Chapitre 9

Arthur est à genoux, devant les barreaux de sa prison. À force de les avoir secoués, il n'a plus de force.

- Je suis à peine marié et j'ai déjà l'impression d'être veuf. Veuf et prisonnier ! constate-t-il, écœuré.

Cette pensée suffit à lui redonner un peu de courage. Il se lève à nouveau et secoue les barreaux pour la millionième fois. Rien n'y fait. Les barreaux de prisons sont prévus pour résister à tous les assauts.

- Il faut qu'on sorte d'ici, Bétamèche, il faut trouver une idée ! ! hurle-t-il, autant pour convaincre son ami que lui-même.

- Mais je cherche, Arthur, je cherche ! assure Bétamèche, confortablement calé dans un minuscule lit d'herbe, et qui semble chercher le sommeil plutôt qu'une idée.

- Comment peux-tu penser à dormir dans un moment pareil ! s'indigne Arthur.

- Mais je ne dors pas ! rétorque le petit prince avec beaucoup de mauvaise foi. Je réunis toutes les énergies que j'utilise d'habitude pour marcher, parler, manger et je les regroupe... en une seule et même... énergie... afin de... mieux pouvoir...

- T'endormir ! conclut Arthur qui voit son ami sombrer lentement dans le sommeil.

- ... C'est cela... répond Bétamèche qui s'endort définitivement. Arthur lui met un grand coup de pied dans les fesses aussi efficace qu'une douche glacée. Bétamèche est sur pied en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Arthur colle son visage contre le sien.

- Les pouvoirs ? Les pouvoirs qu'elle m'a donnés en m'embrassant ? demande Arthur.

- Oui, un très beau baiser, très prometteur, commente Bétamèche.

- Quels sont-ils exactement ces pouvoirs ? insiste le jeune marié.

- Ah ça !.. je ne sais pas ! répond le petit frère avec certitude.

- Comment ça tu ne sais pas ?

- Ben, ce sont les siens de pouvoirs ! Il n'y a qu'elle qui sait ce qu'elle t'a légué ! répond Bétamèche, comme si c'était une évidence. Arthur est atterré.

- C'est la meilleure de l'année celle-là ! Elle me laisse des pouvoirs, mais elle me dit surtout pas lesquels, au cas où je m'en servirais, au cas où j'en aurais besoin ! Vous avez un sens du partage assez particulier dans votre tribu ! ? peste Arthur, que cette situation incohérente commence à fatiguer.

- Ce n'est pas tout à fait comme ça que ça marche chez nous, lui répond Bétamèche avec un peu de malice. Normalement quand tu te maries avec une personne, c'est que tu la connais et l'apprécies. Quand le mariage est prononcé, elle ne doit pas avoir besoin de te dire ce qu'elle t'offre. Tu dois le savoir.

- Mais je la connais que depuis deux jours ! hurle Arthur, totalement excédé.

- Oui, mais tu t'es quand même marié avec elle ? rétorque le jeune frère, soulignant ainsi la légèreté de son camarade.

- J'avais une épée sur la gorge ! se défend Arthur, en toute bonne foi.

- Ah ? ! Tu veux dire que tu n'aurais pas eu une épée sous la gorge, tu ne l'aurais pas épousée ?

- Bien sûr que si ! répond Arthur en s'énervant.

- Et tu aurais bien fait ! C'était un très beau mariage ! conclut Bétamèche, dont la logique nous échappe.

Arthur le regarde comme une poule regarderait une télécommande.

Il a l'impression d'être un vieux chevalier qui se bat sans répit contre des moulins à vent. Ses nerfs ne vont pas tarder à lâcher.

- C'était un beau mariage et je te promets aussi un bel enterrement si tu ne m'aides pas à sortir d'ici ! !! hurle-t-il en lui sautant à la gorge.

- Arrête ! Tu m'étrangles ! gémit Bétamèche.

- Oui, je sais que je t'étrangle ! Je suis content de constater qu'il y a quand même quelque chose que l'on voit de la même façon ! lui crie Arthur dans les oreilles.

