CHAPITRE X Dans lequel je suis de plus en plus partisan de la méthode San-Antonio

Debout devant le rade d’un troquet, face à un verre de scotch dans lequel fond mollement un cube de glace, je fais ce que les boxeurs appellent « le poing de la situation ».

Cette fois, pas d’erreur, le Petit Marcel est dans le bain jusqu’aux sourcils.

Ce type est un malin. Il m’a bien eu en présence de Béru, en jouant les impuissants. Au contraire, il est doué d’un pouvoir hypnotique beaucoup plus considérable qu’on pourrait le penser. Je suis prêt à vous parier un cas de conscience contre un cassis à l’eau qu’il a envoûté grand-papa la nouille et qu’il lui a soufflé de ramasser ses diams et de venir les lui remettre à Londres. L’autre, vu son grand âge et sa débilité mentale, a obéi. Et, en ce moment même, une louche transaction s’opère sans doute à Londres. Voilà pourquoi le mage tenait tant à ne pas rater le zinzin plein d’ailes de la compagnie Air France.

— Donnez-moi un jeton, fais-je au barman qui respecte ma méditation en bouquinant Détective.

Je vais tuber à mon aminche le standardiste. Une paire d’heures s’est écoulée depuis le premier rapport des poulets londoniens (in english, the London’s chicken) et comme les Rosbifs sont l’exactitude faite monarque, je suis absolument certain qu’ils ont redonné de leurs nouvelles.

Je ne me suis pas trompé.

— On vient d’appeler, m’annonce le préposé. Il paraît que Zobedenib aurait reçu un coup de grelot à son hôtel. Il a frété un taxi et il est actuellement en route pour une destination inconnue. Vu la situation, les gars du Yard, qui ont pris les choses en main, annoncent un rappel avant deux heures pour le cas où des dispositions seraient à prendre…

— Merci…

Je raccroche. Mon auriculaire à haut-parleur m’annonce que d’ici peu les événements vont se précipiter. Où, je n’en sais encore rien, mais ils vont se précipiter.

Je retourne boire mon whisky. Faut être à la hauteur. Bon. Gamberge posément, San-A. Tu le sais bien que de la réflexion jaillit la lumière.

En somme, cette histoire, c’est quoi ? Un riche-vieux-chnock-gâteux épris de sciences occultes qui fait la connaissance d’un professionnel de la question.

Le professionnel voit le parti qu’il peut en tirer et se met à lui malaxer le subconscient. La chose est reconnue possible.

Le vieux client disparaît avec les cailloux de la famille. Gros émoi dans la basse-cour. On charge officieusement mon service d’enquêter. Le Gros va au théâtre. C’est un courageux, Béru. Un solide gaillard qui n’a pas froid aux châsses.

Il monte sur la scène afin de voir Petit Marcel dans l’exercice de ses étranges fonctions. Petit Marcel découvre qu’il s’agit d’un flic. Après la séance, il endort Béru. Le lendemain c’est relâche et on ne découvrira pas le Gros. Lorsque mon collègue sera découvert, lui, Zobedenib, aura récupéré les diams du vieux. Pas de délit. Le vieux étant ramolli de la coiffe, on l’enverra dans une maison de repos. Et ni vu ni connu… La remise des cailloux ayant lieu en terre étrangère, il est peinard… Même si on fait un rapprochement entre les deux voyages, personne ne peut prouver que…

Jusque-là, je pige. Mais il y a un os. Et cet os c’est le concierge de l’Alcazar. Lorsqu’il a été buté, Zobedenib était à cinq mille mètres d’altitude. Conclusion, ça n’est pas le Petit Marcel qui a embroché le pipelet. Et puisque ce n’est pas lui, c’est que Petit Marcel a un complice.

Dites, les gars, à ma place, vous iriez faire un brin de causette avec le brave Landowski, non ?

Oui ?

Eh bien, pour une fois vous êtes moins patates que je le pensais.

En route !

Je lance un bif au loufiat et, en attendant la mornifle, j’attire à moi un baveux du jour étalé en bout de rade. En bas de page, je lis un entrefilet annonçant que le Congrès international de la magie s’ouvre aujourd’hui à Londres.

Il a bien choisi son coup, Zobedenib.

Un futé numéro un, je vous dis. Qu’il va falloir manipuler avec soin.

