Chapitre 12

Le père d'Arthur, pour la millième fois, remet son pied sur la pelle et appuie fortement. Il attaque sans entrain son soixante-septième trou.

Sa femme se tient à distance, afin de ne provoquer aucune catastrophe supplémentaire qui rendrait la situation encore plus pénible.

Elle est pourtant intriguée par ce petit cri d'enfant, venu de nulle part, qui résonne dans l'air. Mais le cri se dissipe rapidement. La mère reste un instant à l'écoute et finit par penser que son imagination lui joue encore des tours. Elle reprend donc son travail, qui consiste à éplucher des oranges pour son mari.

Mais une autre rumeur s'élève dans les airs. Un grondement sourd et bouillonnant. La mère tend une nouvelle fois l'oreille. Cette fois-ci, c'est plus évident.

- Chéri, tu entends ce bruit bizarre ?

Le mari, à moitié endormi sur sa pelle, se redresse.

- Hein, où ça ? dit-il, aussi réveillé qu'un ours qui sort de l'hiver.

- Là, dans le sol. On dirait de l'eau qui se répand sous terre. La femme se met à genoux et se penche en avant pour mieux localiser cette rumeur qui gargouille dans le ventre de la terre.

Le père ricane, aussi bêtement qu'il bêche.

- Tu entends des voix maintenant, comme Jeanne d'Arc ? plaisante-t-il, le coude sur le manche de sa pelle. Attends encore un peu et tu verras peut-être arriver des petits anges et des fantômes partout !

Il ne croit pas si bien dire. Des silhouettes étranges se profilent derrière le père hilare. La mère les aperçoit. Son sourire se fige, comme si elle avait aperçu les anges de l'apocalypse.

- Des fantômes et des petits monstres, comme dans les vieux livres de ton père ! ajoute-t-il, en gloussant. Des tout petits poilus et très laids, avec leurs frères, des grands sorciers tout noirs !

Il se met à ricaner stupidement, puis mime une vague danse africaine. Sa femme le regarde, le visage défiguré par la peur. Elle tend légèrement le doigt vers son mari et tombe dans les pommes. En fait, plutôt dans les oranges. Le mari est tout aussi surpris et se demande quelle bourde elle a encore pu faire pour en arriver là.

Il regarde autour de lui, sans comprendre, et décide enfin de se retourner.

Il se retrouve nez à nez, ou plutôt nez à nombril, avec cinq Bogo-Matassalaïs. Ils sont toujours vêtus d'un simple pagne et ont une lance aiguisée à la main.

Le père se liquéfie instantanément. Il se met à claquer des dents, comme une machine à écrire qui rédigerait son testament. Le chef des Matassalaïs se penche doucement vers lui, ce qui prend un certain temps vu qu'il y a près d'un mètre de différence entre les deux hommes.

- Vous avez l'heure ? demande poliment le géant africain. Le père fait oui de la tête, comme une marionnette au bout d'un fil.

Il regarde son poignet. Il a tellement peur qu'il ne parvient même pas à voir les aiguilles. Ce qui paraît normal, vu qu'il n'a pas de montre.

- Il est... il est...

Il a beau taper sur son poignet, il ne risque pas de lui donner l'heure.

- J'en ai une autre dans la cuisine, qui marche beaucoup mieux ! balbutie-t-il en regardant la pointe de la lance.

Le Matassalaï ne dit rien et se contente de sourire.

Le père en conclut qu'il a l'autorisation d'y aller.

- Je... je reviens, bégaye-t-il, avant de détaler comme un lapin en direction de la maison qui lui sert de terrier.


Darkos parcourt fièrement une petite fiche qu'il tient dans sa main.

- D'après mes calculs, l'eau devrait atteindre le village dans moins de trente secondes ! annonce-t-il à son père qui se réjouit de la nouvelle.

- Parfait, parfait !.. Dans moins d'une minute, je serai donc le maître absolu et incontesté des Sept Terres et le peuple minimoy ne sera plus qu'un souvenir à peine évoqué dans les livres d'histoire !

Maltazard se frotte les mains, plus Machiavel que l'original.


L'empereur Sifrat de Matradoy, quant à lui, fait les cent pas à la porte de son village. Il sait que l'heure est grave et que les chances de conserver son royaume sont infimes. Mais la perte d'un royaume n'est pas grand-chose, comparée à la perte de ses enfants. Sélénia et Bétamèche ne sont toujours pas de retour et c'est bien là le sujet de sa grande inquiétude.

