Chapitre 5

- Je meurs de faim ! s'exclame Bétamèche.

Les balancements réguliers de l'araignée ont réveillé l'estomac du jeune prince.

- Préviens seulement quand tu n'as pas faim, Bétamèche, ça nous serait plus utile ! lui répond sa sœur, toujours aussi caustique.

- C'est tout de même pas un crime d'avoir faim, à ce que je sache, non ? On a rien mangé depuis des sélénielles ! bougonne le jeune prince qui se tient le ventre comme s'il allait s'échapper pour rejoindre un autre corps plus compréhensif.

- Et puis je suis en pleine croissance, ça veut bien dire qu'il faut que je mange plein de croissants, non ?

- Tu grandiras plus tard, on est arrivés ! dit Sélénia, coupant court à la discussion.

Devant eux, au milieu de ce tunnel rocailleux, il y a un trou béant, une faille taillée par la foudre. La pierre est déchiquetée, comme si un monstre de l'antiquité l'avait mordue avec rage.

La faille donne sur un gouffre, froid et gélatineux. Les gouttes d'eau y tombent sans faire de bruit, tellement l'endroit est profond.

Sélénia descend par la patte avant de l'araignée et se poste devant un panneau en bois qui indique : « Passage interdit ». Pour être bien sûr d'être compris même par ceux qui ne posséderaient pas tout leur vocabulaire, on a dessiné, au-dessus de l'inscription, une tête de mort.

- C'est ici ! dit la princesse, aussi contente que si elle avait trouvé une auberge.

Bétamèche déglutit, comme pour évacuer sa peur.

Arthur descend à son tour de l'animal et s'approche du trou pour y jeter un œil.

Il n'y a rien à jeter. Même pas un œil.

- Il n'y a pas une autre entrée, un peu plus accueillante ? demande Bétamèche, pas vraiment rassuré.

- C'est l'entrée principale ! répond la princesse, nullement impressionnée par ce trou béant. Et vu l'état cauchemar- deux de l'entrée principale, on peut imaginer ce que doit être l'entrée du personnel.


Arthur suit le mouvement, sans mot dire. Il a l'air presque absent.

Il a tellement vécu d'aventures abracadabrantes, depuis maintenant vingt-quatre heures, qu'une de plus lui semble maintenant une routine.

Il a définitivement décidé de ne plus se poser de question. Et puis de toutes façons, la chose qui lui faisait le plus peur au monde, c'était d'avouer son amour à la princesse. Maintenant que c'est fait, il ne craint plus rien ni personne, non pas parce que cet aveu lui a donné des ailes, mais simplement parce que tout le reste a dorénavant moins de poids et de saveur.

La princesse attrape l'araignée par la barbichette et la tire vers le trou béant.

- Allez, ma grande ! fais-nous un beau fil qu'on puisse descendre jusqu'au fond, lui demande gentiment la princesse, avant de commencer à lui faire des gratouilles sous le menton. L'araignée ferme à moitié ses grands yeux en amande. C'est tout juste si elle ne se met pas à ronronner. En tout cas, elle se met à baver de plaisir, et un long fil sort de ses mandibules, avant de plonger dans l'ouverture.

Bétamèche n'est pas rassuré par cet ascenseur de fortune.

- S'ils écrivent « Passage interdit » et prennent le soin de l'agrémenter d'une tête de mort, c'est sûrement pour nous prévenir de quelque chose, non ?

- C'est une formule d'accueil ! répond malicieusement la princesse.

- Tu parles d'une formule d'accueil ! Ils doivent pas avoir beaucoup de clients ! rétorque Bétamèche.

Sélénia s'énerve. Elle en a marre de cette petite voix nasillarde qui fait des commentaires à tout bout de champ.

- Tu aurais préféré : « Welcome to Nécropolis, son palais, son armée et sa prison privée » ?

Sa réponse cloue le bec au jeune prince.

- Ce panneau, ça veut dire « Welcome en enfer » et ne me suivent que ceux qui ont assez de cœur pour combattre, conclut Sélénia, avant d'attraper le fil entre ses jambes et de se laisser glisser dans le noir.

Très vite, le bruit du frottement de ses cuisses contre le fil s'éloigne et finit par disparaître.

Bétamèche se penche légèrement au-dessus du trou, mais la silhouette de sa sœur n'est déjà plus visible.

- Je vais peut-être garder l'araignée, j'ai peur qu'elle s'en aille ! dit Bétamèche, que la témérité n'étouffe pas.

