CHAPITRE IX Dans lequel j’abandonne la méthode Holmes, qui décidément s’avère négative, pour la méthode San-Antonio

— Vous l’avez trouvé ? me demande le standardiste.

— Oui. En priorité demandez-moi l’aéroport de Londres.

Je bigle ma montre.

— Fissa ! C’est une question de minutes !

L’avion emprunté par Zobedenib décollait à onze heures moins vingt-neuf. Il est dans le ciel en ce moment et va se poser, si j’en crois mon estimation, dans quatre ou cinq minutes sur la piste anglaise.

Pas une seconde à perdre.

Je fonce dans le bureau de mon collègue Stephanovitch qui parle couramment l’anglais.

— On va me passer l’aéroport de Londres, lui dis-je. Tu vas prendre la communication et demander le bureau de police. Tu leur diras qu’un certain Edwin Zobedenib, artiste de music-hall, va descendre du prochain Paris. Qu’ils le fassent filer discrètement. Dis que c’est très important. Qu’on ne lâche pas ce pèlerin d’une semelle…

Je n’ai pas plutôt parlé que le bigophone carillonne. Stephanovitch se met à jacter ferme. Il tartine avec véhémence et autorité. Çà et là des bouts de phrase, mais mon english n’est pas de first quality et je perds les pédales. À la fin il raccroche.

— Que t’ont-ils dit ?

— Le zoizeau était en train de demander la piste, tu retardes. Ils s’occupent illico de ton client et toutes les deux heures nous adresseront le point de ses activités anglaises.

— Bravo.

Je me laisse choir dans le fauteuil.

— Vois-tu, Stephano, dis-je, les Anglais ont brûlé Jeanne d’Arc et ils ne savent pas cuisiner, ce qui va de pair, mais question police, ils sont là !

J’ai un petit coup de flou.

— On dirait que tu as sommeil, sourit mon collègue.

— Tu veux dire que je m’écroule…

Il quitte son bureau et me place une chaise devant les jambes.

— Allonge-toi, je partais justement. Je tire les rideaux et je demande qu’on te fiche la paix, vu ?

— Jusqu’à deux heures moins le quart, supplié-je.

Car à deux plombes, y a réunion chez Béru avec le professeur Tessingler pour essayer de déshiberner le Gros.

Stephano fait ce qu’il dit. Son burlingue est tout au fond de la bâtisse, loin du bruit de la rue et du remue-ménage de la cour.

Il n’a pas plutôt refermé sa porte que je sombre dans un sommeil profond.

L’enquête est placée sous le signe du sommeil, hein, les gars ?

Dans sa piaule, Bérurier roupille. Dans sa loge le pipelet de l’Alcazar en fait autant ; seulement lui, c’est de son tout dernier sommeil.

Garce de vie ! Je flotte un instant dans des pensées métaphysiques ; puis tout devient noir, tout disparaît.

Il ne reste plus dans ce bureau silencieux qu’un merveilleux spécimen de la race humaine. Un spécimen de propagande ! Un spécimen endormi.

* * *

Drrrrring !

Le bignou. Pendant un milliardième de seconde au moins, je rêve que je suis chez moi et que c’est mon réveille-matin qui carillonne. Mais je reprends conscience et la réalité entre en moi.

Il s’agit du téléphone de Stephano.

Je tends une main flottante et je parviens à décrocher après plusieurs tentatives infructueuses.

Le standardiste gouailleur me balance, d’une voix on ne peut plus éveillée, le veinard :

— Alors, bien dormi, m’sieur le commissaire ?

M’sieur le commissaire a l’impression d’avoir des bandes de Scotch collées sur les vitres. Et, à propos de scotch, il se dit, m’sieur le commissaire, qu’il s’en taperait bien un.

Comme dans une pièce aux entrées minutieusement réglées par Raymond Rouleau, la porte s’ouvre. Et Aldebert, le barman du troquet d’en bas, se présente dans mon espace vital avec un plateau supportant un bol de caoua et un whisky chargé comme une péniche remontant sur Paris.

— De la part du commissaire Stephanovitch, annonce-t-il, il m’a dit de vous grimper ça à deux heures moins le quart pile !

Brave Stephano ! Ça c’est du collègue. Il a des manières, des usages et de l’élégance.

Ma joie est telle que je balance un bif de cinq piastres au loufiat. Le barman se confond, confus, et s’esbigne.

Vite fait j’avale le bol de caoua, puis le whisky et j’ai illico la satisfaction de constater que je suis dans une forme du tonnerre. Popeye après s’être cogné sa boîte d’épinards, quoi !

Je vais dans mon bureau, où se trouve un rasoir électrique. Je me fais beau. Un peu d’eau fraîche sur mon frais minois. Une chiquenaude à mon nœud de cravate et vous avez du mec, mesdames. Du beau mec prêt à tout ce que vous voudrez, et même à ce que vous ne voudrez pas.

