Chapitre 6

Le cri immonde, en duo, résonne jusqu'au fond des Sept Terres et même au-delà, jusqu'à Nécropolis.

Sélénia tourne la tête comme si elle pouvait voir ce cri qui vient de passer, déformé, et rebondissant de paroi en paroi. Arthur finit de glisser le long du fil de l'araignée et vient se poster derrière Sélénia. Lui aussi regarde, effaré, ce cri inhumain qui se prolonge à l'infini.

Il est à des années lumières d'imaginer qu'il puisse provenir de ses parents.

- Bienvenue à Nécropolis, lâche la princesse, avec un petit sourire.

- C'est pas terrible comme message d'accueil ! constate Arthur qui a déjà des sueurs froides.

- Accueil ici, ça rime avec cercueil ! précise Sélénia, sans humour. Il va falloir rester groupés, ajoute-t-elle, au moment où Bétamèche leur arrive dessus comme un chien dans un jeu de quilles. Le groupe s'étale au sol avec un grand fracas.

- Tu n'en rates pas une ! grogne Sélénia en se redressant.

- Désolé, répond Bétamèche en souriant, trop content d'être de nouveau parmi eux.

Arthur se relève à son tour et s'époussette. Il constate, avec stupeur, que le fil de l'araignée est en train de remonter. Sélénia l'a vu mais semble se faire une raison.

- Comment va-t-on faire pour le retour, si l'araignée n'est plus là ? demande Arthur, un peu inquiet.

- Qui te parle de retour ? répond cyniquement la princesse. Nous avons une mission à accomplir et, quand celle-ci sera finie, on aura tout le temps de penser au retour, conclut-elle, sur un ton qui ne laisse aucun doute sur sa détermination. Et la voilà qui s'en va dans un nouveau tunnel, d'un pas décidé, le menton en avant, ne craignant rien ni personne. Ce regain d'intérêt pour sa mission est toutefois un peu suspect. Ne serait-ce pas une bonne façon d'éviter de trop penser ? À ses sentiments par exemple ?

Afin d'éviter toute tentation, Sélénia s'est mis des œillères, comme celles qu'on met aux chevaux pour les empêcher de sortir de la route.


Sélénia est comme une petite fleur qui se balade en armure, de peur de rencontrer un rayon de soleil qui la ferait s'ouvrir, s'épanouir, avant de disparaître et de laisser la nuit la flétrir. Mais Arthur est encore trop jeune pour comprendre tout ça. Il pense simplement que la mission est dans le cœur de Sélénia la chose la plus importante. Il n'est qu'un petit homme qui a réussi à l'attendrir, pendant un court moment d'égarement.

Le chemin qu'ils empruntent mène bientôt à un autre, large comme une rue principale.

Nos trois héros se font plus discrets et silencieux car cette rue, taillée à même la roche, est loin d'être déserte. On y croise des paysans venus des Sept Terres proposer leurs richesses, des gamouls chargés de plaques de métal soigneusement découpées, des vendeurs de sélinelle qui viennent écouler leur récolte.

Sélénia se glisse dans la foule qui l'entraîne vers le grand marché de Nécropolis.

Arthur est ébahi de voir autant de monde et de couleurs. Il n'aurait jamais soupçonné l'existence de toute cette vie à quelques mètres sous terre.

Rien à voir avec le petit village et son supermarché qu'il aime à visiter.

Ici s'étale le plus important des souks, la plaque tournante de tous les commerces, de tous les trafics. Ce n'est pas le genre d'endroit où l'on vient sans arme et Sélénia garde en permanence sa main sur le pommeau de son épée. Des mercenaires de tous poils sillonnent le marché, prêts à vendre leurs services. Des vendeurs à la sauvette s'arrachent les derniers espaces restés libres. Quelques petits malins ont installé, au milieu de l'allée, des tables de jeux où l'on peut tout miser. De la paire de groseilles à la paire de gamouls. Impossible de savoir ce qu'on y gagne, mais on y perd sûrement la santé. Des bars minuscules sont nichés au-dessus des stands, dans les interstices que la roche veut bien offrir. Ce sont des bars à deux places, trois pour les plus grands.

Le Jack-fire semble être la boisson nationale.

