Chapitre 14

L'heure est aux préparatifs de guerre sur la grande place de Nécropolis.

L'armée de séides finit de s'aligner, formant ainsi au sol un immense M.

Ce sont des milliers de soldats, juchés sur leurs moustiks qui s'apprêtent à envahir les nouvelles terres.

Maltazard avance doucement sur son balcon qui surplombe la place immense où s'est rassemblée son armée impeccable. Il a, pour la circonstance, mis une nouvelle cape, d'un noir absolu sur laquelle scintillent une centaine d'étoiles, plus brillantes les unes que les autres.

La clameur de l'armée accueille son puissant souverain qui lève les bras vers son peuple, comme le pape à son balcon. Le prince des ténèbres savoure sa victoire éclatante, terrassante, écœurante même, pense Mino, toujours sur le côté de la pyramide et qui se demande bien ce qu'il doit faire. Comment Arthur aurait-il pu survivre à un tel raz-de-marée ?

C'est pratiquement impossible, mais ce n'est pas le « impossible » qui le gêne, c'est le « pratiquement ». Même s'il n'y avait qu'une chance sur un million, il y a tout de même une petite chance qui traîne et Mino n'a pas le courage de la gâcher.

Mino consulte sa nouvelle montre. Arthur n'a oublié qu'un seul détail. Si la petite taupe est tout à fait capable de lire l'heure, elle est par contre incapable de voir d'aussi près.

Mino s'affole. Il a beau reculer son bras le plus loin possible de son corps, rien n'y fait. Il est miro. Comme une taupe. Comme son père.


Arthur arpente le jardin dans tous les sens. Impossible de reconnaître quoi que ce soit à cette échelle. À part le minuscule ruisseau qu'il a dévalé, à bord de sa noix. Il remonte le cours d'eau, longe le petit mur, haut de quelques briques seulement, et arrive au pied de l'énorme réserve d'eau.

Il doit y avoir une minuscule grille, quelque part, enfouie dans l'herbe, mais Arthur a beau chercher, il ne trouve rien. Alfred, lui, a retrouvé sa balle. Il la dépose aux pieds de son maître qui semble la chercher partout.

- C'est pas le moment de jouer, Alfred ! dit l'enfant, vraiment concentré.

Il prend la balle et la jette au loin, ce qui n'est pas le meilleur moyen de dire à un chien que le jeu s'arrête.


Pendant ce temps, Mino s'approche de l'un des gardes qui entourent le trésor.

Il toussote et l'interpelle très poliment.

- Excusez-moi de vous déranger. Pourriez-vous me lire l'heure s'il vous plaît ? Je ne vois pas très bien de près !

Le séide a une tête de brute. C'est déjà un miracle qu'il lui ait laissé le temps de finir sa phrase. Le garde se penche et regarde le bracelet.

- Chais pas lire ! aboie-t-il comme un ogre.

Brute et abruti.

- Ah ? ! Tant pis ce n'est pas grave, regrette la petite taupe.

- Allez, Mino ! Dépêche-toi ! ! l'encourage Arthur, même si ses prières ne lui parviennent pas.

Alfred lui ramène sa balle en frétillant de la queue.

Il ne comprend décidément pas la tragédie qui est en train de se dérouler devant lui. Il ne voit que sa balle, et le jeu qui va avec.

Arthur, excédé, attrape la balle et la lance de toutes ses forces à l'autre bout du jardin.

En fait, c'est là où il aurait aimé envoyer la balle. Malheureusement, un bras fatigué et un vent léger en décident autrement. La balle dévie de sa trajectoire et traverse le carreau du salon.

Davido sursaute et renverse son café sur son beau complet blanc crème.

Comme il avait pris son café sans lait, il n'y a rien à faire, ça se voit.

Davido baragouine quelques insultes que la douleur transforme en onomatopées.

La grand-mère se précipite, un torchon à la main, tandis que le grand-père prend un air embêté.

- Oh ! ? Vraiment désolé ! Vous savez ce que c'est ! Les enfants ! Davido arrache le torchon des mains de la grand-mère et s'essuie lui-même.

- Non, Dieu merci ! Je n'ai pas encore le plaisir de connaître ! postillonne-t-il entre ses dents.