Je me casse afin de rejoindre le célèbre professeur Tessingler chez la Bête au bois dormant, en l’occurrence Béru.

En passant devant le poste du standard, le préposé me hèle :

— Un message de Londres, m’sieur le commissaire !

Il me tend une fiche. Je ligote :

— Edwin Zobedenib bien réceptionné. Est descendu à l’hôtel Mayfair où il se trouve présentement.

— C’est arrivé voici une demi-heure, m’annonce le standardiste.

— O.K. Continuez d’enregistrer les autres messages.

Décidément, les collègues anglais sont à la hauteur. Pendant que leurs potes français piquent des sommes (pour Béru il s’agit de somme astronomique), eux grattent ferme.

Je m’installe au volant de ma chignole et je me conduis jusqu’au Béru’s Office afin de m’éviter des frais de taxi superflus.

* * *

La gravosse du Gros n’a toujours pas rejoint sa base. Cette bonne baleine joue les représailles. Elle boude, la chère petite madame, sans se douter que son pauvre bonhomme est dans une sorte de demi-coma.

Par contre, le professeur Tessingler, lui, est arrivé. Au moment où je pousse la porte de la chambre, il est à genoux sur le lit, au bord du Gros, comme un terre-neuvas qui s’apprête à dépecer un cétacé.

Je me tais, attendant son diagnostic…

Tessingler est un homme athlétique, grand comme ça, et même un peu plus. Avec des biscotos de catcheur et pas de cou. Sa tronche carrée est directement posée sur ses épaules, comme une cruche — pas tellement décorative — sur un bahut.

Il soulève les paupières de Béru, lui tire les poils du naze, lui tâte le pouls, prend sa tension artérielle, lui souffle dans la bouche, lui chatouille la plante des pieds (ce toubib est un intrépide, un martyr de la science) et enfin lui enfonce une longue et fine aiguille dans le bras.

Ça dure une bonne demi-heure. Après quoi il se retourne.

— Vous êtes de la famille ? me demande-t-il.

— Comme qui dirait, évasivé-je. C’est grave, docteur ?

— Pour l’instant, non. Il est en pleine hypnose cataleptique. À propos de Leipzig, vous avez vu les derniers championnats du monde sur route ? Ce Van Loy, tout de même !

« Bref, que disais-je ? Ah ! oui… En pleine hypnose. À ma connaissance, peu d’hommes au monde sont capables de plonger un sujet dans cet état. Méthode hindoue, mon cher… Ces gens-là n’ont rien à manger mais ils ont plus d’un tour dans leur sac…

— Bref, coupé-je, fort justement impatienté, que pouvez-vous faire pour lui ?

— À vrai dire, pas grand-chose. Il faut attendre qu’il se réveille. Je préconise de la musique. Mozart, tenez ! La Flûte enchantée ! À propos d’enchanté, je suis enchanté de vous connaître, monsieur. Que disais-je ? Ah ! Oui… La musique s’insinue dans l’introspectif concentrationnaire du patient, et prépare son retour au normal, comprenez-vous ?

Je ne peux pas m’empêcher de rigoler. Faut vraiment qu’il soit out, le Mahousse, pour lui faire gober du Mozart.

Lui, excepté les chansons de Pierre Dupont et, à l’extrême rigueur, quelques scies circulaires de Vincent Scotto, il n’a pas les tympans adéquats pour ça.

— Vous pensez que cet éveil peut tarder ?

— C’est variable.

— De combien à combien ?

— Il peut revenir à lui d’une minute à l’autre comme dans un an ou dans un mois. À propos, avez-vous lu le dernier Sagan ? Scolaire, hein ? Que disais-je ? Ah oui… Ça fait dix mille francs !

En soupirant je lui vote une effigie de Bonaparte sur fond d’Arc de triomphe. Je ne suis pas plus avancé.

— Cet état peut-il s’avérer dangereux pour le sujet ?

Tessingler examine le sujet en question.

— La constitution est forte, affirme-t-il, dans le style je-vous-ai-compris. L’organisme a de la ressource… Le système vaso-vasculaire est conforme… Cette cure de sommeil ne peut qu’être profitable à cet homme. Elle régénère ses organes en leur assurant une relaxation totale. À propos de Total, quelle essence utilisez-vous ? Moi, je prends Azur. C’est du parti pris, mon cher, je roule français. Oui, du parti pris. À propos de prix, vous m’avez réglé ?

Je sens que d’ici pas longtemps je vais le choper par son fond de culotte et le virer par la fenêtre sans l’ouvrir.

Il plonge la main dans sa poche, en retire mon bif et s’excuse.

— Où avais-je la tête !

— C’est exactement la question que je me pose, fais-je.

Il sourit.

— Je suis tellement bousculé, mon cher…

— Si vous ne vous barrez pas, docteur, gronde l’aimable San-Antonio, vos bousculades précédentes ne seront rien en comparaison de celle qui se produira.