* * *

Encore la rue Chanez. Elle est alanguie dans la torpeur de l’après-midi. Je fonce à la Résidence.

Le veilleur de noye a été remplacé par une charmante personne dont le corsage ressemble plus à une carte en relief du ballon d’Alsace qu’à la plaine de la Crau.

Je lui demande s’il y a quelqu’un chez Zobedenib, elle me répond que oui et je lui dédicace mon sourire 76 ter, modèle « décommandez vos rendez-vous, je reviens tout de suite ». Ensuite de quoi je me précipite dans l’ascenseur sur les talons d’une vieille madame au visage tellement plâtré que pour sourire elle est obligée de se faire desceller la bouche au ciseau à froid.

Afin de lui éviter des frais de main-d’œuvre, je m’abstiens de faire de l’esprit et c’est d’un pas léger que j’attaque le Dalami du couloir.

Studio 1406 ! Toc-toc-toc. Qui est laga ? Le chaperon rouquinos ou bien le gros méchant loup ? Combien de lourdes se sont dressées devant moi au cours de ma carrière ? Des milliers… Des millions peut-être. Le vrai rempart des hommes, dans le fond, après leur couennerie c’est leur porte. Un panneau de bois fermé par une serrure de tirelire, et ils se figurent qu’ils sont parés, les hommes ! De vraies patates inconscientes.

Je badaboume encore un brin de moment sur, autour, et au pourtour de la sonnette sans obtenir la moindre réponse.

Donc la préposée d’en bas m’a bluffé : il y a nobody dans le studio du trop célèbre Zobedenib ! Les tourtereaux sont allés roucouler ailleurs ?

Ou si c’est qu’ils ne veulent pas ouvrir ?

À voir !

Sésame en pogne, je tutoie une seconde fois la serrure et, comme elle aime les familiarités, elle s’ouvre comme un melon trop mûr.

Illico mon renifleur entre en action. Il règne une drôle d’odeur dans cet appartement. Une odeur de, disons-le, gaz d’éclairage…

Mordu aux rognons par une légitime inquiétude, je bondis dans l’estanco.

Madoué ! comme s’exprimerait Bécassine. Quel spectacle affligeant !

Landowski et la môme Solange gisent au travers du divan, plus inanimés que deux filets de morue à l’étalage d’un épicier.

La porte de la cuisine est ouverte et le bruit sifflant du gaz mortel se fait entendre de façon continue.

L’âcre odeur me chavire. Je bondis et je constate que tous les robicos de la cuisinière sont ouverts.

Je commence par fermer, puis je cavale aux fenêtres afin d’établir un solide courant d’air.

Faut le voir, San-Antonio, dans les cas d’urgence ! Plus prompt que la foudre ! Plus fougueux que toute l’écurie Boussac. Plus déterminé que le champion du saut en parachute !

Je commence par cramponner la gosse sous les ailerons et je la coltine dans le couloir en criant à la garde.

Des portes s’ouvrent. Quelques frimes ahuries passent par les entrebâillements.

— Appelez Police-Secours ! mugis-je. Deux accidents au gaz !

J’étale la fille dans le couloir ; je retourne chercher le Polak.

Lorsque le couple est allongé le long du mur, je me penche sur ces tourtereaux. Pas la peine de se faire faire un graphique en couleurs. C’est scié pour la rouquine. Elle en a trop respiré du truc à faire cuire les œufs au plat.

Son gentil cœur n’a pas pu résister. Il a affiché fermé pour cause de décès.

Reste Lando comme lot de consolation. Pas brillant non plus, le julot, mais vivant. Un râle bulbeux sort de sa poitrine. Il a le souffle bref et je crains qu’il ne canne pile.

Une dame radine en mugissant qu’elle est infirmière et qu’elle sait faire la respiration artificielle. Je lui abandonne donc le client en lui conseillant de faire sur lui ses devoirs de vacances.

Vaillant comme dix mille scouts, je refonce dans le studio. L’odeur tenace du gaz est toujours présente, flottant dans l’air à la ronde. Je m’évite de respirer, ce qui présente quelques difficultés, convenez-en (et si vous ne voulez pas en convenir allez vous faire circonvenir). J’aperçois, posée en évidence sur la table, une feuille de papier sur laquelle on a hâtivement tracé quelques lignes.

