Chapitre 15
Mino n'est pas près non plus d'oublier ce jour qui s'annonce comme son dernier.
Les gardes sont face à lui et Mino, en dernier recours, se met en position de self-défense, Bruce Lee en version taupe.
- Attention ! prévient Mino, les mains en avant, je peux devenir méchant !
Méchant est un mot qui résonne bien chez Maltazard. Le souverain, excédé, sort de son fourreau l'épée magique de Sélénia qu'il s'est appropriée.
Il brandit l'épée en faisant un large geste et l'envoie de toutes ses forces en direction de Mino.
Si la taupe a des problèmes pour voir de près, elle voit, en revanche, très bien de loin et Mino distingue parfaitement la fusée qui est en train de lui foncer dessus.
La petite taupe se décale légèrement vers la droite. D'après ses calculs, cela devrait suffire. La lame vient se planter bruyamment à droite, à quelques centimètres du visage décomposé de Mino. Comme quoi, même une taupe peut se tromper dans ses calculs.
Maltazard est furieux d'avoir raté son coup, surtout devant son fils.
Plutôt que d'attendre de trouver une explication logique à son échec, le souverain préfère faire diversion.
- Emparez-vous de lui ! hurle-t-il en direction des gardes qui tardent un peu.
- Je vous aurai prévenus ! Je vais me fâcher ! ! insiste Mino, en reculant doucement.
Les séides ricanent et n'en croient rien. Dommage pour eux. Une balle de tennis, deux cent fois plus grande qu'eux, vient de s'engouffrer dans le tuyau qui les surplombe. L'objet, gros comme une météorite, cache la lumière de la surface et les séides lèvent les yeux pour regarder cette ombre qui descend sur eux. Ça ne dure pas longtemps. À peine une seconde. Ils se prennent la balle en pleine tronche.
Maltazard se penche à son balcon, hébété de stupeur. Le final n'est vraiment pas à son goût.
- Arrêtez-moi cette balle ! ! s'écrie-t-il, sans réaliser que sa demande est impossible à satisfaire.
Les séides sont balayés comme des feuilles mortes par cette balle gigantesque qui, à chaque rebond, écrase, détruit, arrache tout sur son passage.
Les pailles et les tuyaux valsent dans tous les sens, comme des quilles de bowling et c'est des dizaines de trous qui libèrent de l'eau sous pression. La place est maintenant cernée de geysers qui crachent en continu l'eau des deux énormes réservoirs. Le torrent, qui s'engouffrait dans le tuyau par lequel Arthur et ses amis ont fui, est très vite débordé et sort de son lit.
La balle, guidée par le torrent, roule jusqu'à l'entrée du tuyau et vient l'obstruer, comme le bouchon d'une baignoire. Rapidement, l'eau envahit la place et c'est la panique dans l'armée séide.
- Fais quelque chose ! ordonne Maltazard à son fils, mais le pauvre garçon n'a pas vraiment de solution, à part prier. Mino grimpe dans la soucoupe qui retient le trésor et se cache entre deux rubis.
Le spectacle qu'il a devant lui est apocalyptique. L'eau a envahi la place de Nécropolis et les petites baraques de marchands dérivent dans tous les sens.
Certains moustiks sont restés au sol et ont déjà de l'eau jusqu'à la selle, tandis que les autres tournent en rond dans la salle royale, qui n'a plus d'issue.
Les séides qui tombent à l'eau coulent malheureusement à pic, à cause de leur armure bien trop lourde.
Des pans entiers de mur, rongés par l'eau, s'écroulent sur la place, provoquant des vagues monstrueuses. Les mêmes vagues entraînent les petits baraquements qui vont se fracasser sur les parois du palais, sous le balcon de Maltazard. Le souverain regarde cette catastrophe qui monte à toute vitesse vers lui, et qui bientôt engloutira son balcon. Il n'arrive pas à y croire. Comment cette petite taupe de rien du tout a-t-elle pu déclencher un tel cataclysme ? Comment un empire aussi puissant que le sien peut tomber aussi rapidement ?