- Arrêtez de vous chamailler ! lance une voix du fond du cachot.

C'est une voix douce mais usée. Probablement par le malheur et les années.

- C'est inutile de maltraiter ce pauvre garçon ni même ces fidèles barreaux. Rien ni personne ne sort jamais d'une prison de Nécropolis, ajoute l'inconnu, allongé sur le côté, au fond de la cellule.

Arthur scrute la pénombre pour voir d'où vient cette voix fatiguée.

Il aperçoit une silhouette. Un homme couché sur le flanc, dont on ne voit que la courbure du dos. Probablement un pauvre fou, pense Arthur, car il faut l'être un peu pour rester dans cet endroit et ne rien tenter, et il se rue à nouveau sur les barreaux.

- Ne vous fatiguez pas ! Gardez plutôt vos forces si vous voulez manger ! intervient une nouvelle fois le vieil homme.

Arthur est obligé de constater qu'il ne progresse pas beaucoup du côté des barreaux. Il s'approche du vieil homme, intrigué par son conseil.

- Comment ça ? Ce n'est pas si compliqué de manger ! Pourquoi faudrait-il garder des forces ? demande Arthur pour engager la conversation.

- Si tu veux manger, explique le vieil homme, toujours couché sur le côté, il faut tous les jours leur apprendre quelque chose. Sinon tu ne manges pas. Et impossible de tricher ! J'ai essayé de leur refourguer des vieilles inventions, même un an plus tard, ça ne marche pas ! C'est qu'ils ont de la mémoire ces abrutis-là ! C'est peut-être d'ailleurs la seule chose qui est bonne en eux ! En attendant, c'est la règle. Ils te remplissent la panse d'un côté et te vident le cerveau de l'autre.

- La connaissance est la seule richesse par ici, et le sommeil, le seul luxe, ajoute-t-il avant de chercher une position plus confortable pour replonger dans sa sieste.

Tout cela intrigue évidemment notre petit bonhomme qui se gratte la tête. Et puis il y a la voix de ce vieil homme qui, sans lui être familière, lui rappelle quelque chose, ou plutôt quelqu'un.

- Quel genre de choses ils veulent savoir ? demande Arthur, cherchant à la fois à connaître la réponse et à entendre à nouveau la voix qui va la donner.

- Bof ! Ils ne sont pas très regardants, ils mangent de tout ! explique le vieil homme. Ça va des lois physiques et mathématiques à comment faire cuire les petits pois. Du théorème au thé à la menthe, ajoute-t-il avec humour.

Un humour qui surprend Arthur. Il ne connaît qu'une seule personne capable de garder un peu de distance dans une situation pareille. Une personne qui lui est chère et qui a disparu depuis maintenant trop longtemps.

- Je leur ai appris à lire, à écrire, à dessiner...

- À peindre ! ajoute Arthur qui n'ose pas croire ce qu'il vient de comprendre.

Ce vieil homme serait-il son grand-père, Archibald, disparu depuis quatre ans ? Comment pourrait-il le reconnaître, sinon par sa voix ?

Arthur était si petit quand son grand-père a disparu et même s'il se souvient de lui physiquement, son image s'est un peu estompée avec le temps.

Maintenant qu'il fait deux millimètres et qu'il ressemble à un Minimoy, il sera bien difficile de le reconnaître.

Le vieil homme est intrigué par les derniers mots d'Arthur.

- Que dis-tu mon garçon ? demande-t-il poliment.

- Vous leur avez appris à dessiner et à peindre. Des toiles géantes pour tromper l'ennemi. Appris aussi à transporter l'eau, à apprivoiser la lumière à l'aide de grands miroirs... Comment diable ce petit bout de jeune garçon peut-il savoir tout ça ? se demande le vieil homme.

Il décide alors de se retourner, pour voir le visage de son interlocuteur.

- Oui, effectivement, mais... comment sais-tu tout ça ? Arthur observe ce vieux visage rongé par la barbe. Deux petites fossettes rigolotes, un œil encore pétillant, des petites rides au coin des lèvres à force d'avoir trop souri. Il n'y a plus de doute à avoir, ce Minimoy un peu fripé n'est autre qu'Archibald, son grand-père.