Je lis : Contre vous, Maître, notre amour est le plus fort. Adieu. Et c’est signé : Solange Roland et I. Landowski.

Donc ce n’est pas un accident mais un suicide concerté. Que signifie donc cette étrange phrase : « Contre vous, Maître » ?

Voilà de quoi m’éditer, hein ?

Je fourre le billet in my pocket et je regagne le couloir où les zigs de Police-Secours radinent, armés d’un brancard pliant qu’ils déplient.

Je me fais connaître d’eux. Et je leur conseille de charger l’homme en premier vu qu’il n’y a plus que pour lui que l’on peut encore quelque chose. Pour la gosse, c’est terminé.

Ils me disent banco. Ils emmènent le copain à Beaujon. Pour la fille, ce sera le frigo collectif. Comme disait une concierge de mes ennemies : c’est la vie !

Pendant que ces messieurs font leur besogne, le petit San-A. des familles, lui, refait un tour du propriétaire. Il se baguenaude dans le studio. Il parcourt la salle de bains, la chambre à coucher, le living. Il fouinasse, il musarde, et il réfléchit tout en se livrant à ces différentes opérations, ce qui est presque aussi malaisé que de jouer de l’hélicon-basse en marchant.

Il remarque qu’il n’y avait pas que les robinets de la cuisinière à gaz qui étaient ouverts. Ceux de la salle de bains le sont aussi. La baignoire, plus alimentée en flotte que son écoulement ne lui permet d’en évacuer, a vachement dégorgé et une immense flaque d’eau s’est répandue sur le carreau et s’est infiltrée jusque dans la chambre.

Oui, il réfléchit, le San-A. Du coup il reprend la méthode Holmes. Il a la matière grise qui fait tilt.

Il phosphore comme toute une usine d’allumettes suédoises.

Lorsque sa calebasse commence à chavirer, il s’évacue, ne tenant pas à terminer la journée dans l’une des armoires frigorifiques de la morgue.

Mais auparavant, il examine les placards, les penderies, les tiroirs. Il en veut. Il en redemande.

À la fin, affligé d’une forte migraine, il se propulse vers les en-bas pour aller écluser un gorgeon réparateur.

Arrêt facultatif auprès de la gente dame des renseignements. Elle est toute retournée par le drame, la pauvrette.

— Dites-moi, ma toute ravissante, fais-je en lui massant l’épaule comme pour la réconforter (ce faisant j’insinue un doigt intrépide en direction de son corsage, because il faut toujours y aller mollo avec les souris).

« Dites-moi, personne n’est venu rendre visite au 1406 aujourd’hui ?

— Personne, fait-elle.

— Vous n’avez vu sortir ni la secrétaire ni l’assistant du Petit Marcel ?

— Non.

— Ils n’ont pas reçu de communication téléphonique ?

— Si : une.

— À quelle heure ?

Elle fait un petit tour d’horizon intime.

— Vers dix heures et demie, il me semble.

— Vous n’auriez pas reconnu la voix du demandeur ?

— Je pense que c’était M. Zobedenib…

— Merci.

Ce salingue a appelé d’Orly. Et ce qu’il a dit a tout déterminé.

Elle est choucarde comme tout, la petite brancheuse de fiches bananes.

Vous penserez ce que vous voudrez (comme disait un général de mes relations en parlant de son frère : c’est le cadet de mes soucis), mais je lui ferais bien faire un tour de piste d’honneur sur la fourche de mon vélo.

Pour remplacer Wenda, ce serait un gentil petit lot intermédiaire. Dans les relations avec le beau sexe, le tout est de doser le cheptel. Après une femme du monde, levez-vous vite une servante d’auberge ; et après une artiste choisissez sans hésiter la secrétaire de votre contrôleur des contributions.

Cette gosseline a tout ce qu’il faut pour prendre le fou rire en société, les gars. C’est de la poulette qui doit se déplumer dès qu’on souffle un peu fort dessous !

— Dites voir, mon âme, roucoulé-je, j’aurai un tas de minuscules questions discrètes et indiscrètes à vous poser. Comme vous me paraissez avoir un travail du diable, on pourrait peut-être dîner ensemble ce soir ? Comme ça on joindrait l’inutile à l’agréable, hmm ?

— Mais je ne vous connais pas, se rebiffe mollement la charmante.

