mort, cathédrale de marbre noir, aussi froid que la glace.
Le sol aussi est en marbre, d'un noir si profond qu'on pourrait croire qu'on va y tomber.
Les traces des chariots ne sont plus visibles sur cette pierre bien trop dure pour se laisser marquer.
Sélénia arrive à un carrefour et doit prendre une décision. Elle reste là un instant, comptant sur son instinct pour la guider. Un signe, peut-être. Il y a bien un dieu sur ces Sept Terres pour l'aider un petit peu, ou faut-il vraiment qu'elle traverse cette nouvelle épreuve toute seule ?
Sélénia attend un peu, mais aucun signe divin ne se manifeste. Pas même un vent léger, pour lui indiquer le chemin à choisir.
Sélénia soupire et scrute à nouveau les deux tunnels. Il y a une vague lueur dans celui de droite, on entend presque une musique. Une personne normale aurait tout de suite flairé le piège et fui dans l'autre sens. Mais Sélénia n'est pas une personne normale. C'est une princesse dévouée à sa cause et prête à prendre tous les risques pour accomplir sa mission. Elle serre plus fortement l'épée dans sa main et s'engouffre dans le boyau de droite.
Brusquement à un coude, elle débouche dans une immense pièce. Des dalles de marbre luisant composent le sol, tandis que des milliers de stalactites pendent au plafond, gouttes d'eau pétrifiées dans leur descente. Un Michelangelo local a eu la lourde tâche de sculpter le bout des stalactites, un à un. Il est probablement mort à la tâche, tellement le travail paraît colossal.
Sélénia avance de quelques pas sur ce marbre, lisse comme un lac, qui semble absorber tous les bruits.
Au fond de la pièce, elle aperçoit le plus petit des chariots, délaissé par les esclaves. Des fruits de toutes sortes débordent de la carriole, seules taches de couleur dans cet univers gris et noir.
Devant le chariot, il y a une silhouette longiligne, qui tourne le dos à Sélénia. Une longue cape rongée aux extrémités, posée sur des épaules dissymétriques. Difficile, à cette distance, de dire si l'homme porte un chapeau ou si sa tête est disproportionnée par rapport à son corps. Quoi qu'il en soit cette silhouette décharnée est monstrueuse et semble sortir tout droit de nos pires cauchemars.
Cet homme de dos, qui grignote sans envie, du bout de ses doigts crochus, ne peut être que M le maudit.
Sélénia déglutit, serre fortement son épée pour se donner du courage et avance à pas lents et feutrés.
Elle tient sa vengeance à portée de main.
La sienne, personnelle, mais aussi celle de tout son peuple et même de tous les peuples qui sillonnent les Sept Terres et qui, un jour ou l'autre, ont subi le bras guerrier de cet empereur conquérant.
Mais le bras de Sélénia va réparer tout ça et laver la mémoire des anciens, salie par des années d'esclavage et de déshonneur. Les yeux rivés sur son ennemi, elle avance lentement, le souffle court, le cœur battant la chamade. Son bras s'élève progressivement dans les airs. Bien haut, comme pour être à la hauteur de la vengeance, à la hauteur de la punition.
En attendant, l'épée est à la hauteur du bout d'une stalactite, beaucoup plus basse que les autres. Au contact de la pierre, la lame produit un petit bruit strident. Pas grand-chose en vérité, mais suffisamment pour déranger ce lugubre silence que seul un vent glacial semble apprécier.
La silhouette se fige sur place, un fruit à la main. Sélénia fait de même. Elle est aussi immobile que les sculptures qui pendent au plafond.
L'homme repose délicatement le fruit et pousse un long et calme soupir.
Il tourne cependant toujours le dos à Sélénia. Il penche seulement sa tête en avant, comme accablé par cette présence qu'il semblait attendre.
- J'ai passé des jours entiers à polir cette épée, afin que sa lame soit parfaite. Je reconnaîtrais, entre mille, le son qu'elle produit.