- Parce que je suis le petit-fils de cet inventeur, répond Arthur que l'émotion commence à envahir.

Le vieil homme a peur de comprendre. Il retient la joie qui monte en lui.

- ... Arthur ? finit-il par demander, comme s'il demandait la lune.

Le petit garçon sourit largement et acquiesce d'un signe de tête.

Archibald n'en croit pas ses yeux d'enfant. La vie vient de lui envoyer le plus beau cadeau de tous les Noëls. Il se lève et se jette dans les bras d'Arthur.

- Oh ! Mon petit-fils ! Mon Arthur ! Comme je suis content de te revoir ! lui dit-il, entre deux bouffées d'émotion. Les deux hommes se serrent tellement fort l'un contre l'autre qu'ils ont du mal à respirer.

- J'ai tellement prié pour te revoir, te toucher encore au moins une fois ! Quel bonheur de voir enfin mes prières s'exaucer ! Merci mon Dieu !

Une larme coule sur sa joue qu'absorbent les rides de son visage tout plissé. Puis il repousse légèrement Arthur pour mieux l'observer.

- Laisse-moi te regarder !

Il le dévore des yeux, tellement fier, tellement heureux.

- Comme tu as grandi ! C'est incroyable !

- J'ai plutôt le sentiment d'avoir rapetissé ! lui répond Arthur.

- Oui, c'est vrai ! approuve Archibald, et les deux hommes se mettent à rire.

Le vieil homme est obligé de toucher encore son petit-fils, tellement il a du mal à y croire. Il veut s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une mauvaise blague de Maltazard, d'un de ses fameux tours de magie, que tout ça n'est pas qu'une illusion. Mais les petits bras d'Arthur sont bien de chair et d'os. Des petits bras maintenant bien musclés. Ce n'est plus le bébé qu'il a connu.

C'est aujourd'hui un beau petit garçon que cette aventure a rendu très mûr pour son âge. Archibald est réellement épaté par son petit-fils.

- Mais comment as-tu fait pour arriver jusqu'ici ?

- Ben... j'ai trouvé ton énigme ! répond simplement Arthur.

- Ah ? ! Oui, c'est vrai ! J'avais complètement oublié !

- Et les Matassalaïs ont eu ton message et sont venus m'aider pour le passage ! ajoute Arthur.

- Ils sont venus d'Afrique, juste pour me délivrer ? ! s'émeut Archibald.

- Ben... oui. Je crois qu'ils t'aiment beaucoup. Mais au dernier moment, c'est à moi qu'ils ont confié la mission de te libérer !

- Ils ont bien fait ! Archibald est ravi et il tapote les joues de son petit-fils. C'est formidable ! Tu es un véritable héros ! Je suis tellement fier de toi !

Archibald l'attrape par le cou et l'emmène vers sa paillasse, comme il l'aurait fait dans son salon.

- Allez, raconte-moi ! Quoi de neuf ? Je veux tout savoir sur toi ! lui dit le grand-père en l'obligeant à s'asseoir.

Arthur ne sait pas vraiment par quel bout commencer. L'histoire est si riche, si compliquée. Il décide de commencer par la fin.

- Ben... je me suis marié.

- Ah bon ? s'étonne Archibald qui n'attendait pas ce genre de nouvelle. Mais... quel âge as-tu ?

- Ben... presque mille ans ! répond Arthur pour se justifier.

- Ah oui ! C'est vrai ! dit Archibald, un sourire complice au coin des lèvres.

Cela lui rappelle le petit Arthur qui, à quatre ans déjà, voulait qu'on lui achète un couteau suisse, estimant qu'il était maintenant assez grand pour couper sa viande tout seul. Son grand-père lui avait répondu qu'à quatre ans, il était effectivement déjà très grand mais que pour avoir son propre couteau, il fallait être très vieux.

- Et il faut avoir quel âge pour être vieux ? avait alors demandé le petit Arthur qui déjà ne lâchait jamais prise.