- Quelle heure est-il mon brave Miro ? demande-t-il à la fidèle taupe qui lui sert de confident.

L'animal n'a pas l'air plus réjoui que lui et c'est en soupirant qu'il tire sa montre de son gousset.

- Midi moins cinq, mon roi, lui répond-il, en regardant sa montre.

Et pas question ici d'allonger le temps, comme se le permet Maltazard avec son chronomètre à feuilles. Au pays des Minimoys, les secondes sont régulières et nous entraînent inéluctablement vers une fin qui s'annonce bien tragique. Le bon roi soupire et bat des bras.

- Il ne reste plus que cinq minutes et nous sommes toujours sans nouvelles ! constate le souverain, un peu perdu. Miro se rapproche et lui pose affectueusement la main dans le dos.

- Faites-leur confiance, mon bon roi, votre fille est d'un courage exceptionnel. Quant à ce jeune Arthur, il me paraît plein de ressource et de bon sens ! Je suis persuadé qu'à eux deux, ils y arriveront !

Le roi sourit légèrement, soulagé par ces bonnes paroles.

Il tapote l'épaule de son ami pour le remercier et lui témoigner à son tour son amitié.

- Que les dieux t'entendent mon bon Miro ! Que les dieux t'entendent !


Malgré la fatigue, Arthur se cramponne toujours à son volant. Il a pris l'habitude de la vitesse et son regard est rivé sur la route qui défile.

La Corvette a réussi à semer la vague qui les suivait et qui ne pensait qu'à les doubler.

- Merci Mamie ! pense Arthur, qui ne s'en serait jamais sorti sans ce magnifique cadeau. Jamais sa grand-mère n'aurait pu imaginer qu'un jouet serait un jour à ce point utile, et encore moins qu'il sauverait la vie des êtres qui lui sont chers. Bétamèche tourne la tête d'un seul coup. Il semble avoir reconnu l'endroit, malgré la vitesse.

- Je crois qu'on est presque arrivés ! C'était la borne qui marque l'entrée du champ de pissenlits.

Sélénia scrute au loin dans le tunnel et aperçoit effectivement quelque chose.

- Là ! La porte ! C'est la porte du village ! ! hurle-t-elle de joie. Cette nouvelle est accueillie avec émotion dans la voiture et tout le monde se congratule, s'embrasse et se trémousse dans tous les sens. Mais ce bonheur est de courte durée car le bolide se met à ralentir.

- Oh non ! chuchote Arthur, pour ne pas affoler tout le monde. La Corvette ralentit davantage et, faute de ressort, s'arrête définitivement. À bord, c'est la consternation.

- Tu vas pas me faire le coup de la panne ? demande Sélénia, que la blague ne ferait pas rire.

Arthur, un peu perdu, n'a pas le temps de répondre car Bétamèche lui coupe la parole.

- Vite ! Il faut remonter le ressort avant que l'eau ne nous rattrape !

- Impossible ! Cela prendrait trop de temps ! Et mes bras sont en compote ! répond Arthur.

- Et tes jambes ? demande Sélénia.

En quelques secondes, le groupe a quitté la voiture et s'est mis à courir dans le tunnel, en direction de la porte.

Il ne reste plus qu'une centaine de mètres et même en courant cela paraît le bout du monde. La Corvette aurait avalé la distance en quelques secondes, tout comme la vague dont le bourdonnement se fait de nouveau entendre.

- Dépêchez-vous ! L'eau nous rattrape ! hurle Arthur à l'adresse de son grand-père et de Bétamèche qui, rompus de fatigue, traînent un peu la patte.


À l'intérieur de la cité, le murmure de l'eau commence aussi à se faire entendre.

Le roi tend l'oreille.

- Quel est ce bourdonnement ? demande le roi à son fidèle Miro.

- Aucune idée, répond honnêtement la taupe, mais je sens, sous mes pieds, des ondes négatives, cette vibration ne me dit rien qui vaille !

Le petit groupe n'a plus qu'une vingtaine de mètres à parcourir.

Arthur a fait demi-tour et s'est glissé sous le bras de son grand-père.