La voix de l'homme est caverneuse. Les parois de sa gorge doivent être sacrément abîmées car l'air qui y passe siffle étrangement, comme au contact d'une râpe à fromage. Il faudrait lui dire de refaire la tuyauterie, ne peut s'empêcher de penser Sélénia, mais elle sait que l'homme n'a que faire de ses conseils.
- ... Et qui donc, à part toi, Sélénia, a pu sortir cette épée de la roche ? dit l'homme, avant de se retourner lentement. Maltazard montre enfin son visage et on le regrette déjà. C'est une horreur ambulante. Déformé, à moitié rongé, creusé par le temps, sa figure n'est plus qu'un champ dévasté. Des croûtes se sont formées çà et là autour de plaies encore suintantes. La douleur doit être permanente et elle se lit dans son regard d'homme usé par la vie. On aurait pu s'attendre à n'y voir que du feu et de la haine. Bien au contraire.
Ses yeux ont la tristesse des animaux en voie d'extinction, la mélancolie des princes déchus et l'humilité des survivants.
Mais Sélénia ne plonge pas trop ses yeux dans ceux de Maltazard, elle sait qu'ils sont la plus redoutable de ses armes. Combien sont tombés dans le piège de son regard aimable et ont fini grillés comme des amandes ?
Sélénia met son épée devant elle, prête à parer un mauvais coup.
Elle observe Maltazard et le reste de son corps. Ça ne ressemble pas à grand-chose.
Moitié minimoy, moitié insecte, il semble en pleine décomposition.
Quelques raccommodages grossiers tiennent les parties les unes aux autres et sa longue cape, vaguement transparente, dissimule le reste comme elle peut.
Ses mâchoires s'entrouvrent légèrement. Ça doit être un sourire mais on a mal pour lui.
- Je suis content de vous voir, princesse, dit-il d'une voix qu'il essaye d'adoucir. Vous m'avez manqué, ajoute-t-il, apparemment sincère.
Sélénia se redresse et lève son menton, comme une courageuse petite fille.
- Pas moi ! lui balance-t-elle. Et je suis venue pour vous tuer !
Clint Eastwood n'aurait pas fait mieux. Elle plante son regard dans celui de Maltazard, prête pour un éventuel duel, ignorant totalement la taille impressionnante de son adversaire. C'est David contre Goliath, Mowgli contre Sherkan.
- Pourquoi tant de haine ? lui demande Maltazard, que l'idée d'un combat fait sourire davantage.
- Tu as trahi ton peuple et massacré tous les autres, sauf ceux que tu as mis en esclavage ! Tu es un monstre !
- Ne parle pas de monstre ! ! s'emporte Maltazard, dont le visage a subitement viré au vert. Ne parle pas de ce que tu ne connais pas ! ajoute-t-il, avant de se calmer légèrement. Si tu savais comme c'est douloureux de vivre dans un corps mutilé, tu parlerais autrement.
- Ton corps était en parfait état, quand tu as trahi les tiens ! Ce sont les dieux qui t'ont infligé cette punition ! lui rétorque la princesse, bien décidée à ne rien céder.
Maltazard lâche un rire bien gras et tonitruant, comme un canon crache un boulet.
- Ma pauvre enfant... si seulement l'histoire pouvait être aussi simple, ou si seulement je pouvais l'oublier... avoue Maltazard en soupirant. Tu n'étais qu'une enfant quand j'ai quitté ton village. À l'époque on m'appelait Maltazard le bon, Maltazard le guerrier ! Celui qui veille et qui protège ! ajoute-t-il, avec des larmes dans la voix.
C'est vrai qu'à l'époque, Maltazard était un beau prince, fort et souriant. Il mesurait trois têtes de plus que tout le monde, ce qui lui valait les moqueries de ses camarades.
- Ses parents ont dû se tromper sur les doses de lait de gamoul ! s'amusait-on à dire, avec beaucoup de gentillesse. Cela le faisait sourire. Il n'avait pas tellement d'humour mais il savait que ces plaisanteries n'étaient que des compliments déguisés. Tout le monde admirait sa force et son courage.
