Chapitre 13
La grand-mère aimerait bien, elle aussi, que ses prières soient entendues. Elle en est à la troisième depuis ce matin, mais rien ne vient.
Elle soupire un peu, resserre ses petits genoux sur le prie-Dieu, qui est installé dans le salon sous une croix magnifique ornant le mur principal, et commence un nouvel Ave Maria. C'est le moment que choisit le père d'Arthur pour débouler dans le salon comme un Martien.
- Là ! Là ! Ils sont géants ! Beaucoup trop ! Cinq ! Dans le jardin ! Noirs ! Tout noirs ! Et ils ont pas l'heure ! balbutie le père, aussi clair qu'un télégramme.
Il fait un tour sur lui-même, comme si l'air lui manquait.
- Vite ! Sinon grand Noir fâché tout rouge ! Très fâché ! Pas perdre le temps ! ajoute-t-il avant de filer vers l'entrée.
Il n'est pas venu chercher l'heure, comme il l'a fait croire aux Matassalaïs, il est simplement venu chercher le courage de s'enfuir, laissant femme et enfant derrière lui. En l'occurrence, l'enfant, c'est fait depuis longtemps, et la femme, ça fait, de toute façon, un moment qu'il y pense.
Le père regarde à travers la cretonne qui pend aux fenêtres et constate que les visiteurs sont toujours dans le jardin. C'est le moment idéal pour prendre la fuite.
- Je... je reviens ! parvient-il à dire à la grand-mère, avant de filer à l'autre bout de la maison, vers l'entrée principale. Le père ouvre la porte et sursaute à nouveau. Il y a un autre visiteur. Trois exactement.
Le premier n'est pas si grand et n'est pas si noir.
Il serait même plutôt élégant. Le père se calme un peu, tandis que Davido enlève son chapeau. Les deux autres sont bien noirs, mais ce qui est noir, c'est leur uniforme. De gendarme.
- Il est midi ! dit Davido, avec un grand sourire, comme un gagnant du loto.
Le père le regarde sans comprendre. Davido sort sa montre, soigneusement enchaînée à son gilet.
- Moins... une, pour être précis ! ajoute-t-il avec bonheur. Ce sera la limite de ma patience !
La petite troupe, Bétamèche en tête, déboule dans la salle des Passages.
Le vieux gardien a une nouvelle fois été dérangé, et a dû quitter son cocon. Ce qui n'est pas fait pour le mettre de bonne humeur.
- Dépêchez-vous ! J'ai déjà tourné la première bague ! lâche- t-il en bougonnant. Il ne vous reste plus qu'une minute ! Archibald passe le premier et il vient se placer devant le miroir gigantesque, dernière lentille de la lunette magique. Le roi fait partie du comité d'adieu. Il est venu sans Patouf, trop grand pour la salle des Passages. Le souverain s'approche d'Archibald. Les deux hommes se font un sourire complice et se serrent la main.
- À peine es-tu de retour qu'il faut déjà que tu nous quittes ! dit le roi, avec une tristesse qu'il a bien du mal à dissimuler.
- C'est la loi des étoiles et les étoiles n'attendent pas ! répond Archibald, avec un sourire navré.
- Je sais, et c'est bien dommage. Il y a tellement de choses que tu devais encore nous apprendre ! reconnaît le roi, avec beaucoup d'humilité. Archibald pose sa main sur son épaule.
- Vous en savez aujourd'hui autant que moi et n'est-ce pas là le plus important ? À nous deux, nous formons un tout, les connaissances de l'un venant compléter les connaissances de l'autre. N'est-ce pas là le secret de l'équipe ? Le secret des minimoys ? lui dit gentiment le grand-père.
- Oui, c'est vrai, acquiesce le roi, « Plus on est, plus on rit ». Cinquantième commandement.
- Tu vois, ça, c'est vous qui me l'avez appris ! ajoute Archibald, avec un large sourire. Le roi est tout ému de cette marque d'amitié et de respect.
Les deux hommes, petits par la taille mais grands par le cœur, se serrent vigoureusement les mains. Le passeur tourne la deuxième couronne, celle de l'esprit, qui aurait bien besoin d'un peu d'huile.
- Prenez bien soin de mon gendre ! lui dit le roi en souriant.
- Avec plaisir. Et vous, prenez bien soin de ma belle-fille ! répond Archibald.
Le passeur finit de tourner la troisième couronne, celle de l'âme.
- En voiture ! hurle-t-il, comme un chef de gare.
Archibald adresse un dernier signe de la main et se jette sur le verre qui aussitôt l'absorbe. Le vieil homme disparaît, comme une tartine dans la confiture.
Archibald, ballotté par la magie, traverse une à une les lentilles qui rapetissent au fur et à mesure qu'il grandit.