Il suffit parfois d'un grain de sable pour enrayer la plus grosse des machines, d'un talon un peu faible pour mettre à terre un géant et de quelques hommes courageux pour démarrer une révolution. Il n'avait qu'à lire « Le grand livre des pensées », comme Mino le lui avait cent fois conseillé. Le commandement deux cent trente lui aurait rappelé que « plus le clou est petit, plus il fait mal quand il est dans le pied ».
Maltazard comprend la leçon, mais il est trop tard pour réagir.
Il est perdu, détruit, comme son royaume.
L'eau finit par soulever la soucoupe et son trésor, et la petite assiette monte doucement à l'intérieur du tuyau qui mène vers la surface.
Mino est toujours à bord, la peur au ventre, coincé entre deux rubis.
Voguer à la surface de l'eau n'est pas vraiment la spécialité des taupes et Mino a déjà mal au cœur.
Maltazard aussi a mal au cœur, de voir son royaume se dissoudre sous ses pieds.
L'eau atteint maintenant le balcon et il n'a plus beaucoup de solutions.
Il choisit la première qui passe : il saute sur un moustik.
Le séide qui le pilote est évidemment tout fier d'avoir son maître à bord mais, comme dans tout navire, il ne peut y avoir qu'un seul maître à bord.
Maltazard attrape le séide et le jette négligemment par- dessus bord.
Le pauvre pilote n'aura même pas le temps de crier avant de couler à pic dans l'eau tumultueuse.
Maltazard prend les rênes du moustik, un peu petit pour lui, et s'apprête à partir,
- Père ? ! s'écrie Darkos.
Maltazard tire sur les rênes et arrête son moustik.
Son fils est sur le balcon, le regard perdu, les mollets dans l'eau.
- Ne m'abandonnez pas, père ! dit-il d'une voix presque enfantine.
Maltazard vient se mettre face à lui, en vol stationnaire.
- Darkos !.. je te nomme commandant ! lui annonce son père, très solennellement.
Le fiston n'est que vaguement flatté car, pour bien profiter de cette nouvelle nomination, il vaudrait mieux qu'il soit au sec. Il tend la main vers son père, espérant une petite place à l'arrière du moustik.
- ... Et un commandant ne quitte jamais son navire ! ajoute son père, fâché d'avoir à lui rappeler la plus essentielle des règles militaires.
Maltazard tire sur les rênes, fait demi-tour et disparaît dans le ciel voûté de Nécropolis.
Darkos, déçu, meurtri, abandonné, baisse la tête en signe d'impuissance.
Il constate alors qu'il a déjà de l'eau jusqu'à la taille et que son visage se reflète à la surface. Il regarde ce visage fatigué et déçu qui monte rapidement vers lui, comme un frère qui le rejoindrait. Cette pensée le fait sourire. Aussitôt, son reflet affiche le même sourire. Darkos en est tout ému. C'est bien la première fois que quelqu'un s'avance vers lui en souriant.
Ce sera aussi la dernière. Son reflet s'est encore rapproché et lui donne un baiser d'adieu.
Arthur est toujours allongé dans l'herbe, l'oreille tendue vers ces gargouillements qui courent dans le ventre de la terre. Le petit trou dans lequel il a envoyé la balle reste désespérément vide, et Arthur commence à se demander s'il n'a pas échoué dans la dernière partie de sa mission.
Avoir traversé les Sept Terres, à deux millimètres du sol, affronté les séides, bu du Jack-fire, épousé une princesse, récupéré son grand-père et un trésor, pour échouer si près du but. Il y a là une forme d'injustice qu'Arthur ne peut admettre. Pourquoi le ciel qui jusque-là l'a toujours accompagné le laisserait tomber si soudainement ? Cette dernière pensée lui remonte le moral et il se penche davantage vers le petit trou. Il entend nettement l'eau qui gargouille et si l'on se fie à la rumeur qui s'amplifie, le niveau de l'eau doit être en train de monter.