À la mort de ses parents, dévorés pendant la guerre des Sauterelles qui opposa les deux peuples pendant plusieurs lunes, personne ne se risqua à de nouvelles plaisanteries, si gentilles fussent-elles.
Maltazard devint adulte sans que jamais cette douleur ne lui quittât le ventre.
Fidèle aux principes que lui avaient légués ses parents, il était courageux et serviable. Son sens de l'honneur et de la patrie s'était fortement développé.
Le village entier était devenu sa seule famille et il aurait lutté jusqu'à la mort pour la défendre.
Quand vint la terrible sécheresse, qui dura près de mille ans, il fallut envoyer une expédition pour chercher de l'eau. Même si les Minimoys n'aimaient pas se tremper dans ce liquide, il était néanmoins nécessaire pour les cultures et donc pour la survie du peuple minimoy.
C'est donc tout naturellement que Maltazard demanda la permission de commander l'expédition. L'empereur Sifrat de Matradoy, encore tout jeune à l'époque, lui donna le commandement, avec grand plaisir. Il représentait le fils qu'il voulait avoir et que Bétamèche deviendrait un jour. Mais en attendant le petit prince n'avait que quelques semaines, et l'empereur plaçait donc tous ses espoirs en lui. Sélénia s'était battue comme une tigresse, car elle estimait que c'était à elle que revenait cette importante mission. Même si elle n'était pas plus haute qu'un pépin de groseille, elle se disait que seule une princesse de sang était digne de cette mission. L'empereur avait eu le plus grand mal à calmer son ardeur et avait dû lui promettre que, plus tard, ce serait à elle de servir son peuple.
Maltazard partit donc un beau matin, fier comme un conquérant, la poitrine gonflée d'ardeur et de courage, et il quitta le village sous les applaudissements et les sifflets d'encouragement. Quelques jeunes filles ne purent s'empêcher de verser des larmes en voyant passer ce héros national en route pour la gloire.
Après quelques jours, le voyage prit une autre tournure. La sécheresse avait touché toutes les terres. Les survivants s'étaient organisés en bandes et défendaient leurs biens avec ardeur. Maltazard et ses hommes durent essuyer plusieurs assauts de pillards, attaquant de jour comme de nuit, tombant des arbres, sortant de la boue ou encore venant des airs, poussés par des vents imprévisibles.
Le convoi fondait à vue d'œil et après seulement un mois de voyage, il n'y avait plus que la moitié des chariots, et un tiers des hommes pour les conduire.
Plus ils s'enfonçaient à l'intérieur des terres, plus les contrées étaient hostiles, peuplées de bêtes féroces dont il ignorait jusque-là l'existence. Les forêts étaient sillonnées par des hordes sanguinaires qui ne pensaient qu'à boire ou piller, plus généralement les deux en même temps. Et plus si affinités...
Chaque ruisseau ou puits naturel qu'ils découvraient était toujours désespérément vide. Il fallait pousser encore plus loin.
L'expédition, encore réduite de moitié, traversa des forêts carnivores, des lacs de boue séchée aux émanations hallucinogènes, puis des plateaux désertiques et contaminés, que même l'homme semblait avoir abandonnés.
Maltazard subit toutes ces souffrances, toutes ces humiliations, sans sourciller. Jamais il ne faillit à sa mission et quand, au cœur d'une montagne, quasiment impénétrable, il trouva enfin un petit filet d'eau fraîche, il fut soulagé. Malheureusement, il ne restait plus qu'une seule charrette et quatre soldats pour la protéger. Maltazard et ses hommes remplirent la citerne à ras bord et s'engagèrent sur le chemin du retour.
La valeur de leur marchandise décupla la convoitise des tribus avoisinantes et le retour fut une horreur.