Arthur est effaré par tout ça. Il est surtout impressionné par ce mélange de joyeux commerces et de saloons mal famés. Une cohabitation étonnante et qui pourtant semble marcher. La raison en est simple : les séides.

À une hauteur raisonnable, il y a une petite guérite, au-dessus de chaque angle de rue, et un séide surveille ce joyeux capharnaüm. Une surveillance totale et permanente. Le calme règne car M le maudit fait régner la terreur.

Le marché de Nécropolis est la première chose que Maltazard a développée en prenant le pouvoir.

Le prince des ténèbres s'était enrichi en sillonnant les Sept Terres avec ses hordes de séides qu'il avait formés à piller et voler pour son compte. Mais piller et voler ne suffisait pas. Il savait qu'une grande partie des richesses restait cachée, enterrée, et même avalée. Dès qu'une rumeur d'attaque se répandait, les villageois les faisaient disparaître. Pas toutes évidemment.

Ne rien trouver aurait énervé le maître. Maltazard tuait très peu, mais pas par humanisme. Sa clémence était purement commerciale.

- Un être qui meurt, c'est un client qui disparaît, un travailleur de moins pour construire mon palais, aimait-il à déclarer.

La meilleure façon de soutirer à son peuple les richesses qu'il ne parvenait pas à lui voler, c'était de le pousser à les dépenser. L'appât du gain, de la richesse, l'envie de posséder... Maltazard fit creuser, à même la roche, des centaines de galeries, où il proposa des stands à bon prix. Maltazard avait, de toute évidence, un sens prononcé du commerce. C'est ainsi que le marché de Nécropolis vit le jour. Il était maintenant énorme et faisait la fortune de Maltazard qui prenait une commission sur chaque objet vendu ou acheté, si petit fût-il.


Nos amis avancent dans ce joyeux capharnaüm, avec prudence et curiosité. Prudence, à cause des séides postés au- dessus de leur tête à chaque carrefour.

Curiosité, car ils voient des créatures de tous poils, dont Arthur ne soupçonnait même pas l'existence, tel ce groupe étrange d'animaux aux yeux globuleux qui se tiennent les oreilles pour ne pas marcher dessus.

- C'est qui ceux-là ? demande Arthur, très intrigué.

- Des Balong-Botos. Ils sont de la Troisième Terre. Ils viennent se faire tondre, explique Bétamèche.

- Comment ça, se faire tondre ? demande Arthur, de plus en plus intrigué.

- Leur fourrure est très appréciée, alors ils viennent la vendre au marché. Elle repousse deux fois par an. C'est comme ça qu'ils gagnent leur vie. Le reste du temps, ils ne font que dormir, raconte Bétamèche.

- Et pourquoi ils ont de grandes oreilles comme ça ? s'inquiète Arthur.

- Les Balong-Botos ne tuent pas d'animaux alors ils n'ont pas de couverture en fourrure pour se protéger des hivers rigoureux qui sévissent dans leur région. Aussi, les parents tirent sur les oreilles des enfants, dès leur plus jeune âge, pour qu'elles s'allongent et qu'ils puissent s'enrouler dedans pendant l'hiver. Ainsi va la tradition, depuis des milliers de lunes.

Arthur n'en revient pas. Lui, qui comme tous les enfants de son âge craint toujours qu'on lui tire les oreilles, n'aurait jamais imaginé qu'elles puissent finir par lui tenir chaud l'hiver.

Occupé à regarder un bébé Balong se faire tirer les oreilles, Arthur finit par se cogner dans un poteau. Deux poteaux pour être plus précis. Arthur découvre alors en levant la tête que les deux poteaux sont des jambes qui portent un être longiligne. On dirait une sauterelle montée sur des jambes de flamant rose.

- C'est un Asparguetto, précise Bétamèche à voix basse. Ils sont grands et très susceptibles !

- Surtout ne prenez pas la peine de vous excuser, jeune homme ! dit l'animal en se penchant vers Arthur.

Les plaques vertes, comme des bonbons, qu'il a sur le visage, lui font comme un masque. On aperçoit à peine ses petits yeux bleus qu'il a pris soin de protéger derrière des lunettes bon marché.

