CHAPITRE VII Dans lequel je prouve que Sherlock Holmes n’avait rien à m’apprendre

Non, il n’avait rien à m’apprendre ce superman de la déduction, because quand San-A. s’y met, question méninges, il ne craint rien ni personne, pas même une méningite.

En y réfléchissant, je pense que si le gars Sherlock revenait, ce serait votre San-A. joli, mesdames, qui lui apprendrait des choses. Et plus que des choses : des trucs.

Dame, il était Anglais, cet homme. Par conséquent il ne devait pas savoir confectionner le cassoulet toulousain. Et toujours parce qu’il était Anglais, en amour ça devait pas être Versailles ! Du reste, si vous ne craignez pas le vertige, je vais vous livrer franco de porc le fond de ma pensée : Sherlock était de la pédale. Faut savoir lire entre les lignes, comme les épouses des pêcheurs de goujons.

Dites, ses relations avec Watson : mon œil ! C’est de l’attrape-nigaud, de la poudre aux yeux ! Les potes inséparables, on sait ce que ça veut dire ! Pédoque Holmes, oui ! Et son complice, pourquoi portait-il un nom de pétard[3], hein ? Un drôle de pistolet encore, ce zig !

Je me dis tout ça en gravissant l’escalier plein de marches qui conduit à mon bureau. L’Égyptien me suit péniblement, en grommelant des hiéroglyphes.

Je pousse ma porte et je le fais entrer. L’homme du Nil s’arrête. Je découvre alors l’objet de sa stupeur ; Pinaud, le brave, le cher, le digne, le doux, le gentil Pinuchet, se livre à une occupation qui n’a rien de très policier : il fait de la Mobylette dans le burlingue. Plus exactement, il essaie d’en faire car, pour le moment, ses essais sont peu concluants.

Notre arrivée le fait sursauter. Il tourne la manette des gaz du mauvais côté, et au lieu de s’arrêter, il nous fonce dessus. Le Petit Marcel, qui a dû voir des corridas, fait un saut de côté et le Révérend emplâtre le montant de la porte. Sa Mobylette continue toute seule dans le couloir en zigzaguant d’un mur à l’autre. Elle percute Honoré Padebalzaque, le garçon de bureau qui s’annonçait en tenant devant son imposante brioche une pile de dossiers haute comme le Pelvoux.

Honoré libère une clameur qui fait frémir tout l’étage et disparaît sous une tempête de feuillets.

Cependant, Pinaud qui est assis sur le parquet se remet de son émotion.

— Excusez-moi, fait-il à mon Égyptien, mais le vélomoteur, dans les débuts, c’est traître.

— Où as-tu pris cet engin ? je vocifère.

— C’est ma femme, dit le débris humblement.

— Elle te l’a offert ?

— Non, elle l’a gagné à un concours de mots croisés. Elle est très forte. Y avait un mot coriace, je t’assure.

Il se tourne vers le mage.

— La définition était : « Dont les étamines présentent deux anthères. » Vous vous rendez compte de ce vice qu’ils ont dans les concours ! Eh bien, Mme Pinaud a trouvé : c’était « dianthère », en neuf lettres.

Je le vire en cinq lettres, ce qui pulvérise le record de la digne mère Pinuche et, tandis qu’il va récupérer son bolide afin de s’entraîner pour le saut de la mort, je conseille à Zobedenib de se poser sur un fauteuil pivotant, face à mon bureau.

La pièce pue la fumée d’échappement et l’essence. Je vous jure que des équipiers comme Pinuche et Béru, y a qu’à la Grande Taule qu’on en trouve.

— Ce ne sera pas trop long, j’espère ?

— Nenni. Voyons, commençons par le début. À la fin de la représentation d’hier après avoir réveillé vos sujets et salué le public, qu’avez-vous fait ?

— J’ai gagné ma loge pour me déshabiller.

— Vous l’occupez seul ?

— Naturellement.

— Et votre assistant ?

— Oh ! il n’a pas de loge, puisqu’il intervient en costume de ville, sans maquillage de scène. Son rôle doit être le plus effacé possible, comprenez-vous ?

— Je comprends. Alors nous disons que vous vous êtes dévêtu ?

— Parfaitement. Je me suis démaquillé et j’ai passé mes vêtements courants.

— Vous n’avez pas revu le gros homme ?

— Non. Vous savez, je mets plus de temps que mes patients à me préparer. J’ai un habit à poser, des manchettes à défaire, etc. Lorsque je suis sorti, il n’y avait plus que moi et le concierge.

— Qu’avez-vous fait ?

— Eh bien, j’ai fermé ma loge à clé. J’ai dit au revoir au concierge qui remettait de l’ordre dans le vestiaire des sujets et j’ai gagné la sortie des artistes.

— En emportant la clé ?

— Non, en la déposant au passage sur le guichet de la loge.

— Où n’importe qui aurait pu la prendre ?