- Un dernier effort ! lui demande le jeune garçon, en l'aidant à avancer.

Le petit Arthur développe une énergie phénoménale et insoupçonnée. Lui, qui, à l'école ou à la maison, avait tendance à éviter les tâches ménagères en donnant pour prétexte des devoirs qu'il ne faisait pas, est devenu maintenant un petit garçon méconnaissable, qui se donne sans compter, valeureux comme un guerrier, tenace comme un curé. Sélénia arrive la première à la grande porte qui protège le village et se met à frapper de toutes ses forces.

- Ouvrez la porte ! crie-t-elle, d'une voix épuisée.

Le roi reconnaîtrait cette petite voix fluette entre mille. C'est sa fille bien-aimée, sa princesse, son héroïne qui revient de mission.

Le garde ouvre la petite meurtrière qui donne sur le tunnel. Même si la vague n'est pas encore visible, son souffle est déjà là, et le gardien se prend une rafale de vent en pleine figure.

- Qui va là ? ! demande-t-il en prenant une grosse voix pour prouver qu'il n'a pas peur.

Sélénia met sa main dans l'ouverture, puis monte sur la pointe des pieds pour montrer un bout de sa frimousse. Bétamèche arrive en courant et pousse sa sœur pour montrer la sienne.

Le gardien les regarde une seconde, un regard vide de toute expression, et leur claque la porte au nez.

Sélénia se vexe aussitôt et tape de plus belle. Arthur et Archibald les rejoignent et tout ce petit monde se met à tambouriner sur la porte.

Le roi arrive à l'entrée du village, et s'étonne que le gardien ne réagisse pas à ce tintamarre.

- Que faites-vous ? Pourquoi n'ouvrez-vous pas cette porte ?

- C'est encore un leurre ! explique le gardien, sûr de lui. Mais on me la fait pas deux fois à moi ! Cette fois-ci, ils ont fait un dessin, comme animé, à l'effigie de Sélénia et de Bétamèche. Celui de la princesse est particulièrement bien fait, mais celui de Bétamèche a quelques défauts et on voit du premier coup d'œil que c'est un faux !

Le petit groupe continue à taper de toutes ses forces, tandis que le souffle du torrent se fait de plus en plus pressant. Archibald se retourne pour estimer le temps qu'il leur reste. Il constate avec stupéfaction que la vague est déjà visible. La masse d'eau en furie est en train de débouler vers eux à la vitesse d'une fusée.

- Ouvrez cette porte, bon sang de bon Dieu ! hurle soudain Archibald auquel l'instinct de survie a permis de retrouver ses forces.

Le roi entend ce cri pressant : si sa mémoire est bonne, il s'agit de la voix d'Archibald. Le souverain s'approche de la lourde porte. Il veut en avoir le cœur net.

Il entrouvre la petite porte et découvre brutalement le visage de Sélénia et celui de Bétamèche.

- Au secours ! hurlent-ils en chœur, les traits déformés par la peur.

Le roi, fou de colère, se retourne aussitôt vers le gardien.

- Ouvrez cette porte immédiatement triple gamoul ! ! s'écrie-t-il, comme jamais.

Le gardien se rue sur la porte et, avec l'aide de ses camarades, déverrouille les énormes loquets.

- Dépêchez-vous ! trépigne Bétamèche qui regarde la vague monstrueuse engloutir la Corvette, en à peine une seconde. Le souffle est maintenant si puissant qu'il plaque nos héros contre la porte.

Le dernier verrou est retiré et les gardes entrouvrent légèrement la porte, mais le souffle surprend tout le monde et elle s'ouvre d'un seul coup.

Nos amis se ruent à l'intérieur et aussitôt se placent derrière la porte.

- Vite ! La vague arrive ! Il faut refermer ! hurle Arthur, sans prendre le temps de saluer personne.

Le gardien s'agace un peu.

- On ouvre, on ferme, savent pas ce qu'ils veulent ces gens-là ! bougonne-t-il.

Mais il aperçoit la vague, bavant d'écume, qui s'apprête à tout envahir.

Son attitude change aussitôt et il se rue sur la porte.

- Au secours ! crie-t-il à ses collègues qui viennent aussitôt l'aider.