- Dix ans ! lui avait répondu Archibald, pour se donner un peu de temps.

Le temps les avait rattrapés et se jouait de leurs paroles.

- Et qui est l'heureuse élue ? demande le grand-père, curieux comme un lapin.

- La princesse Sélénia, confie Arthur, osant à peine montrer sa fierté.

- Je n'aurais jamais rêvé de plus adorable belle-fille ! se réjouit Archibald.

- As-tu déjà rencontré sa famille ?

Arthur indique du doigt Bétamèche qui roupille près des barreaux.

- Le brave Bétamèche ! Je ne l'avais pas reconnu ! Il faut dire aussi que c'est bien la première fois que je le vois aussi calme ! On dirait qu'il a trouvé son maître ! dit Archibald, un brin flatteur.

Arthur hausse les épaules, gêné par le compliment.

- Mon petit Arthur, marié à une princesse ! Archibald n'en revient pas. Te voilà futur roi, mon fils !.. le roi Arthur ! ajoute-t-il, solennellement.

Arthur est embarrassé. Il n'a pas vraiment l'habitude qu'on lui fasse autant de compliments.

- Un roi en prison n'est pas vraiment un roi. Allez grand- père ! Il faut absolument qu'on sorte d'ici !

Arthur retourne aussitôt à ses barreaux.

Avec son énergie et le génie de son grand-père, il n'est pas possible qu'ils n'arrivent pas à quitter cette satanée prison ! Mais Archibald n'a pas bougé.

- Et ta grand-mère ? Comment va ta grand-mère ? demande-t-il, ignorant Arthur et sa demande.

- Tu lui manques beaucoup. Allons-y ! répond l'enfant.

- Bien sûr, bien sûr... et la maison ? Comment va la maison ? Et le jardin ? Elle s'en occupe bien j'espère ? questionne Archibald.

- Le jardin est parfait ! Mais si on n'est pas de retour avant midi avec le trésor, il ne restera pas grand-chose ni du jardin, ni de la maison ! insiste Arthur, en le tirant par la manche.

- Bien sûr, mon fils, bien sûr... et le garage ? Tu n'as pas tout dérangé j'espère ? Tu étais déjà tellement bricoleur quand tu étais petit ! se souvient Archibald, avec nostalgie. Arthur se plante devant lui, l'attrape par les épaules et le secoue comme un somnambule.

- Grand-père ? ! Tu entends ce que je te dis ? !

Archibald se dégage un peu et soupire.

- Bien sûr que je t'entends, Arthur, mais... personne ne s'échappe des prisons de Nécropolis ! Jamais ! dit-il avec tristesse.

- C'est ce qu'on va voir ! En attendant, sais-tu au moins où est le trésor ?

Archibald dodeline de la tête, comme un chien sur la plage arrière d'une voiture.

- Le trésor est dans la salle du trône et M le maudit est assis dessus.

- Pas pour longtemps ! promet Arthur, qui a retrouvé toute sa fougue.

- Sélénia est partie s'occuper de lui et, la connaissant, il ne va pas rester grand-chose de ce satané Maltazard ! Bétamèche se réveille en sursaut à l'annonce de ce nom maléfique, ce mot porte-malheur. C'est toujours quand il s'emballe qu'Arthur met les pieds dans le plat.

Archibald fait un signe de croix pour conjurer le mauvais sort, mais il est déjà trop tard. Le malheur n'est jamais en retard.

La porte de la prison s'ouvre et on y jette Sélénia, qui s'étale de tout son long.

Un séide referme rapidement la porte à clé, et la patrouille s'éloigne.

Arthur se précipite sur Sélénia et la prend tendrement dans ses bras.

Il essuie son visage couvert de poussière et arrange un peu ses cheveux décoiffés.

Sélénia est touchée par ces attentions délicates et se laisse faire.

De toutes façons, elle est trop faible pour résister.

- J'ai échoué, Arthur, je suis désolée, dit-elle, avec une infinie tristesse.

