Chapitre 11
Le groupe de fuyards court comme il peut, au milieu des détritus et de la couche de saletés qui, avec le temps, s'est déposée au fond du tuyau. Mais Archibald fatigue vite et il commence א ralentir. Le vieil homme a passé quatre ans dans les prisons du maître, sans faire le moindre exercice, et les muscles de ses pauvres jambes sont complètement asphyxiés.
- Désolé, Arthur, mais je n'y arriverai pas ! constate le vieil homme, qui s'arrête définitivement.
Il s'assied sur un objet rond, accroché sur un autre objet beaucoup plus gros. Arthur fait demi-tour et vient se mettre face à lui.
- Allez-y ! Moi, je vais rester là, à attendre la fin avec un peu de dignité, soupire le grand-père.
- C'est pas possible ! Je ne peux pas le laisser là ! Allez papi, encore un effort ! lui dit Arthur, avec conviction.
Il lui attrape gentiment le bras mais le vieil homme se dégage.
- À quoi bon Arthur ? ! Il faut se rendre à l'évidence, mon fils, nous sommes perdus !
À ces mots, le reste du groupe craque aussitôt. Si un scientifique pense que les chances de survie sont maintenant de zéro, à quoi bon lutter ? Les mathématiques sont implacables et le temps ne s'arrête jamais.
Un par un, les membres du groupe se laissent tomber sur le sol, anéantis par la tristesse.
Arthur soupire, ne sachant plus quoi faire.
Maltazard, lui, a le moral au beau fixe et collectionne les feuilles mortes. Celle marquée d'un « vingt » lui plaît beaucoup. Il en chantonne presque.
- Tout ceci m'a donné faim ! N'y a-t-il rien à grignoter ? J'aime grignoter pendant le spectacle ! dit-il, s'amusant comme un roi.
Aussitôt un séide amène une large assiette pleine de petits cafards grillés, le plat préféré de Son Altesse. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il y a toujours une assiette de ces délicieux amuse-gueules dans toutes les pièces du palais.
Il aurait été plus simple de le suivre toute la journée, avec un porteur de friandises, mais Maltazard s'y est toujours refusé. Il prend autant de plaisir à les grignoter qu'à voir s'affoler son entourage quand il réclame sa gâterie. C'est là une partie de son plaisir, savoir que de pauvres bougres vont suer pour apporter le plat le plus vite possible, quitte à en mourir. Plus que ces petits insectes grillés, la souffrance des autres est bien son met favori.
Il ignore que, dans son dos, Darkos a fait cacher des assiettes un peu partout, pour éviter à son père une trop longue attente et afin de soulager un peu les cuisines.
- Cuits à point ! se félicite Maltazard en grignotant son cafard, croustillant à souhait.
Darkos le prend comme un compliment. L'horloger dévoile une nouvelle feuille. Un « dix » magnifique.
- Ralentissez un peu ! demande alors Maltazard, que j'aie le temps de bien mâcher !
Arthur ne peut se résoudre à la défaite. Il veut mourir en héros, en se battant jusqu'au bout, jusqu'à la dernière seconde. Il n'a que faire de la dignité.
Alors il tourne en rond, à la recherche de la moindre idée.
- Il doit y avoir une solution ! Il y a toujours une solution ! se répète-t-il sans cesse.
- Ce n'est plus une idée qu'il nous faudrait maintenant, Arthur... c'est un miracle, lui répond Archibald, que tout espoir a abandonné.
Arthur pousse un grand soupir. Il est à deux doigts de renoncer. Il lève les yeux au ciel, comme pour l'appeler au secours, comme pour lui réclamer un miracle, si petit soit-il. Pendant qu'il fait sa prière, quelque chose l'étonne. Comment se fait-il qu'il puisse voir le ciel de là où il est ? Il constate alors qu'il est juste en dessous d'un conduit qui monte jusqu'à la surface. Malheureusement, l'ouverture est trop haute et les parois trop suintantes pour qu'on puisse les escalader.
Si seulement une gentille araignée pouvait lui prêter son fil. Pourtant, les petits brins d'herbe qu'il aperçoit en haut, tout autour de l'ouverture, lui rappellent quelque chose. Cela doit correspondre au trou d'évacuation d'eau, dans le jardin de sa grand-mère.
Arthur fouille dans sa mémoire, mais n'y trouve rien. Mauvaise piste, peut-être.
Il baisse la tête et regarde l'objet sur lequel s'est assis son grand-père.