Finis les beaux principes, les règles de l'art, la chevalerie. Maltazard défendait son bien comme un chien affamé défend son os. Il devenait chaque jour plus monstrueux, n'hésitant pas à couper en deux tous ceux qui pouvaient représenter une menace, et il passa de l'art de la défense à l'art de l'attaque.
C'était, disait-il, la meilleure façon d'anticiper les problèmes. Une bonne attaque, rapide et sanguinaire, évitait toute discussion et toute défense laborieuse.
Maltazard devenait, sans s'en rendre compte, un animal enragé, sans aucune limite, aveuglé par sa mission.
Ses derniers soldats moururent aux cours de sanglants combats et il finit seul le voyage, tirant à mains nues la citerne qui contenait le précieux liquide.
Il arriva au village au lever du soleil. Il fut accueilli par une clameur incroyable. Un accueil qu'on réserve uniquement aux véritables héros, ceux qui marchent sur la Lune ou sauvent des pays tout entiers, à coups de vaccins.
Tel un sauveur, Maltazard fut porté et ballotté à travers le village aux bouts des bras des plus valeureux.
Quand il arriva devant l'empereur, il eut juste le temps de lui dire que sa mission était remplie, avant de tomber inanimé, terrassé par la fatigue.
Sélénia regarde Maltazard raconter son histoire. Elle est définitivement intéressée, mais ne laisse aucune émotion troubler son visage. Elle connaît les pouvoirs de ce magicien qui manie probablement les mots aussi bien que les armes.
- Quelques mois plus tard, les maladies et les ensorcellements contractés pendant le voyage, commencèrent à... altérer mon corps, poursuit Maltazard, d'une voix pleine d'émotion. La suite de l'histoire s'annonce des plus tragiques et des plus douloureuses à raconter.
- Peu à peu, la peur a envahi le village. La peur d'être contaminé. On s'éloignait à mon approche, on ne me parlait plus, ou très peu. Les sourires restaient polis mais forcés. Plus mon corps se détériorait, plus les gens me fuyaient. J'ai fini seul, dans ma hutte, coupé du reste du monde, seul avec ma douleur que personne ne voulait partager. Moi, Maltazard le héros, le sauveur du village, j'étais devenu, en quelques mois, Maltazard... le maudit ! Jusqu'au jour où ils décidèrent de ne même plus prononcer mon nom et de m'appeler par une lettre : M... le maudit !
Le prince déchu semble tout retourné d'avoir réveillé tant de douloureux souvenirs.
Sélénia compatit quelques secondes. Ce n'est pas son genre de se moquer de la souffrance des autres, mais elle a bien l'intention, calmement, de rétablir la vérité.
- La version qui est dans les livres d'Histoire est un peu différente ! se permet-elle d'ajouter.
Maltazard se redresse, intrigué par ces propos. Visiblement il ne savait pas que sa petite histoire était couchée dans le livre de la grande Histoire.
- Et... que dit la version officielle ? demande Maltazard, avec une pointe de curiosité.
La princesse prend sa voix la plus neutre et récite ce qu'elle a consciencieusement appris sur les bancs de l'école. À cette époque son professeur d'Histoire était Miro, la taupe. Qui d'autre, mieux que lui, du haut de ses quinze mille ans, pouvait raconter la grande Histoire ? Sélénia adorait ces cours où Miro s'emballait, revivait les grandes batailles, versait sa larme à l'évocation des mariages et couronnements qu'il avait eu l'honneur d'organiser. Et puis, à chaque fois qu'il racontait les grandes invasions, il ne pouvait s'empêcher de monter sur les tables, emporté par son récit, cerné de toute part, luttant seul contre l'envahisseur. Il finissait ses cours en sueur et filait directement faire une bonne sieste. L'histoire de Maltazard, il la connaissait par cœur et c'est probablement la seule qu'il racontait avec beaucoup de calme. Avec beaucoup de respect.
Maltazard était bien parti en héros, avec la bénédiction de l'empereur. L'expédition dura plusieurs mois et fut effectivement terrible.