Jamais la princesse n'a été aussi perdue, désorientée. Son petit cœur n'était donc pas de pierre et sa carapace ne cachait que son manque de confiance et sa sensibilité.

- Tout est perdu, ajoute-t-elle, avant de laisser ses larmes couler là où elles veulent.

Arthur les efface délicatement, du bout des doigts.

- Tant qu'on est vivants et qu'on s'aime un petit peu... rien n'est perdu ! affirme-t-il, d'une voix qui se veut douce et rassurante.

Sélénia lui sourit, impressionnée par son optimisme à toute épreuve.

Elle a décidément fait le bon choix. Et puis, il y a tellement de belles choses qui passent dans le regard d'Arthur. On y voit de la bonté, de la générosité, mais aussi du courage et de la ténacité. Toutes ces belles qualités qui font d'un homme un prince. Sélénia lui adresse un sourire et son regard se noie dans le sien.

Le problème : quand Sélénia vous regarde comme ça, plus rien d'autre au monde n'a d'importance. C'est comme un brasero au milieu de la toundra, un parasol au milieu du désert, une gratouille à deux mains au milieu du dos.

Arthur la contemple et fond comme une boule de glace jetée sur la braise de ses yeux. Il se penche en avant, sans même s'en rendre compte, aimanté par ces yeux magnifiques comme des perles d'amour et par ces lèvres brillantes comme une rose du matin.

Leurs bouches se rapprochent doucement, paresseusement, tandis que leurs paupières se ferment au fur et à mesure, gentiment. Dangereusement.

C'est d'ailleurs pour cette raison qu'au moment où leurs lèvres allaient se trouver, Bétamèche glisse sa main entre leurs deux becs.

- Je ne voudrais pas vous importuner mais... je pense qu'il serait préférable, malgré la situation, de respecter le protocole et la tradition, dit Bétamèche, navré d'avoir à faire cette intervention.

Ces quelques mots réveillent notre jeune princesse, qui sort instantanément du doux rêve dans lequel elle était en train de glisser.

Elle se racle la gorge, se redresse et arrange sa tenue toute chiffonnée.

- Il a mille fois raison ! Où avais-je la tête ?

La vraie princesse, l'officielle, vient de se réveiller. Arthur est frustré, comme un chiot qui a perdu sa balle.

- Mais euh... quelle tradition ? demande-t-il, un peu perdu.

- Une tradition ancestrale, règle essentielle du protocole que tout mariage se doit de suivre à la lettre ! explique la princesse.

-... Oui, mais encore ? interroge Arthur, absolument pas éclairé par ces explications.

- Une fois le premier baiser donné, celui qui scelle à jamais les lèvres des jeunes mariés, il faut attendre mille ans pour que le deuxième soit donné ! récite la princesse, qui connaît le protocole mieux que personne. Il est vrai que savoir ce genre de choses fait partie des obligations qu'impose son rang.

- Le désir doit être mesuré et l'abstinence éprouvée. Le deuxième baiser en aura plus de force, plus de saveur et plus de sens. Car seul ce qui est rare a de la valeur, ajoute-t-elle, histoire d'achever Arthur, déjà anéanti par la nouvelle.

- Euh... oui... bien sûr, balbutie-t-il, comme quelqu'un qui vient d'accepter de patienter mille ans.

La porte de la prison s'ouvre soudain, si violemment que tout le monde sursaute. Darkos affectionne particulièrement ce genre d'entrée théâtrale. Il adore jouer les méchants qui entrent sur scène, toujours au pire moment, et font rebondir l'intrigue.

- Alors, pas trop chaud ? dit-il en décrochant un petit glaçon, qui pend au plafond, et en se le mettant dans la bouche. Arthur le lui mettrait bien autre part.

- La température est parfaite, répond Sélénia qui, malgré le froid, bouillonne intérieurement.

- Mon père a préparé une petite fête à votre attention. Vous êtes ses invités d'honneur ! annonce pompeusement Darkos. Comme d'habitude, quelques séides ricanent. Le piège n'a échappé à personne et les invités savent pertinemment le genre de spectacle qui les attend.