- Comme tu veux, lui répond Arthur en sautant sur le fil.

Il croise ses jambes sur la corde, comme il l'a appris à l'école et s'apprête à descendre.

- Comme ça, quand vous revenez on pourra faire le chemin du retour sur son dos et on sera plus vite à la maison ! se sent obligé d'ajouter Bétamèche, histoire de dissimuler sa couardise.

- Si on revient un jour ! précise Arthur avec beaucoup de lucidité.

- Oui, bien sûr ! Si vous revenez un jour ! lance Bétamèche en riant jaune.

L'idée de faire le retour tout seul n'a pas l'air de l'enchanter. Arthur écarte un peu ses jambes et glisse tout à coup le long du fil, tissé par l'araignée. En quelques secondes sa silhouette disparaît également dans un noir des plus impénétrables.

Un frisson parcourt Bétamèche. Pour rien au monde il ne descendrait le long de ce fil. Il se redresse et soupire, pensant avoir échappé au pire.

Seulement le décor, autour de lui, n'est pas bien rassurant non plus.

Il y a des traces d'humidité sur les parois. Celles-ci renvoient l'écho de cris lointains, déformés par la distance. Des cris de douleur qui n'en finissent pas.

Bétamèche tourne sur lui-même, pour surveiller ses arrières. Il semble apercevoir quelque chose sur le mur du fond. Malgré la peur qui lui tenaille le ventre, il fait quelques pas pour mieux voir ce qui s'y passe. Ce sont en fait des dessins gravés au mur qui brillent, grâce à l'eau qui suinte des murs. Les dessins ne représentent que des têtes de mort avec, parfois, le squelette qui va avec.

Bétamèche fait la grimace. Tout ceci ne lui dit rien de bon. Au pied de ces dessins, il y a une multitude de petits rongeurs qui, comme pour mieux illustrer les dessins, finissent de grignoter la chair d'un squelette.

Bétamèche fait quelques pas en arrière et met le pied sur un os qui craque bruyamment. Le jeune prince sursaute et constate qu'il est au milieu de centaines d'os, comme un cimetière à ciel ouvert.

Bétamèche pousse un cri d'horreur qui va se mêler aux échos répercutés par le fond de la grotte.

Bétamèche se met devant l'araignée.

- Je t'aime bien, mais il ne vaut mieux pas que je les laisse tout seuls ! Ils ne font que des bêtises sans moi ! explique Bétamèche à l'animal qui le regarde sans comprendre. Bétamèche se jette sur le fil et ne prend même pas le temps de croiser les jambes. Tout est bon pour fuir au plus vite cet endrmoeloit de malheur.

- Mieux vaut l'enfer que l'horreur ! se dit-il pour se donner du courage, avant de disparaître dans ce trou noir qui aspire toutes les lumières. Et même s'il faut bien avouer que Bétamèche n'en est pas une, de lumière, ce trou-là ne fait pas de détail.


Le père d'Arthur est toujours dans son trou à lui.

Il s'est endormi sur sa pelle, tellement il est anéanti de fatigue. La cadence des mouvements de pelle n'a plus rien à voir avec celle du début. Il faut maintenant prendre rendez-vous pour voir une pelle, à moitié pleine, sortir du trou et se vider maladroitement sur le côté. Il n'est pas prêt de le trouver, ce trésor, surtout qu'à l'autre bout du jardin, Alfred le chien, en bon soldat, rebouche systématiquement tous les trous.

Ce n'est pas vraiment par solidarité, c'est tout simplement pour éviter qu'on découvre son trésor à lui, une bonne dizaine d'os à moelle qu'il a patiemment mis de côté, en bon économe qu'il est.

Sa femme, en parfaite épouse, sort de la maison, un plateau à la main.

Elle a préparé une cruche en cristal, pleine de glaçons, et une petite assiette où elle a disposé des quartiers d'orange, soigneusement épluchés.

- Chéri ! chantonne-t-elle en avançant comme elle peut sur ce terrain miné.

La lune a beau la guider, la pauvre femme n'y voit pas grand-chose. Elle aurait dû mettre ses lunettes, mais sa coquetterie naturelle la pousse souvent à ne pas les mettre en public.

Une coquetterie qui va lui coûter cher, car elle ne voit pas la queue du chien et la catastrophe qui va avec.

Elle pose son talon sur l'extrémité d'Alfred, qui hurle tout à coup.