L'extrémité de la longue-vue finit par le cracher, comme un vulgaire détritus qui gonfle au contact de l'air et de la lumière.
En trois roulades dans l'herbe grasse, Archibald a retrouvé sa taille normale.
Il souffle un bon coup et décide de rester quelques secondes les fesses par terre, histoire de se remettre de ses émotions. Le chef des Matassalaïs vient se planter devant lui. L'homme l'accueille avec un magnifique sourire, montrant toutes ses belles dents blanches.
- Tu as fait bon voyage, Archibald ? lui demande le chef.
- Magnifique ! Un peu long mais... magnifique ! lui répond le grand-père, tellement soulagé de retrouver son vieil ami.
- Et Arthur ? s'inquiète l'Africain.
- Il arrive !
Nos amis minimoys ne semblent pas très pressés de voir partir le brave Arthur et lui non plus n'a pas l'air d'avoir envie de disparaître dans cette masse gélatineuse qui va l'avaler, comme un caméléon avale une mouche collée sur sa langue. Mais c'est le prix à payer s'il veut rejoindre les siens et raconter ses incroyables aventures à sa grand-mère, en espérant qu'elle ne soit pas déjà morte d'inquiétude. Bétamèche s'approche de lui, visiblement ému.
- On va s'ennuyer sans toi ! Reviens vite ! supplie le petit prince.
- À la dixième lune, c'est promis ! répond Arthur en levant la main vers le ciel et en crachant par terre.
Bétamèche est un peu surpris par cette coutume, mais elle lui plaît bien et il l'adopte aussitôt.
- Promis ! dit Bétamèche en levant la main et en crachant largement par terre.
Arthur ne peut s'empêcher de rire de ce petit bonhomme qui n'en rate décidément pas une.
- On se dépêche ! rappelle le passeur. Le passage se fermera dans dix secondes !
Arthur s'avance devant l'immense lentille qui déforme son reflet.
Sélénia s'approche à son tour, un peu timide. Elle a du mal à contenir son émotion.
Arthur se tient face à elle et se tortille, mal à l'aise.
- Mille ans pour choisir un mari et je n'en aurai profité que quelques heures ! lui dit gentiment la princesse, qui retient ses larmes.
- Je dois rentrer, ma famille doit être morte d'inquiétude, comme l'était la tienne.
- Bien sûr, bien sûr, approuve Sélénia, sans conviction.
- Et puis dix lunes, ce n'est pas si long, ajoute Arthur qui se veut rassurant.
- Dix lunes, c'est des millions de secondes que je passerai sans toi, lâche Sélénia qui ne peut retenir davantage ses larmes. Arthur aussi a les yeux tout embués. Il recueille du bout d'un doigt les larmes de son épouse et l'embrasse.
- Des millions de secondes, voilà de quoi éprouver notre désir, comme le réclame la tradition, comme le réclame le protocole, rappelle Arthur, avec amertume.
- ... Au diable le protocole ! lâche la princesse en jetant ses lèvres sur celles d'Arthur.
Les deux amoureux se serrent l'un contre l'autre et s'embrassent de toutes leurs forces. Un vrai baiser d'amour. Le premier. Le plus beau. Le plus délicieusement interdit. Sélénia pose ensuite ses mains sur les épaules d'Arthur et le pousse violemment en arrière. Le baiser s'interrompt, leurs lèvres se séparent et Arthur disparaît, absorbé par le verre qui ne demandait que ça.
- Sélénia ! a-t-il juste le temps de hurler, avant que sa voix soit totalement étouffée par la matière.
Arthur est ballotté dans tous les sens par des courants incontrôlables.
Il comprend mieux maintenant ce que ressentent les alpinistes, pris dans ces avalanches monstrueuses qu'ils décrivent longuement.
Arthur se débat dans la masse et surtout ne cesse de bouger, comme le conseillait « Premier de cordée », son livre préféré avant qu'il ne tombe sur le récit des aventures africaines de son grand-père.
Les lentilles qu'il traverse sont de plus en plus petites et de plus en plus dures.
La dernière est comme un mur et Arthur se fait un peu mal à la tête en la traversant.
À peine est-il dehors que ses poumons se remplissent d'un air trop pur. Son corps entier se gonfle comme une baudruche, comme un airbag après un choc.
Arthur est projeté à terre et part aussitôt en roulade.
Il finit à quatre pattes dans l'herbe, face à une truffe qui remue la queue.
Alfred, trop heureux de voir son maître, n'attend pas qu'il se remette de ses émotions et lui lèche le visage. Arthur éclate de rire et se défend comme il peut de ses assauts baveux.
- Arrête, Alfred ! Laisse-moi respirer deux secondes ! se plaint gentiment Arthur, tellement content de retrouver son plus fidèle ami.
Archibald vient à la rescousse en lui tendant la main.