L'objet est dans la lumière. Il est donc probablement tombé de tout en haut. Du jardin. Ça carbure dans le cerveau d'Arthur. Jardin. Tuyau. Objet. Tombé. Ça fait tilt. Il arrache son grand-père de son fauteuil.
Archibald était assis sur le pneu d'une voiture, couchée sur le flanc. Et il ne s'agit pas de n'importe quelle voiture. C'est la magnifique Corvette rouge qu'Arthur a eue pour son anniversaire et qu'il a malencontreusement laissé tomber dans un tuyau.
- Grand-père ! C'est toi le miracle ! ! hurle-t-il de joie.
- Explique-toi, Arthur ! Nous ne comprenons rien ! râle Sélénia.
- C'est une voiture ! C'est ma voiture ! C'est mamie qui me l'a offerte ! On est sauvés ! explique-t-il avec enthousiasme. Archibald fronce les sourcils.
- Ta grand-mère a perdu le sens des réalités. N'es-tu pas encore un peu jeune pour conduire ce genre de véhicule ?
- Quand elle me l'a offerte, elle était beaucoup plus petite, rassure-toi ! lui répond Arthur, un sourire jusqu'aux oreilles.
- Aidez-moi ! hurle-t-il à ses partenaires.
Sélénia et Bétamèche le rejoignent de l'autre côté de la voiture, qui se dresse comme un mur, et ils poussent ensemble, de toutes leurs forces. Au prix d'un effort surhumain, la voiture bascule et retombe sur ses quatre roues. Un cri de joie résonne dans le tunnel.
Maltazard s'étonne. Comment peuvent-ils se réjouir, alors qu'il ne reste que trois secondes au cadran ? Cette énigme, qu'il ne peut pas résoudre l'inquiète et il décide de ne prendre aucun risque. Il est trop près de la victoire.
- Ouvrez les vannes ! ordonne-t-il soudainement.
- Mais... le compteur n'est pas à zéro ! Il reste trois feuilles ? ! précise Darkos, toujours aussi lent à la détente.
- Je sais encore compter jusqu'à trois ! ! hurle Maltazard. Darkos part en courant vers les vannes exécuter sa mission, avant que son père ne décide de l'exécuter lui-même. L'horloger-séide est plus vif que Darkos et il arrache aussitôt les dernières feuilles.
- « Zéro » ! crie-t-il en affichant un large sourire.
Arthur remonte la petite clé, devenue énorme, sur le flanc de la voiture.
Le ressort est tellement dur que des gouttes de sueur perlent sur son front. Sélénia se met à côté de lui et l'aide à tourner la clé.
- Tu es sûr que tu sais piloter ce genre d'engin ? demande Bétamèche, jamais rassuré dans les transports en commun.
- C'est ma spécialité ! répond Arthur, pour éviter toute discussion.
Bétamèche n'est preneur qu'à moitié.
Darkos arrive au-dessous des séides accrochés le long de la citerne.
- Allez-y ! ordonne-t-il.
Les séides utilisent leurs maillets pour faire sauter les cales qui bouchent provisoirement les trous.
Une fois les cales enlevées, Darkos prend une masse et frappe de toutes ses forces sur un robinet qui lâche au premier coup.
Aussitôt l'eau vient gonfler les pailles, comme de grosses veines, et dévale vers le canal central, creusé à cet effet. Maltazard jubile. Son horrible dessein est maintenant en marche. Rien ne pourra plus arrêter cette eau tumultueuse qui court dans le canal et s'engouffre avec la force d'un torrent dans le tuyau emprunté par nos fuyards.
Arthur essaie encore de faire tourner la clé. Sélénia souffle sur ses mains, trop irritées pour continuer à l'aider. C'est fragile, des mains de princesse.
Le grondement de l'eau qui court se fait clairement entendre. Sélénia s'affole tout à coup.
- Ça y est, ils ont ouvert les vannes ! Arthur ? ! Dépêche-toi !
- Monte à l'avant, je te rejoins ! lui ordonne Arthur, qui appuie comme un malade sur la clé.
Bétamèche monte en premier et rejoint Archibald à l'arrière de la voiture.
Le grand-père se retourne et aperçoit, à travers la lunette arrière, la masse d'eau qui déboule au loin.
- Dépêche-toi, Arthur ! supplie le grand-père, affolé à la vue de cette vague énorme qui emporte tout sur son passage.
- Si on veut avoir une chance d'arriver au bout, il faut absolument que je remonte le ressort à fond ! lui répond Arthur, le visage grimaçant de douleur.