Maltazard, qui avait appris la guerre selon des méthodes basées sur l'honneur et le respect, fut très vite obligé de réviser ses théories.
Le monde extérieur, affaibli par la sécheresse, était devenu un enfer dans lequel, pour survivre, il fallait devenir un diable. De nombreux récits remontaient des contrées lointaines, colportés par quelques vendeurs ambulants ou voyageurs égarés, et le peuple minimoy pouvait suivre à distance la déchéance de leur héros qui, las des agressions, commençait à piller à son tour. Il se battait pour une noble cause et la survie de son peuple, mais il pillait et massacrait pour arriver à ses fins.
Cette contradiction mettait tout le monde un peu mal à l'aise. On volait, on égorgeait, au nom de la survie, au nom des Minimoys.
Le peuple était un peu perdu. Le grand conseil se réunit et commença un débat qui dura pendant dix lunes. Ils sortirent tous épuisés, mais avec un nouveau texte, qui fut appelé : « Le grand livre des pensées ».
Il servit de base à la grande réorganisation que l'empereur entama.
Une société plus juste, fondée sur le respect des gens et des choses.
En quelques semaines, le village s'était métamorphosé. Plus rien n'était coupé ou arraché sans qu'on ait pensé à la conséquence d'un tel geste. On ne jetait plus rien. On se réunissait pour savoir comment récupérer, réutiliser. C'était le troisième commandement. Une phrase qu'avait prononcée Archibald le bienfaiteur, des années auparavant, et qui avait marqué les esprits.
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Il avait avoué que la phrase n'était pas de lui, mais qu'importe.
Le deuxième commandement était tiré d'un livre dont Archibald, encore lui, parlait souvent mais dont personne ne put se rappeler le titre. « Aime et respecte ton voisin, autant que toi-même. » Ce commandement était très apprécié et tout le monde s'y tenait, avec une application inégalable. On se souriait davantage, on se saluait, on s'invitait à partager les repas, même si la sécheresse en avait sérieusement réduit l'intérêt.
Le premier commandement était de loin le plus important et il avait été inspiré directement par la mésaventure de Maltazard.
« Aucune cause ne mérite la mort d'un innocent. » Le conseil avait adopté la phrase sans discussion et l'avait choisie comme premier commandement à l'unanimité. Les commandements étaient au nombre de trois cent soixante-cinq. Un par fleur. Et chaque jour un Minimoy digne de ce nom se devait de chérir un commandement.
Si Maltazard avait cruellement changé pendant son voyage, la société des Minimoys avait elle aussi fait un sacré chemin, et, quand Maltazard arriva au village avec son chariot tiré par une dizaine d'esclaves qu'il avait formés en cours de route, il reçut un accueil mitigé.
Bien sûr, l'empereur le remercia pour cette eau salvatrice qu'on s'empressa de stocker, mais il n'eut pas droit à la fête qu'il espérait.
On libéra tout d'abord les esclaves, en leur donnant de quoi se nourrir pour quelques jours, puis on pria longtemps pour tous les Minimoys qui n'étaient pas revenus de l'expédition. Maltazard était le seul survivant. Le seul donc à pouvoir nous raconter comment ses troupes se firent décimer et beaucoup de Minimoys avaient des doutes sur les circonstances exactes de ces disparitions.
Mais Maltazard n'avait que faire de ses insinuations et il prenait grand plaisir à narrer ses exploits qu'il décrivait avec beaucoup de fougue, mettant en avant sa bravoure et son courage qui augmentaient à chaque fois qu'il racontait à nouveau l'histoire.
Les gens l'écoutaient poliment en vertu du huitième commandement qui reconnaissait à chacun le droit de s'exprimer et du commandement numéro cinq cent quarante-sept qui précise qu'il est impoli de couper la parole.
Mais très vite les exploits de Maltazard le glorieux n'intéressèrent plus personne. Il aurait pu partager ses souvenirs avec ses hommes, s'ils n'avaient pas tous péri dans des circonstances mal connues.