Arthur scrute davantage le trou noir.
Soudain un objet brille dans le fond. Le premier rubis au sommet de la pyramide vient de trouver la lumière. Peu à peu, la coupole monte, portée par les eaux, et la pyramide s'illumine progressivement.
Arthur est émerveillé. Il en a les larmes aux yeux.
Il a réussi sa mission. Une mission périlleuse, où cent fois il a risqué sa vie, bravé tous les dangers. Une aventure qui l'a obligé à s'ouvrir, à se dépasser. Un chemin qu'il a entamé comme un petit garçon, et qu'il a fini comme un petit homme.
Arthur tend les mains et attrape délicatement la coupole pleine de rubis.
Il regarde un instant ce trésor, comme un étudiant regarde son diplôme de fin d'année.
Arthur a les félicitations du jury et son président remue la queue, avant d'aboyer les compliments.
Arthur pénètre dans le garage et allume aussitôt l'immense néon, qui hésite un peu à travailler.
L'enfant pose doucement la soucoupe sur la table et fouille tous les tiroirs de l'établi. Il trouve enfin son bonheur. Une loupe.
Arthur approche lentement l'objet de la pyramide de rubis et en scrute méthodiquement l'intérieur à la recherche d'une petite taupe.
- Mino ? ! chuchote Arthur, dont la voix normale pourrait paraître monstrueuse à un Minimoy.
Mino a bien entendu, mais ce hurlement effroyable ne lui dit rien de bon. Comment pourrait-il reconnaître son ami Arthur, maintenant que le timbre de sa voix est devenu si bas ?
Mino prend quand même son courage à deux mains et se décide à montrer sa tête. Il tombe alors sur un mur de verre, dont il aperçoit à peine le contour. La lentille reflète un œil gigantesque, plus gros qu'une planète.
Mino pense aussitôt à cette vieille histoire que lui racontait son père pour lui faire peur. Elle parlait d'un œil aussi monstrueux que celui-ci qui vivait au fond d'une tombe et qui regardait sans relâche un dénommé Caïn.
Mino pousse alors un cri horrible et tombe dans les rubis, ce qui en soi est toujours mieux que les pommes. Ou les oranges.
La moitié du peuple minimoy a toujours ses petites mains collées contre la porte, mais la pression de l'eau commence à diminuer. C'est Miro qui annonce la bonne nouvelle, en décollant son oreille de la porte.
Le roi relâche son effort, mais n'ose pas encore enlever ses mains.
Patouf se pose moins de questions. Il recule de quelques pas, met ses mains sur ses hanches et se penche un peu en arrière pour faire craquer son dos. Il est vrai qu'à lui tout seul il faisait probablement les deux tiers du travail. De quoi se faire un tour de rein.
Le roi, seul avec les mains sur la porte, finit par se sentir un peu ridicule.
- Vous pouvez lâcher, père ! Je pense que ça tiendra ! lui dit gentiment sa fille, amusée par la situation.
La rumeur de l'eau s'éloigne, comme une mauvaise pensée, comme un mauvais souvenir.
Miro ouvre la petite porte située à la hauteur de son visage et jette un œil à l'extérieur.
- L'eau a disparu ! Ils ont réussi ! hurle la taupe.
La nouvelle est accueillie avec une joie sans pareille et c'est des centaines de petits chapeaux qui s'envolent, ainsi que des hurlements, des cris, des chansons, et divers sifflements. Tout ce qui permet d'exprimer le bonheur d'être en vie. Sélénia se jette dans les bras de son père. Elle en a oublié sa pudeur légendaire.
De grosses larmes roulent sur ses joues tandis qu'elle éclate d'un rire incontrôlable.