- Ah ! Les enfants ! s'émerveille Archibald. Un enfant, c'est comme un petit agneau, ça vous remplit la vie et dans mon cas précis, ça a sauvé la mienne ! confesse-t-il, dans une allusion qu'il est le seul à comprendre.

- Et si nous laissions les agneaux tranquilles et que nous revenions à nos moutons ? suggère Davido, qui pousse à nouveau les papiers à signer sous le nez d'Archibald.

- Bien sûr ! lui répond le grand-père en regardant les papiers.

Il doit absolument trouver une nouvelle idée qui lui permettrait de gagner encore un peu de temps.

- Laissez-moi d'abord vous refaire un petit café ! lâche-t-il en se levant.

- Ce n'est pas la peine ! lui répond Davido, mais le grand-père joue les sourds et se dirige déjà vers la cuisine.

- C'est un café qui me vient d'Afrique centrale. Vous allez m'en dire des nouvelles !


Maltazard tient toujours ses bras levés, face à la foule en liesse.

- Mes fidèles soldats !

C'est par ces mots qu'il commence son discours et le silence se fait progressivement. Un silence religieux, pour des paroles qu'on boit comme une liqueur divine.

- L'heure de gloire est arrivée ! hurle le souverain, d'une voix à vous glacer le dos et que l'écho se charge de répéter à qui veut l'entendre.

Le peuple séide hurle de joie. Comme à chacune de ses phrases. C'est à se demander s'ils les comprennent ou s'ils obéissent bêtement au panneau que leur montre régulièrement Darkos, sur lequel on peut lire « Applaudissements ». Mais comme la plupart ne savent pas lire, ils se contentent de pousser des hurlements.

Maltazard attend le silence et continue son discours.

- Je vous promets richesse et pouvoir, grandeur et éternité ! Les séides crient à nouveau, sans vraiment comprendre ce que leur chef promet et qui ne leur sera jamais destiné. Ce sont des mots que le maître se réserve et il y a peu de chances qu'il partage richesse et pouvoir, et encore moins grandeur et éternité !

- Nous allons maintenant envahir et conquérir toutes ces terres qui nous sont promises ! ajoute-t-il, déclenchant le délire dans l'assemblée.

Là, ils ont compris et moustiks et séides trépignent d'excitation devant l'envergure de la mission qui leur est confiée. La mission de Mino est bien moins ambitieuse. Il doit simplement arriver à lire l'heure sur la montre que lui a offerte Arthur. Il prend son élan et tente un deuxième essai.

- Excusez-moi, c'est encore moi ! dit-il poliment au séide. Je vous l'offre ! ajoute-t-il en lui tendant joyeusement la montre.

Abruti comme il est, il y a peu de chances qu'il sache ce que « cadeau » veut dire.

Mino ne lui laisse pas le temps de penser, ça risque de prendre des heures, et il lui passe le bracelet autour du poignet.

- Voilà ! Ça vous va très bien ! lui dit-il, avant de le quitter. Le séide regarde un instant sa montre, comme un ananas regarderait la télé.

- Hep ? ! lui fait le séide, un peu perplexe.

Mino a déjà fait dix pas. Il s'arrête et se retourne.

- Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? Je ne sais pas lire ! grogne le séide, aimable comme une plaque en marbre.

- C'est pas grave ! Quand vous voulez savoir l'heure, il vous suffit de lever le bras en direction de quelqu'un qui sait lire. Moi, par exemple. Levez le bras, vous allez voir, c'est facile. Le séide, plus bête qu'un poisson qui n'a jamais vu d'hameçon, écoute Mino et lève les deux bras. La petite taupe peut enfin lire l'heure sur la montre à une distance qui lui convient.

- Mon Dieu ! Midi cinq ! hurle-t-il, affolé.

Mino part en courant vers ses manettes, laissant le séide planté comme un épouvantail.


En surface, Arthur attend toujours que la petite taupe se manifeste.

Mais rien ne se passe et Arthur commence à désespérer.

Ce n'est pas le moment, Mino fait de son mieux.

L'animal fait ses calculs à toute vitesse et vous n'avez pas idée de la rapidité à laquelle peut calculer une taupe.