Maltazard se retrouva effectivement seul. Face à lui-même. Face à son passé.
Miro lui avait bien conseillé de parcourir « Le grand livre des pensées », mais Maltazard ne voulait rien entendre, et encore moins lire. Et puis comment avaient-ils pu écrire un tel ouvrage, sans même attendre son avis ?
Il avait sillonné les Sept Terres, en long, en large et en travers. Il avait combattu les peuples les plus redoutables, essuyé des tempêtes indescriptibles, vaincu des animaux qu'une imagination délirante n'aurait pu inventer. Toute cette expérience n'était même pas prise en compte et Maltazard en était profondément vexé.
- Ce n'est pas un guide de la guerre que nous avons essayé d'écrire, mais un guide de bonne conduite ! lui avait répondu Miro. La réponse avait mis Maltazard dans une colère noire. Il quitta le village et partit se saouler dans tous les bars avoisinants, racontant ses faits de guerre à qui voulait bien les entendre.
Tous les jours, il s'enfonçait davantage dans l'alcool et la débauche, jusqu'à fréquenter les pires des insectes, souvent vénéneux, dont une très jeune coléoptère, d'apparence plutôt mignonne qui...
- Tais-toi ! hurle tout à coup Maltazard. Ecouter le récit officiel lui devient insupportable.
Sélénia lui sourit. À en croire les gouttes de sueur qui perlent sur le front de Maltazard, il y a de fortes chances que sa version de l'histoire soit plus proche de la vérité que celle de Maltazard.
- Je n'ai croisé cette jeune fille qu'une seconde ! se défend-il, comme un coupable démasqué.
- Tu lui as donné tes pouvoirs, elle t'a donné les siens ! rétorque la princesse, toujours aussi tranchante.
- Ça suffit ! hurle Maltazard, fou de rage.
Ce qui ne lui va pas très bien, car, dès qu'il s'énerve, les plaies de son visage s'entrouvrent légèrement, laissant échapper une vapeur nauséabonde, comme si la pression qui est à l'intérieur se devait, coûte que coûte, de trouver un chemin vers l'extérieur.
Sélénia n'est nullement impressionnée, seulement touchée par la douleur qu'elle peut lire sur le visage de Maltazard. S'il ne supporte pas qu'on le contredise, il ne supporte pas d'avantage qu'on le regarde droit dans les yeux et encore moins avec compassion.
Il fait volte-face et commence à faire les cent pas dans son immense salon de marbre, histoire d'évacuer son énervement.
- J'ai effectivement fêté mes victoires dans quelques bars avoisinants ! Les gens étaient tellement passionnés par mes récits qu'il aurait été cruel de les en priver !
- Ben voyons ! murmure Sélénia entre ses dents.
- Je me souviens d'une soirée mémorable où j'ai rencontré une remarquable indigène, issue d'une très bonne famille, se défend Maltazard, en racontant l'histoire comme ça l'arrange.
- Une coleroptis-venemis, agréable à regarder mais dangereuse à fréquenter ! précise Sélénia.
- J'étais saoul ! s'exclame Maltazard, qui commence à montrer son vrai visage.
- Quand on ne supporte pas l'alcool, on ne boit pas ! rétorque la princesse.
- Je sais ! Je sais ! répond Maltazard, agacé par le bon sens de Sélénia.
- Je me suis laissé un peu aller, porté par le souvenir, porté par l'alcool. Elle me tournait autour. Elle buvait mes paroles...
- ... Et toi, tu buvais des Jack-fires, ajoute Sélénia, qui n'en rate pas une.
- Oui ! ! avoue-t-il, excédé. Et à la faveur de la nuit, de cette pénombre colorée, elle m'a probablement arraché un baiser... finit-il par admettre avec tristesse. Un baiser langoureux et... vénéneux. Dans les jours qui suivirent, je commençai à me décomposer, rongé par le venin qui attaquait tout mon corps. Voilà comment un seul baiser a gâché toute ma vie.