Bétamèche est grisé par tous ces compliments et toutes ces mains qui veulent serrer la sienne. Il est obligé de monter un « merci » en boucle pour répondre à toutes les demandes. Le peuple minimoy tout entier est en liesse et entame naturellement son chant national.
Miro regarde tout ça avec gentillesse, mais le cœur n'y est pas. Le roi s'approche de lui et pose son bras sur ses épaules.
Il connaît le malheur qui ronge Miro et qui l'empêche de faire la fête.
- Comme j'aurais aimé que mon petit Mino puisse assister à un tel spectacle !
Le roi compatit et le serre davantage dans ses bras. Il n'y a rien d'autre à faire dans ces cas-là, et encore moins à dire. Mais une rumeur vient troubler la fête. Une rumeur qui monte, plus forte encore que celle de l'eau.
La terre se met à trembler légèrement et la fête s'arrête instantanément.
L'inquiétude se lit à nouveau sur les visages. Elle n'aura disparu que le temps d'une chanson.
Les tremblements au sol s'accentuent et quelques plaques de terre se décrochent du plafond, comme autant de bombes tombées du ciel qui éclatent en faisant de véritables cratères. La vengeance de Maltazard n'aura pas tardé, pense-t-on déjà dans la foule qui gagne les abris.
Qui d'autre que ce démon peut venir détruire la voûte de la cité ?
Une secousse, beaucoup plus forte que les autres, vient décrocher un énorme caillou du plafond.
- Attention ! hurle Miro qui ne peut rien faire d'autre que prévenir.
Les Minimoys partent en courant et laisse l'énorme pierre trouer le sol dans un nuage de poussière.
Le choc est si violent que le roi en tombe sur les fesses.
Les tremblements s'arrêtent et un gigantesque tuyau bariolé apparaît au plafond et descend jusqu'au sol.
Le roi n'en croit pas ses yeux. Que diable ce démon de Maltazard a-t-il encore pu inventer ? s'interroge le souverain.
L'impressionnant tuyau s'est stabilisé et l'on distingue nettement, en transparence, une boule qui glisse à l'intérieur.
- Une boule de mort ! s'écrie Bétamèche.
Il n'en faut pas plus pour créer la panique la plus totale. Sélénia est la seule à ne pas y céder.
Elle observe cet horrible tuyau qui lui rappelle quelque chose.
- C'est une paille ! s'écrie-t-elle tout à coup, un sourire jusqu'aux oreilles. Une paille d'Arthur !
La boule finit sa descente, heurte le sol et roule sur le côté. Mino se redresse, tout courbaturé, et crache la poussière qu'il a dans la bouche.
Il tient, bien serrée dans ses bras, l'épée de Sélénia.
- Mon fils ! s'écrie Miro la taupe, bouleversé par l'émotion.
- Mon épée ! s'exclame Sélénia la princesse, folle de bonheur. Miro se rue sur son fils et le serre dans ses bras.
Le peuple minimoy, couvert de poussière, pousse à nouveau des cris de joie.
Le roi s'avance vers Miro et son fils, collés comme des müls-müls.
- Tout est bien qui finit bien ! lance-t-il heureux, mais pas fâché que l'aventure se termine.
- Pas tout à fait ! répond Sélénia avec autorité.
Elle quitte le petit groupe et marche jusqu'au centre de la place, là où se trouve la roche des anciens.
Elle brandit son épée et, d'un seul geste, la plante dans la pierre. Aussitôt la pierre se referme et emprisonne l'épée, à tout jamais.
Sélénia laisse échapper un soupir de soulagement. Elle jette un regard à son père qui, d'un signe de tête, lui témoigne son approbation et sa gratitude. Sélénia l'accepte, avec humilité. Cette aventure lui a appris tellement de choses, mais surtout une, essentielle pour faire d'une princesse une bonne reine, mais aussi pour réussir sa vie d'une manière générale : la sagesse.
Doucement, la paille remonte et quitte la place du village, comme une fusée muette.