— Qu’entendez-vous par là ? ronchonne Tessingler.

— À propos de par là, c’est par là la sortie ! aboyé-je.

L’agent de garde se paie une bath séance.

Il assisterait au récital de Fernand Raynaud, voire même à une séance de l’Assemblée, qu’il ne rirait pas davantage.

L’éminent professeur évacue la demeure bérurienne.

— Vous croyez qu’on lui joue du Mozart, à vot’ collègue ? s’inquiète l’agent.

— Pourquoi pas lui faire venir le Philharmonique de Berlin !

Je prends Béru par un bras et je me mets à le secouer.

— Eh ! Gros ! mugis-je. Réveille-toi, on est arrivé !

Mais il reste sans réaction.

Coup de sonnette à la lourde.

— Allez ouvrir ! enjoins-je à l’agent. Et si c’est ce médecin de malheur, n’hésitez pas : flanquez-lui un seau d’eau.

— Faites confiance !

J’essaie de ranimer le Gros. Je lui soulève un peu la tête, mais il est lourdingue comme une vache morte.

Retour de l’agent, escortant le médiéval Pinaud.

— À la Boîte, on m’a dit que t’étais ici, explique-t-il.

— C’est gentil d’être venu, fais-je. Si tu pouvais m’aider à réveiller le Gros…

— Fais-lui respirer du marc, conseille le Chétif.

L’idée est valable, surtout lorsqu’elle concerne une personnalité comme Béru. On fouille le buffet Henri II de la salle à manger Lévitan Ier et on découvre une bouteille de calvados. Son goulot béant est placé sous les narines pleines de foin du dormeur. Pas un frémissement.

Pinaud se gratte l’entrejambe avec circonspection. Puis il allume un de ses affreux mégots jaunes qui ressemblent à des cafards crevés. La pointe de sa moustache s’enflamme. Il a l’habitude. Sans s’affoler, il conjure le sinistre.

— Ben mon yeux, c’est grave ! fait-il en désignant notre valeureux équipier. Je sais bien qu’il aimait pioncer, mais quand même !

— J’ai envie de le faire conduire dans une clinique, réfléchis-je.

— Pourquoi ? fait observer Pinaud. Il est bien ici. En clinique, le lit sera pas meilleur et il lui coûtera trois ou quatre mille balles par jour !

Il a raison.

Nous repartons après avoir dit à l’agent de se faire remplacer au chevet du Mastar par une garde spécialisée.

Dans l’escalier, c’est toujours l’effervescence. La concierge, le bistroquet, le sourdingue du dessus, tout le monde est sur le qui-vive.

— Quoi de nouveau ? me demandent-ils.

On dirait la foule fiévreuse qui assiège Buckingham Palace lorsque la reine d’Angleterre est en train d’assurer sa descendance, fais-je remarquer à Pinuchet.

Il adopte sans s’en douter le tic du professeur Tessingler.

— À propos de reine d’Angleterre, j’ai du nouveau au sujet de Bourgeois-Gentilhomme.

— Que ne le disais-tu plus tôt !

— Il est parti pour London, assure Pinaud.

Gravement, il sort son mégot de ses lèvres, le roule dans un OCB neuf et le rallume, pensant candidement qu’il va renaître de ses cendres.

Je suis complètement médusé, moi, San-Antonio.

— Comment le sais-tu ? murmuré-je.

— Après t’avoir quitté tout à l’heure, dit-il, ou plutôt après que tu m’eusses quitté de cette façon cavalière, je suis été chez le marchand de nouilles. Un des larbins venait de s’apercevoir qu’il était parti avec son passeport. Je me suis donc payé la tournée des gares. La chance fut avec moi dès le début, puisque, commençant par Saint-Lazare, aux grandes lignes, je tombis sur un employé…

— Tu fis quoi ?

— Je tombis…

Il hésite et reprend :

— Pardon : je tombus sur un employé qui se souvint avoir délivré un billet pour London, hier, à un vieillard dont le signalement ressemble tout à fait à celui de Céleste Bourgeois-Gentilhomme…

— En Angleterre, rêvassé-je.

— Ça te contrarie ? se tourmente le déchet humain.

— Oh non, fais-je. Au contraire, Pinuche, ça me va.

Pinaud retire son mégot de mégot, l’éteint sur sa semelle et murmure :

— J’aimerais te demander quelque chose, San-A.

— Vas-y.

— Il me serait agréable que tu m’appelasses par mon nom. Lequel est Pinaud, PINAUD, je me permets de te le rappeler. Hiérarchissiquement, je suis ton inférieur, soit. Mais j’ai le bénéfice de l’âge…

J’acquiesce.

— Il en sera fait selon vos désirs, monsieur l’inspecteur principal Pinaud. Par contre, à partir de dorénavant, je vous interdis de me tutoyer…

Il en est meurtri, le cher abîme d’imbécillité.

— T’es c…, soupire-t-il ; si y a plus moyen de plaisanter !

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