- Un seul baiser suffit à te lier pour la vie, le Minimoy que tu étais aurait dû s'en souvenir, lui rappelle Sélénia, mais Maltazard ne l'écoute plus. La nostalgie et la tristesse l'ont envahi.
- J'ai quitté le village à la recherche de guérisseurs capables d'arrêter ce maléfice. J'ai servi de cobaye pour toutes sortes de breuvages, on m'a fait manger les plats les plus infects, recouverts des crèmes les plus repoussantes. On m'a même fait manger des vers, dressés pour se nourrir de ce poison. Ils sont tous morts avant même d'avoir atteint mon estomac. Dans la Cinquième Terre, j'ai croisé quelques jeteurs de sort qui m'ont pris beaucoup d'argent pour des amulettes ridicules. J'ai fumé toutes les racines qu'on peut trouver dans le royaume, rien n'a pu apaiser ma douleur. Une vie entière gâchée à cause d'un simple baiser.
Maltazard soupire, accablé par cette triste vérité qu'il ne peut oublier.
- La prochaine fois, choisis mieux ta partenaire, lui dit Sélénia en cherchant à le piquer au vif.
Maltazard n'apprécie pas ce coup bas et lui lance un regard noir.
- Tu as raison, Sélénia, dit-il en se redressant, la prochaine fois je choisirai la plus belle des partenaires, comme une fleur magnifique, que j'ai vue grandir et que j'ai toujours rêvé de cueillir.
Maltazard s'est remis à sourire et Sélénia s'inquiète.
- Un arbre guérisseur a eu la bonté de me confier le secret qui pouvait me guérir du mal qui me ronge.
- Les arbres sont toujours de bon conseil, reconnaît Sélénia qui, instinctivement, a reculé d'un pas.
Elle a bien fait car Maltazard, sans même s'en rendre compte, en a fait un vers elle.
- Seuls les pouvoirs d'une fleur royale, libre, pure, pourraient me libérer de l'enchantement dont je fais l'objet et me redonner une apparence un peu plus humaine. Un seul baiser de cette fleur adorable et je serais sauvé !
Maltazard avance doucement, comme pour mieux tester la résistance de sa victime.
- Le baiser d'une princesse n'a de pouvoir que s'il est unique ! rétorque Sélénia, bien renseignée sur le sujet.
- Je sais ! Mais si mes renseignements sont bons... tu n'es toujours pas mariée ? dit-il avec assurance, trop content de voir son piège se refermer.
- Tes renseignements datent un peu, dit-elle, simplement. Maltazard se raidit tout à coup. Si cette nouvelle est vraie, c'est une catastrophe, ainsi que l'assurance de passer le reste de sa vie dans cette pauvre carcasse.
Darkos toussote sur le côté et se permet d'entrer dans la pièce.
Il doit y avoir urgence pour qu'il bouscule ainsi le protocole, qui l'oblige d'habitude à se faire annoncer et à attendre que son père daigne le voir.
Maltazard l'autorise à approcher, d'un léger signe de tête, sentant que l'objet de sa visite est de la plus haute importance.
Darkos s'approche de son père avec précaution (on ne sait jamais de quoi il est capable) et murmure quelques mots à son oreille.
À l'annonce de cette nouvelle, les yeux de Maltazard doublent de volume.
La princesse s'est mariée sans prévenir, sans même lancer d'invitations.
Maltazard encaisse le choc. Tout espoir de retrouver un jour une vie normale vient de s'écrouler, comme ça, en quelques secondes, en une seule petite nouvelle. Comme quoi la vie peut ne tenir qu'à une nouvelle, un baiser, un fil.
Il reste groggy quelques instants, comme un boxeur surpris par un crochet.
Ses jambes flageolent quelques instants, mais il se ressaisit. C'est ce qu'il fait, depuis des lunes, se ressaisir, se tenir, patienter. Il a absorbé plus de coups dans sa vie, qu'un punching-ball de démonstration.