La mère hurle à son tour, comme pour répondre à Alfred. Un cri si perçant qu'elle en perd l'équilibre. Un pas en avant, un pas en arrière, pour mieux suivre les oscillations du plateau, puis elle met un pied dans le trou.

Tout ceci l'a rapprochée de son mari.


La cruche glisse sur le plateau et, d'un geste réflexe surprenant, la femme parvient à la retenir par l'anse. Elle a sauvé la cruche, mais pas son contenu. Son mari reçoit l'eau glacée en pleine figure. Il pousse à son tour un cri inhumain et se débat avec les glaçons qui se faufilent partout, principalement dans sa chemise.

Alfred fait une grimace de circonstance. Il n'aime pas l'eau non plus, et encore moins quand elle est glacée.

Le père commence d'abord par accabler sa femme d'injures incompréhensibles. C'est probablement le froid qui l'empêche d'articuler.

- Tu ne peux pas faire attention ? ! finit-il par hurler.

La pauvre femme ne sait plus comment s'excuser. Elle ramasse les glaçons pleins de terre et les remet dans la cruche, en signe de bonne volonté.

La grand-mère arrive sur le pas de la porte, un autre plateau à la main.

- Du café bien chaud, ça vous dit ? dit-elle à l'intention des travailleurs.

Le mari tend les bras en avant. La perspective de recevoir, après les glaçons, un café bouillant en pleine figure ne le réjouit absolument pas.

- Ne bougez plus ! hurle-t-il, comme si la grand-mère allait marcher sur un serpent. Posez-le par terre et je viendrai le boire un peu plus tard ! ajoute-t-il, avec sérieux.

La grand-mère ne sait pas trop quoi penser. Elle savait que sa fille avait épousé un excentrique, mais là, elle a dû sauter un chapitre.

La pauvre femme est trop affaiblie pour contrarier qui que ce soit. Elle pose donc le plateau sur le perron et retourne dans sa maison, sans autre commentaire.

La femme essaye d'éponger son mari avec son petit mouchoir en soie délicate. Mais autant vider une baignoire avec une pipette. Le mari repousse sa femme en grommelant, sort du trou et se dirige vers la maison. Sa femme lui emboîte le pas, et Alfred aussi. Il faut dire qu'ils sont plutôt drôles ces deux-là, pense le chien qui les suit, comme les enfants suivent les caravanes de cirque.

L'homme arrive sur le perron et soupire un grand coup comme pour évacuer sa colère. Sa chemise commence déjà un peu à sécher. Ce n'était, après tout, que de l'eau. Il se force à sourire et regarde sa femme le rejoindre, toujours un peu gauche sans ses lunettes. Elle en est attendrissante.

- Excuse-moi, chérie, je t'ai mal parlé sous l'effet de la surprise et je le regrette, crois-moi, dit-il avec sincérité.

La sollicitude de son mari la touche beaucoup, et elle arrange un peu sa robe pour être à la hauteur du compliment.

- Ce n'est rien, c'est de ma faute. Je suis si maladroite parfois ! avoue-t-elle.

- Mais non, mais non ! répond le mari qui n'en pense pas moins. Tu veux un petit café ?

- Avec plaisir ! lui répond-elle, tout étonnée par ce petit moment d'intimité.

Le mari prend une tasse, y jette deux morceaux de sucre et ajoute un nuage de lait. Pendant ce temps, sa femme cherche ses lunettes dans les nombreuses poches de sa robe. Elle ne voit donc pas l'araignée qui est en train de descendre le long de son fil, à quelques centimètres de son visage.

Le mari se retourne vers sa femme, la tasse dans une main, la cafetière dans l'autre, et commence à verser le café, avec beaucoup de délicatesse.

- Un bon café, ça va nous réveiller ! commente-t-il.

Il ne croit pas si bien dire. Sa femme a enfin trouvé ses lunettes et les met.

La première et seule chose qu'elle voit, c'est donc cette monstrueuse araignée qui agite ses pattes velues, à un centimètre de son nez.

Elle pousse instantanément un cri abominable. On dirait un babouin à qui l'on arrache un ongle. Le mari, stupéfait, fait un bond en arrière, trébuche sur le plateau et s'étale de tout son long. La cafetière fait un vol plané avant de se vider sur le torse du mari. Son cri à lui ressemble plutôt à celui du mammouth à qui l'on arrache une dent, et bien que les deux cris n'aient rien à voir, le couple reste harmonieux dans la douleur.

Загрузка...