Arthur se penche légèrement vers Sélénia.

- Il faudrait provoquer une bagarre. À la faveur de la confusion, certains d'entre nous pourraient réussir à s'enfuir, chuchote-t-il à l'oreille de Sélénia.

- Des commentaires, jeune homme ? intervient aussitôt Darkos, qui suit à la lettre les instructions de son père qui lui a recommandé d'être vigilant.

- Ce n'est rien ! Arthur me faisait juste une réflexion pertinente, lui répond Sélénia.

C'est comme si elle avait jeté un asticot devant un poisson en lui demandant de ne pas le manger. Darkos mord à l'hameçon, sans attendre.

- Peut-on connaître le sujet de cette réflexion pertinente ? demande-t-il, feignant d'être intéressé.

- Vous en êtes le sujet, évidemment, répond la princesse avec ironie.

Darkos se redresse. Sans même qu'il s'en rende compte, ses poumons se sont doucement gonflés d'orgueil.

- Maintenant que je connais le sujet, puis-je avoir le verbe ? dit-il, dans un élan poétique.

- « Intriguer ». Voilà le verbe qui colle à votre sujet. Arthur se demandait comment votre père, déjà si laid, avait pu mettre au monde un fils encore plus répugnant que lui- même. Arthur a donc formulé sa phrase de la façon suivante : « La laideur de ce Darkos m'intrigue ! » Sujet, verbe, complément, lui indique la princesse, comme si elle était une éminente grammairienne.

Darkos se fige, gelé sur place. Son glaçon lui en tombe de la bouche.

Son troupeau de séides, qui ne fait pas dans la dentelle, se met à ricaner, comme à son habitude.

Darkos fait volte-face et dévisage ses hommes. Son regard est plus tranchant qu'une lame de rasoir et les moqueries s'estompent rapidement.

Darkos contient comme il peut la fureur qui est en lui et qui ne demande qu'à exploser, comme un Perrier qui attend qu'on le décapsule.

Le fils maudit souffle doucement et laisse ainsi la pression s'échapper.

Il se retourne vers Sélénia et lui sourit, très fier de ne pas avoir réagi à cet affront.

- La douleur qui t'attend sera à la hauteur du plaisir qui m'attend, lui promet Darkos. Maintenant, si Son Altesse veut bien se donner la peine de me suivre, ajoute-t-il, au milieu de sa révérence.

Pas de bagarre en perspective...

- Bien essayé, chuchote Arthur à l'adresse de Sélénia, un peu déçue d'avoir échoué une nouvelle fois.

La petite troupe se regroupe et sort de la prison.

- Cette cérémonie impromptue ne me dit rien de bon ! commente Archibald, que le nombre de gardes inquiète et impressionne.

- On est déjà sortis de prison, c'est déjà pas mal ? ! répond Arthur, toujours aussi positif.

- Il faut rester vigilant et à l'affût de la moindre faute, la moindre faille, c'est notre seule chance ! ajoute le jeune prince.

- C'est pas tellement le genre de la maison de faire les choses à moitié et de laisser place à l'erreur ! se permet de rappeler Bétamèche, aussi inquiet qu'Archibald.

- Tout le monde fait des erreurs et même Achille avait des talons ! répond Arthur, sûr de lui.

Arthur, Alfred, Archibald et maintenant Achille. Bétamèche se demande bien qui est ce nouveau membre de la famille qu'il n'a pas l'honneur de connaître.

- C'est un cousin ? demande Bétamèche, un peu perdu dans les branches de l'arbre généalogique.

Archibald se sent obligé de rectifier la vérité historique.

- Achille était un valeureux héros de l'Antiquité, explique gentiment Archibald, il était connu pour sa force et son courage. Il était invulnérable, ou presque. Une seule partie de son corps était plus faible que les autres et pouvait causer sa perte : son talon. Chaque homme a sa faiblesse, même Achille, même Maltazard, chuchote le grand-père à l'oreille de Bétamèche qui ne peut s'empêcher de frissonner en entendant ce nom, même à voix basse.

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