À peine est-il sur pied qu'il aperçoit sa mère, toujours dans les pommes.
Le petit Arthur se rue dans sa direction et se penche sur elle.
- Que lui est-il arrivé ? demande l'enfant, inquiet.
- Elle nous a vus et elle est tombée dans les oranges, explique simplement le chef matassalaï, tenant le fruit à la main, comme s'il s'agissait d'une preuve irréfutable.
- Chez nous on appelle ça des pommes ! lui répond Archibald, amusé de pouvoir jouer avec les mots. L'Africain regarde son orange sans comprendre.
Arthur caresse affectueusement le visage de sa mère.
- Réveille-toi, petite maman ! C'est Arthur ! chuchote-t-il, d'une voix si douce que sa mère finit par se réveiller, charmée par cette belle mélodie.
Elle ouvre doucement les yeux et découvre avec émerveillement le visage de son fils, en pleine forme. Elle pense d'abord qu'elle n'a pas tout à fait fini son rêve, alors elle sourit aux anges et referme doucement ses paupières.
- Maman ? ! insiste Arthur en lui tapant sur la joue.
La mère rouvre grand les yeux tout d'un coup.
- Ce n'est pas un rêve ? ! demande-t-elle, le visage ahuri.
- Mais non ! C'est bien moi, Arthur ! Ton fils, dit-il en la secouant légèrement par les épaules.
La mère réalise qu'elle a retrouvé son fils et fond immédiatement en larmes.
- Oh ! Mon petit fils adoré ! lui dit-elle en retombant dans les pommes et les oranges.
De l'autre côté du jardin, la grand-mère ne soupçonne pas le drame qui s'est déroulé et elle accompagne Davido jusqu'au perron. L'infâme propriétaire scrute à l'horizon la petite route qui serpente sur la colline. Il regarde à nouveau sa montre qu'il tient en permanence dans la main, comme un chronométreur officiel.
- Midi pile ! annonce-t-il fièrement à sa seule spectatrice, les deux policiers comptant, à ses yeux, pour du beurre. Midi pile et toujours rien à l'horizon ! se sent-il obligé d'ajouter. À moins que ce ne soit par pur plaisir, pour remuer le couteau dans la plaie.
Davido pousse un grand soupir avant d'ajouter, faussement désespéré :
- Je crains fort que même en ce beau dimanche, pourtant jour du Seigneur, il n'y ait pas de miracle !
Il profite de ce qu'il tourne le dos à la grand-mère pour ricaner bêtement. Il ferait un bon séide. La mamie est bien peinée et les deux policiers bien embêtés. Ils aimeraient tellement l'aider, cette pauvre femme, mais la loi est aujourd'hui du côté de Davido et les policiers font malheureusement bien leur travail.
Le vilain rictus de Davido se dissipe et il reprend son sérieux. En se raclant la gorge, il se retourne vers la grand- mère, qui n'est plus seule. Archibald et Arthur sont à ses côtés, la tenant chacun par un bras. Comme par enchantement. Comme par miracle. Davido en reste sans voix, la mâchoire pendante.
Si Copperfield le magicien avait fait disparaître une ville tout entière devant ses yeux, Davido n'en aurait pas été plus étonné. C'est plus qu'un tour de magie. C'est plus qu'un miracle. C'est une catastrophe.
Archibald lui balance un sourire, même pas amical, juste poli.
- Vous avez raison Davido... c'est un très beau dimanche ! s'exclame le vieil homme, qui a toujours le mot pour rire. Davido est incapable de bouger, tellement la surprise le paralyse.
- Nous avons quelques papiers à signer je crois ? lui demande le grand-père.
Il faut quelques secondes à Davido pour qu'il remue enfin la tête.
Le choc a visiblement endommagé ses pauvres capacités mentales déjà bien réduites.
- Passons donc au salon, il y fait plus frais et nous serons plus à notre aise, propose Archibald avec une courtoisie exemplaire.
Tandis qu'il se dirige vers la maison, il glisse quelques mots à l'oreille d'Arthur, le plus discrètement du monde.
- C'est maintenant qu'on va avoir besoin du trésor ! lui chuchote-t-il à l'oreille. Moi, je fais diversion et j'essaie de gagner du temps, toi tu t'occupes de récupérer les rubis !
Arthur n'est pas sûr d'avoir hérité de la mission la plus facile, mais cette marque de confiance le rend tout fier.
- Tu peux compter sur moi ! répond-il discrètement, avant de bifurquer vers l'arrière du jardin.
À peine a-t-il fait quelques mètres qu'il tombe dans l'un des trous creusés par son père. Arthur s'étale de tout son long dans la fosse.
Alfred pointe son museau au bord du trou et constate les dégâts.
- C'est pas gagné ! lui dit Arthur, de la terre plein la bouche.