Ils sont une dizaine à pousser cette porte, dix à regretter qu'elle soit aussi lourde et que le souffle soit aussi violent. La vague, elle, ne se plaint pas, bien au contraire. Elle semble ravie d'arriver enfin à destination et c'est avec plaisir qu'elle va engloutir tout ça.

Miro montre l'exemple et se jette à son tour sur la porte.

La petite taupe est plus habile à creuser les tunnels qu'à pousser des portes mais, dans un cas d'extrême urgence comme celui-là, toute aide est la bienvenue.

Le roi, malgré son rang, décide de se joindre à la manœuvre.

- Allez, mon bon Patouf, descends-moi ! demande le roi à son animal porteur.

De ses mains puissantes, Patouf attrape le roi bien calé sur sa tête et le pose délicatement à terre.

- Allez, Patouf, ferme-moi cette porte !

Patouf le regarde deux secondes de son air idiot mais néanmoins gentil. Deux secondes, c'est toujours le temps qu'il prend pour comprendre ce qu'on lui dit. La langue minimoy n'est pas sa langue natale. Les gens ont tendance à l'oublier et penser que Patouf est un peu simplet, mais essayez de parler le patouf, et vous passerez vous aussi pour un benêt.

L'animal pose donc ses mains énormes sur la porte et la pousse de ses grands bras musclés.

Ça va beaucoup plus vite avec Patouf, mais la vague n'est plus loin. Quelques mètres seulement.

Arthur saute sur le verrou, prêt à le fermer. Patouf pousse encore et même lui est obligé de forcer pour lutter contre ce souffle impressionnant.

La vague arrive sur la porte... mais, dans un ultime effort, Patouf parvient à la claquer. Arthur se jette sur le verrou qu'il pousse entre les anneaux.

La vague vient se fracasser contre la porte, avec une violence inouïe. Le choc la fait trembler de partout, et nos petits amis sont projetés à terre.

Arthur atteint le deuxième verrou qu'il s'efforce de fermer.


De l'autre côté, l'eau envahit tout le tunnel et il ne reste pas une seule bulle d'air.

La deuxième barre traverse enfin ses anneaux et bloque définitivement la porte.

Tout le monde garde quand même les mains sur la porte, histoire de la soulager un peu. Elle en a bien besoin car la pression que l'eau exerce de l'autre côté est énorme.

Ce liquide est puissant mais aussi sournois, et il profite de la moindre faille pour s'infiltrer à l'intérieur.

Le roi constate que sa porte fuit de partout.

- Espérons qu'elle va résister ! se dit-il avec inquiétude.


Darkos regarde son boulier. La dernière boule roule doucement sur les deux tiges qui la guident et va rejoindre toutes les autres, indiquant ainsi la fin d'un cycle réglementaire.

- Et voilà ! lâche-t-il avec beaucoup de plaisir.

Il se tourne vers son père.

- À partir de cet instant, Majesté, vous êtes le seul et unique empereur et vous régnez en maître absolu sur l'ensemble des Sept Terres !

Darkos se fend d'une révérence plus prononcée que d'habitude. Maltazard savoure sa réussite. Il gonfle lentement sa poitrine, comme s'il respirait pour la première fois, puis soupire de plaisir.

- J'ai beau ne pas être sensible aux honneurs, je dois reconnaître que cela fait tout de même quelque chose, de se savoir maître du monde, avoue-t-il en toute modestie. Mais ce qui me fait plaisir par-dessus tout... c'est de les savoir tous morts ! ajoute Maltazard que la victoire n'a pas rendu moins diabolique.


Si nos petits héros ne sont pas encore morts, ils ne sont pas pour autant sortis d'affaire.

- La porte a l'air de tenir ? demande le roi qui aimerait qu'on le rassure.

- Elle tiendra, lui répond Miro.

Venant d'un ingénieur aussi réputé que Miro, la réponse satisfait tout le monde.

Sélénia et Bétamèche lâchent progressivement la porte et s'autorisent à courir dans les bras de leur père.

- Mes petits, quelle joie de vous savoir sains et saufs ! s'exclame le roi, submergé par l'émotion.

Il les serre très fort contre lui, trop heureux de pouvoir à nouveau les toucher. Puis il lève la tête vers le ciel, les yeux pleins de larmes.

- Merci ! Merci mon Dieu d'avoir exaucé mes prières ! dit-il, avec beaucoup d'humilité.

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