— Il n’y aurait pas meilleure occasion pour faire connaissance. Je suis le commissaire San-Antonio, pour tout vous dire…

Elle a un court-circuit dans le corsage.

— Comment, c’est vous ? Depuis le temps que j’en entends parler.

— Venez au Pam-pam de l’Opéra à huit heures trente et je vous prouverai à quel point c’est moi.

Une petite caresse prometteuse sous les roploplos, histoire de vérifier qu’ils sont bien gonflés à 1,5 et je me taille.

Direction burlingue. Nous en sommes au point de l’enquête où le capitaine doit rester sur sa dunette pour faire le point et contrôler ses radars.

J’arrive en pleine effervescence.

Le standardiste me lance :

— Vite ! Le patron vous réclame, il y a du nouveau carabiné. Il vous expliquera.

C’est la journée du branle-bas, comme aurait dit une naine que j’ai connue au cirque Amar.

Ascenseur. Il est hydraulique, vous vous en souvenez, et me hisse lentement jusqu’à l’antre du Vieux.

Du nouveau ? Voulez-vous parier qu’il va m’apprendre que la secrétaire et l’assistant de Zobedenib se sont suicidés au gaz d’éclairage ? Combien de fois déjà mes services me recherchaient pour me révéler ce que je venais de vivre !

Ce sont les alinéas du métier, comme dit Béru, le Roi-Élu des gastronomes. L’homme qui mélange dans son assiette la mayonnaise et la crème Chantilly ; le gourmet qui met du sucre en poudre sur le boudin grillé et de la moutarde (de Dijon de préférence) sur les bananes flambées au Grand Marnier.

Je trouve monsieur mon patron dans son attitude 404 bis (qu’il ne faut pas confondre avec la 404 Éric). Chez lui, c’est l’attitude suprême. Celle qu’il ne prend que dans les grandes occasions. L’attitude pour catastrophe internationale.

— Eh bien, mon cher, rumine-t-il, adossé à son radiateur éteint. Vous êtes introuvable, à ce qu’il paraît ?

— Je vais et viens dans la maison depuis ce matin, rétorque le cher qui n’aime pas qu’on prenne sa bouille pour un séant de singe. J’ai demandé à vous parler naguère, mais vous étiez, m’a-t-on dit, en conférence avec le ministre ?

— Je parle d’hier, riposte sèchement le Tondu en massant son suppositoire étincelant.

— Hier était mon jour de congé, je me permets de vous le faire observer, m’sieur le directeur. Ce qui ne m’a pas empêché cependant d’enquêter toute la nuit sur cette affaire de mage.

Il fait claquer ses doigts secs et manucurés.

— Parlons-en, vous avez laissé filer ce Zobedenib en Angleterre.

— Je n’avais aucune raison de l’en empêcher, monsieur le directeur.

Je sens que ça ne va pas être constipé entre nous du train où carburent les choses. S’il cherche les grandes rognes, le Scalpé, il va en trouver un qui s’appelle San-Antonio et qui n’aime pas qu’on lui coure, fût-ce nu-pieds, sur la prostate (exception faite pour les dames).

— Il fallait en trouver une, mon cher.

— Ah ! oui. J’avais pourtant toujours cru que vous répugniez aux arrestations arbitraires ?

— Et moi, répond le Chevelu-à-Rebours, je m’étais toujours imaginé que vous possédiez un sixième sens aux vertus préventives…

S’il se met à débloquer en vers libres, on n’est pas sorti de l’albergo. Je cours acheter du Claudel pour pouvoir lui balancer la réplique ; avec La Galoche de sapin en main ou bien Jeannot Boucher, je serais paré.

— Puis-je vous demander de m’expliquer ce que vous entendez par là ?

Il quitte le radiateur, vient à son bureau, pose ses deux poings chétifs sur le sous-main afin de prendre appui et me fly-toxe en pleine cerise.

— Parce que en plus, vous n’êtes pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

Et c’est la révélation terrific. Le truc qui vous en fout plein le portrait. Dans ces cas-là vous remplissez votre réservoir et vous mettez le reste dans un jerrican.

— Vous ne savez peut-être pas que votre mage à la manque vient d’assassiner M. Céleste Bourgeois-Gentilhomme à Londres ?

Загрузка...