- Excusez-moi ! Je ne vous avais pas vu ! répond poliment Arthur, la tête à la verticale.

- Je ne suis pourtant pas transparent ! réplique l'Asparguetto, de sa voix calme et bourgeoise. Non seulement je dois me courber toute la journée pour avancer dans cet endroit absolument pas adapté aux gens de ma taille, mais en plus il me faut essuyer les affronts permanents qui sont faits à ma personne.

- Je vous comprends ! dit gentiment Arthur. Avant, j'étais grand ! Je sais ce que c'est !

L'Asparguetto le regarde sans comprendre.

- Non content de me bousculer, vous avez donc décidé de vous moquer ? demande l'animal décidément susceptible.

- Non, non, pas du tout ! Je voulais juste dire qu'avant je mesurais un mètre trente et maintenant seulement deux millimètres, s'emmêle Arthur. Je voulais dire que... c'est pas facile d'être grand, dans le monde des petits, mais... c'est pas facile non plus d'être petit dans le monde des grands.

L'animal ne sait quoi penser ni quoi répondre.

Il regarde un instant cet étrange petit bonhomme aux courtes pattes.

- Vous êtes excusé ! finit-il par lâcher pour clore la discussion, avant d'enjamber quelques stands pour rejoindre une autre allée.

- Je t'avais prévenu, dit Bétamèche, ils sont super-susceptibles ! Arthur regarde l'Asparguetto disparaître en quelques enjambées.

À peine remis de ses émotions, il croise un autre groupe, tout aussi farfelu. Ce sont de gros animaux à fourrure, aussi ronds qu'un ballon, avec une petite tête de fouine et une douzaine de pattes toujours en mouvement.

- Ça ce sont des Boulaguiris. Ils vivent dans la forêt de la Cinquième Terre, précise Bétamèche, avant d'aller plus loin dans son explication. Leur spécialité est de polir les perles. Tu leur amènes une perle en mauvais état, ils l'avalent et six mois après ils te la ramènent, plus belle que jamais.

À peine Bétamèche a-t-il fini sa description qu'un

Boulaguiri vient illustrer ses propos. L'animal s'approche d'un petit stand creusé dans la pierre. Il est accueilli par un Cachflot. Les Cachflots sont les seuls habilités à faire du commerce dans Nécropolis. Qu'ils vendent ou qu'ils achètent, toute transaction doit passer par eux. C'est Maltazard lui-même qui a accordé ce privilège à cette tribu venue de la lointaine Sixième Terre. La légende dit que le chef, surnommé Cacarante, aurait sauvé la vie de M le maudit en lui prêtant de l'argent afin qu'il puisse se faire refaire le visage. Le souverain n'étant pas ingrat, il l'aurait récompensé de la sorte. Cela fait donc des lunes que les Cachflots s'enrichissent à Nécropolis.

Le Boulaguiri tend l'une de ses pattes au vendeur qui le sert sans grande envie. Mais la politesse, ici comme ailleurs, est toujours au centre du commerce.

Après quelques mots échangés, que ni Arthur ni Bétamèche ne semblent comprendre, le Boulaguiri commence à se contorsionner, comme s'il était pris de violents maux de ventre.

Arthur en a mal pour lui et grimace comme s'il l'accompagnait dans son épreuve.

Le visage du Boulaguiri change plusieurs fois de couleur avant d'adopter un vert pale des plus écœurants. Puis il rote un bon coup et une magnifique perle sort de sa bouche. Elle tombe dans un écrin de coton noir que lui tend le Cachflot. Le négociant attrape la perle avec une pince maison, tandis que l'animal reprend des couleurs qui lui vont mieux au teint. Le Cachflot observe la perle. Elle est sublime et brille de mille éclats. L'acheteur accepte la marchandise, d'un petit signe de tête. Le Boulaguiri lui fait un beau sourire, l'occasion pour nous de constater que l'animal n'a pas de dents. Il se remet à se contorsionner dans tous les sens pour une nouvelle livraison.

Arthur est stupéfait d'avoir assisté à une telle transaction, pourtant courante dans les allées qui mènent à Nécropolis. Mais un cri de joie le tire de sa rêverie. Bétamèche vient d'apercevoir un marchand de bellicornes. Le gamin trépigne de joie et entame une petite danse pour remercier le ciel.

- Qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiète Arthur, en découvrant cette danse étrange qui ressemble aux mouvements désordonnés qu'on fait quand on a marché sur un clou. Bétamèche, salivant déjà de plaisir, attrape son camarade par les épaules.

- Ce sont des bellicornes au sirop ! Y a rien de meilleur, sur les Sept Terres, que des bellicornes au sirop ! lui explique Bétamèche, en se léchant déjà les babines.

- Et c'est quoi au juste des bellicornes ? demande Arthur, qui se méfie des goûts culinaires de son ami.

- Une pâte de sélinelle, brassée dans du lait de gamoul, le tout lié avec des œufs, saupoudré de noisettes concassées et nappé d'un délicieux sirop à la fleur de rose, se délecte à l'avance Bétamèche qui connaît la recette par cœur.


Arthur est séduit. Le biscuit paraît inoffensif. Il ressemble un peu aux cornes de gazelle que sa grand-mère fait de temps en temps, en suivant une recette qu'elle a ramenée d'Afrique.

Bétamèche sort une pièce de sa poche et la jette au Cachflot qui l'attrape au vol.

- Servez-vous, monseigneur, dit-il, en parfait négociant. Bétamèche prend un bellicorne et n'en fait qu'une bouchée. Il laisse échapper un petit gloussement de satisfaction, puis se met à mâcher plus lentement, pour faire durer le plaisir. Devant tant de bonheur, Arthur ne résiste pas davantage. Il attrape un bellicorne et croque le bout, brillant de sirop.

Il attend quelques secondes, au cas où il y aurait des effets secondaires, comme avec le Jack-fire, mais rien ne se passe.

Le sirop fond dans sa bouche, quant à la pâte légèrement sucrée, elle rappelle la pâte d'amande.

Arthur se laisse aller et continue à mâcher.

- Alors, c'est pas la meilleure chose que tu aies mangé de ta vie ? lui demande Bétamèche en enfournant son quatrième bellicorne.

Arthur doit admettre que c'est plutôt bon et c'est avec plaisir qu'il croque à nouveau dans son gâteau.

- Ils sont pas frais mes bellicornes ? demande le marchand, avec le sourire de celui qui connaît déjà la réponse.

Les deux compères secouent la tête énergiquement, la bouche pleine de sirop.

- Les roses sont de la rosée de ce matin et j'ai cueilli les œufs, il y a à peine une heure ! précise-t-il, en bon pâtissier fier de son produit.

Arthur s'est arrêté net, la mâchoire en suspens. Un détail le contrarie. Dans son monde à lui, les œufs se pondent, se ramassent, se trouvent, se volent, à la limite, mais jamais ne se cueillent.

- Ce sont des œufs de quoi ? demande poliment Arthur, en affichant déjà une grimace, comme s'il s'attendait au pire. Le vendeur rigole de la naïveté de son client.

- Il n'y a qu'une sorte d'œufs qui soit appropriée pour faire de véritables bellicornes, dignes de ce nom. Des œufs de chenille pris sous la mère, affirme le marchand, presque vexé qu'on l'ait pris pour un vulgaire trafiquant.

D'ailleurs, il est très fier de pointer de l'index sa plaque officielle, qui le désigne comme l'un des meilleurs bellicorneurs de l'année.

En guise de réponse, Arthur lui crache sa bouchée en pleine figure.

Le vendeur reste un instant sans bouger, choqué de l'affront que vient de lui faire, involontairement, le jeune Arthur.

- Excusez-moi, je ne supporte pas bien les œufs de chenille, ni de libellule ! explique Arthur, gêné par la situation.

Ça va mal tourner, Bétamèche le sent et il profite des dernières secondes de surprise pour engloutir une dizaine de gâteaux à une vitesse proche du record du monde.

Le Cachflot a repris ses esprits. Il respire profondément et se met à hurler :

- À moi, la garde ! !

À ces simples mots, c'est la panique dans la rue. Tout le monde s'agite en hurlant dans toutes les langues. On dirait des cris d'enfants bloqués dans un train fantôme.

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