Il rassemble ses dernières forces et pousse un cri herculéen pour se donner du courage. Il parvient à remonter encore d'un cran le ressort, sous le regard émerveillé de Sélénia, pleine d'admiration.
Arthur cale la clé dans le creux de son épaule, pour ne pas qu'elle lâche, et tente d'attraper le bout de bois qui est à terre. Il doit bloquer la clé pour avoir le temps de monter à bord, mais la vague n'attend rien ni personne et se rapproche dangereusement de la voiture. Bétamèche a la bouche ouverte. Il aimerait crier au secours, mais aucun son ne sort, tant sa mâchoire est crispée par la peur. Arthur parvient à planter son bâton et bloque provisoirement la clé.
Il saute alors dans la voiture et se met au volant.
L'intérieur est assez rudimentaire, mais Arthur trouve rapidement ses marques. La Corvette ne doit pas être plus compliquée que la vieille Chevrolet de sa mamie. Espérons seulement qu'il ne finisse pas une fois encore dans un arbre.
- Tu sais que c'est la première fois que j'emmène une fille en voiture ? avoue Arthur, troublé par la situation.
- J'espère que ce ne sera pas la dernière ! lui réplique Sélénia, plus préoccupée par le grondement assourdissant qui ne cesse de croître que par les élans romantiques de son compagnon.
Arthur, en grand professionnel, ajuste son rétroviseur intérieur et aperçoit ce mur liquide qui ne demande qu'à engloutir la voiture.
- C'est parti ! chantonne-t-il, en enlevant le bâton qui bloquait la clé.
Les roues arrière patinent immédiatement sur place, sous l'effet de la puissance enfin libérée. Heureusement le souffle provoqué par le déplacement de la vague pousse littéralement la voiture en avant. À moins que ce ne soit le cri effroyable qu'ont jeté les passagers qui ait décidé la voiture à s'enfuir.
Les pneus trouvent enfin un peu d'adhérence et la Corvette redouble de vitesse.
La voiture échappe aux griffes du torrent et fonce comme une fusée à travers le tuyau.
Arthur se cramponne des deux mains au volant. Sélénia est collée au fond de son fauteuil. La pression de l'air dessine sur son visage un sourire bien involontaire. Bétamèche marmonne que plus jamais il ne prendra un transport, quel qu'il soit, tandis qu'Archibald, grisé par la vitesse, regarde défiler le paysage.
- C'est fou, en seulement quatre ans, les progrès qu'a pu faire l'automobile ! constate-t-il, émerveillé par la puissance de la Corvette.
La vitesse augmente et devient si élevée que la ligne droite du tuyau donne l'impression maintenant d'être une série de courbes qui se succèdent.
Arthur se concentre davantage. Il ne s'agit plus de tenir le volant, mais de piloter véritablement.
Bétamèche, malgré la pression de la vitesse, parvient à la force des bras à attraper les dossiers des sièges avant, il glisse son visage entre les deux sièges.
- Au prochain carrefour, il faudra prendre à droite ! indique Bétamèche.
À peine a-t-il fini sa phrase que la bifurcation jaillit devant Arthur.
Il donne un grand coup de volant à droite, qui projette les passagers contre les portières.
La voiture s'engage de justesse dans ce nouveau conduit. Arthur respire.
- Bétamèche ? ! Essaye de me prévenir un peu plus tôt la prochaine fois ! se plaint le chauffeur, qui a bien cru manquer son virage.
- À gauche ! hurle Bétamèche, qui suit à la lettre les consignes d'Arthur.
Mais la nouvelle bifurcation surgit déjà. Le pilote hurle de surprise et, d'un mouvement réflexe, donne un coup de volant à gauche.
Il s'en est fallu de peu que la voiture ne s'écrase sur le mur en biseau qui sépare les deux chemins.
Arthur pousse un grand soupir de soulagement.
- Merci Béta ! lâche-t-il, le front couvert de sueur.
Sélénia s'en aperçoit et lui essuie le visage d'un revers de la main.
Ce geste d'une extrême tendresse contraste avec la dureté de la situation. Les deux tourtereaux échangent un sourire, à défaut de pouvoir se tenir la main.
- À droite ! hurle Bétamèche qui fait sursauter les amoureux.
Arthur, encore troublé par le sourire de Sélénia, ne sait plus distinguer sa droite de sa gauche et donne des coups de volant dans tous les sens.
L'intersection arrive à toute allure. Ça crie dans la voiture et c'est un miracle si Arthur parvient à engager sa voiture dans le tunnel de droite.
Leurs cris se propagent à travers tout le réseau de canalisations.