Il tire sur plusieurs manettes, ce qui modifie immédiatement la position de plusieurs rubis. Du coup la lumière, qui illuminait la pyramide, disparaît peu à peu, sans que personne ne s'en rende vraiment compte. Tout ce petit monde est trop absorbé par le discours de Maltazard qui se termine par ces mots :

- ... Que la fête commence ! !

L'armée hurle de joie, comme jamais auparavant.

Chacun jette son arme en l'air avec un ensemble parfait et, pendant quelques secondes, le spectacle a fière allure. La fin du numéro est moins au point. Les armes retombent un peu n'importe où et surtout n'importe comment. Les blessés se comptent aussitôt par dizaines.

Maltazard lève les yeux au ciel, atterré par la bêtise de son armée.

Mino profite du chaos provisoire pour actionner une dernière manette.

D'un seul coup, la lumière est récupérée et se transforme en un magnifique faisceau rouge qui part du sommet de la pyramide et monte directement vers l'extérieur. L'assistance pousse un « Oooohhh ! » admiratif et général. On pense évidemment que ce nouveau jeu de lumière fait partie du spectacle.

- Oh ! La belle rouge ! entend-on, ici et là.

Mino tourne une manette et le faisceau s'intensifie. Sa puissance est phénoménale et fend, comme un éclair, le ciel de Nécropolis.

- C'est magnifique, divin souverain ! se réjouit Darkos en applaudissant doucement, afin de ne pas couvrir la clameur qui idolâtre son père.

Maltazard n'y est bien sûr pour rien, mais il ne sait pas comment l'avouer.

Au milieu du jardin, un magnifique rayon rouge sort du sol et monte pratiquement jusqu'au ciel.

Arthur hurle de joie et se jette à terre pour regarder à travers le trou.

Alfred, qui a réussi à récupérer sa balle, s'approche à son tour, attiré par cette appétissante lumière qui ressemble à un gigantesque sucre d'orge.

Arthur plonge la main dans le trou, mais il n'a malheureusement pas le bras assez long.


Mino regarde en l'air l'ombre d'Arthur qui se dessine dans l'ouverture.

Maltazard aussi a vu ces ombres et même s'il n'a pas vraiment compris ce qui se trame, il sent tout de même la menace qui rôde.

- Il va nous faire repérer cet imbécile ! Arrêtez-le immédiatement ! ! hurle-t-il en direction des gardes qui stationnent autour de la coupole.


Arthur se gratte la tête. La sueur perle à nouveau sur son front.

- Il faut trouver une idée, Alfred ! Là, maintenant, tout de suite ! dit l'enfant en regardant son chien.

Alfred dresse un peu les oreilles, comme s'il voulait qu'on lui répète la question.

Arthur soupire. Il n'y a rien à tirer de ce chien stupide qui ne sait que baver sur la balle qu'il tient dans la gueule. Arthur marque un temps. Un détail. Une idée.

- La balle ! Mais bien sûr !

Il crie de bonheur et tend le bras vers son chien.

- Tu me sauves la vie, Alfred ! Donne-moi ta balle !

Et c'est, avec grand plaisir que le chien repart en courant au bout du jardin, persuadé que le sourire d'Arthur indiquait la reprise du jeu.

Arthur, fou de rage, part en courant derrière son chien, mais à deux pattes contre quatre, il n'est pas près de le rattraper.

Pendant ce temps, les gardes se sont regroupés et marchent vers Mino, leurs lances en avant.

Mino tremble de peur et cherche désespérément une arme pour se défendre.


- Stop ! Hurle Arthur, comme jamais il n'a hurlé de sa vie. Il s'en est fait mal aux poumons. Ce n'est peut-être pas le cri qui tue, mais tout au moins il paralyse : Alfred s'est arrêté net, tétanisé par ce cri effroyable qui semble venir des entrailles de son maître, comme si un monstre vivait tapi à l'intérieur de lui.

Alfred desserre les mâchoires, la balle en profite pour tomber à terre et Arthur en profite pour la ramasser.

- Merci ! lui dit l'enfant, à nouveau gentil, en lui frottant la tête.

Voilà un tour de passe-passe qu'Alfred n'est pas près d'oublier.

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