Il pousse un soupir, en essuyant cette nouvelle défaite, amère et irrévocable.
- Bien joué ! dit-il à la princesse, qui s'attend déjà à des représailles.
- Tu es plus intelligente que je ne le pensais. Pour ne pas prendre le risque de succomber à mon charme, tu as offert ton cœur au premier venu.
- En l'occurrence, c'est plutôt le dernier venu, réplique-t-elle, avec un peu d'humour.
Maltazard lui tourne le dos et s'approche lentement du chariot de fruits.
- Tu as donné à ce jeune enfant un cadeau inestimable, dont il ignore lui-même la valeur, et dont il ne fera rien. Tu avais le pouvoir de me sauver la vie et tu ne l'as pas fait. Ne compte pas sur moi pour épargner la tienne, dit-il en saisissant une énorme groseille. Et pour te faire comprendre ce que fut mon calvaire, tu vas souffrir un peu, avant de mourir. Une souffrance absolument pas physique, rassure-toi. Elle ne sera que morale, ajoute-t-il, avec une pointe de sadisme.
Sélénia s'attend au pire.
- Avant de mourir, tu verras de tes yeux ton peuple se faire exterminer dans la douleur la plus horrible, lâche Maltazard, d'une voix rauque et sans ambiguïté.
Il y a les mots pour faire peur et les mots qui font peur. Ceux-là ont pétrifié d'horreur Sélénia.
Maltazard regarde sa groseille, comme s'il était déjà passé à autre chose.
Ou peut-être observe-t-il le fruit comme il observe ses victimes, avant de les dévorer.
Une larme coule le long de la joue de Sélénia. Son sang commence à bouillir, sans que cela ne se voie. Une bouffée de chaleur, de haine, monte en elle et rien ne peut plus l'arrêter.
Elle saisit son épée brusquement, lève un bras vengeur et lance la dague de toutes ses forces. L'épée fend l'espace comme un éclair et vient se planter dans Maltazard. Malheureusement, dans une partie où le prince maudit n'a plus de corps. Par contre, elle a cloué la groseille au chariot. Maltazard regarde cette épée qui lui traverse le corps, sans même le toucher.
Pour une fois que son corps mutilé lui sert à quelque chose ! pense-t-il, émerveillé de voir comment le destin joue avec sa vie.
Lui qui maudissait, il y a encore quelques secondes, ce corps meurtri à jamais, le voilà maintenant qui s'en félicite.
Il regarde un instant le jus, rouge sang, qui s'écoule du fruit transpercé par la lame, et met son doigt en dessous pour en recueillir quelques gouttes.
- Je boirai le sang de ton peuple, comme je bois celui de ce fruit ! dit-il, plus diabolique que jamais.
À ces mots, Sélénia n'écoute plus sa peur, mais son cœur qui s'emballe.
Elle se rue sur Maltazard, malheureusement trop tard. Des séides arrivent maintenant de toutes parts et entourent Darkos qui s'est jeté devant son père pour le protéger.
Les gardes empoignent Sélénia sans ménagement et l'immobilisent totalement.
Impossible d'échapper aux mains de ces montagnes d'acier et de muscles.
La princesse est perdue, désarmée, humiliée.
Maltazard arrache l'épée plantée dans le bois, et se tourne vers Sélénia.
Il l'observe un instant, comme si le désarroi de cette petite femme lui procurait du plaisir.
- Ne regrette rien, Sélénia, lui dit-il, d'une voix qui se veut rassurante. Même si tu m'avais épousé, je te rassure... j'aurais exterminé ton peuple quand même !
Sélénia sent la détresse la submerger. Elle fond en larmes.
- Tu es un monstre, Maltazard !
Le prince des ténèbres ne peut s'empêcher de sourire. Il a entendu cette insulte tellement de fois.
- Je sais, je tiens ça de ma femme, répond-il, avec un humour aussi noir que son regard.
- Emmenez-la ! ordonne Maltazard, avant de jeter la groseille dans le chariot, sans même y avoir goûté.