— Certes, mais plus tard, avant de s’en aller, le concierge accroche la clé au tableau dans sa loge et il ferme celle-ci à clé, ce qui fait que…

Je coupe :

— Parfait, après ?

— Après ? Mais je suis allé souper…

— Puis-je vous demander où ?

Zobedenib fronce ses épais sourcils avec mécontentement.

— Dites donc, monsieur le commissaire, mais c’est un interrogatoire !

De quoi se marier, comme disait un éminent grammairien de mes amis (c’est lui qui a inventé la parenthèse hydraulique, le point-virgule surbaissé et le tiret à crémaillère ; lui aussi qui a fait dessiner par Loewy le L apostrophe aérodynamique, ligne italienne, et qui fait des recherches afin de rendre la parole au e muet).

— Appelez cela comme vous voudrez, chantonné-je à la Maurice.

Et je lui fais le chaud-froid de volaille classique, à savoir que je passe du plaisant au supergrave avec une instantanéité qui l’asphyxie.

— Seulement cet homme a été découvert sur votre territoire en somme, et il est normal que je procède à une enquête ; vous admettrez, j’espère, que le cas n’est pas clair ?

Il n’insiste pas.

Comme je veux poursuivre, la porte s’entrouvre, et le vétuste Pinaud passe sa tronche cacochyme de dinosaure constipé par l’entrebâillement.

— San-A., me fait-il, j’ai à te causer. C’est rapport à mon vélomoteur dans un sens…

Je fulmine, ayant des bombes fulmigènes plein le tiroir de ma cravate.

— Vas-tu me foutre le camp et la paix, nom de ceci et de cela ! Grimpe sur ton engin et descends l’escalier !

Il bavoche des protestations mais s’évacue pourtant.

— Reprenons, fais-je à Nibedezob, où avez-vous soupé ?

— Au Matignon-Matuvu.

— Seul ?

Il bredouille :

— Vous frisez l’indiscrétion, monsieur le commissaire !

— J’ai des bigoudis spéciaux, plaidé-je. Alors ?

— Non, j’étais accompagné.

— Une femme ?

— Puisque vous insistez, oui.

— Son nom ?

Il est dans ses petits souliers et ses cors protestent.

— Je suis un gentleman, s’indigne le roi de la poudre aux yeux.

— Ça tombe bien, approuvé-je, j’en suis un autre, nous sommes donc faits pour nous entendre… Vous disiez donc que la dame en question se nomme ?

— Solange Roland.

Je ne bronche pas.

— Que ça reste entre nous, supplie le mage.

J’évoque fugitivement les volumes de la môme.

— Avec plaisir, ne puis-je me retenir de soupirer. Après le souper ?

— Vous insistez, monsieur le commissaire.

— Avec insistance, oui.

— Nous sommes rentrés chez moi.

— Rue Chanez ?

Il bronche un peu.

— Oui.

— Et vous y avez passé la nuit entière ?

— Oui.

— Vous en êtes ressorti à quelle heure ?

— Ce matin, vers sept heures, pour aller prendre l’avion.

Le mot « avion » le rappelle aux réalités. Il mate à nouveau le cadran de son oignon.

Un silence angoissant s’établit dans le burlingue, à peine troublé par les pétarades rageuses de la Mobylette de Pinuche dans le couloir.

Je pense que j’ai eu raison de cuisiner mon bradeur de ronflette. Il est en train de me vendre des salades de saison par pleins camions. Ce qu’il bonnit ne raccorde pas du tout avec les dires de sa secrétaire et de son assistant.

Landowski, lui, n’a pas un instant cherché à celer la visite nocturne de Zobedenib, ni le coup du message mystérieux…

Attendez, les potes, faut que je gamberge bien à fond. J’ai le gyroscope à bain d’huile qui s’enraye un peu.

L’assistant prétend que son patron ne lit pas le françouze. Or c’est faux, puisque lorsque je lui ai produit ma carte, tout à l’heure, chez Béru, l’Égyptien en a pris connaissance et s’est mis à m’appeler commissaire.

Landowski dit aussi que c’est à Solange qu’il est allé bigophoner dans le troquet. Or Zobedenib avoue que la môme a passé la noye avec lui, chez lui !

Vous parlez d’un paquet de nœuds ! Pour en venir à bout, il faut des ongles bien pointus et de la patience.

Nouvelle irruption inopinée de Pinaud :

— Je t’assure, San-A., qu’il faut absolument que…

Alors là, plus d’hésitation, je lui crie un mot célèbre, de cinq lettres, qui peut, le cas échéant, être de quelque utilité à la dame Pinuche pour ses concours de mots écrasés.

Le délicat débris se retire comme la mer à marée basse.

Et moi, San-Antonio, je reprends le fil et le film de mon raisonnement.

Trois personnages. Un artiste de music-hall, son assistant, sa secrétaire particulière.

Lorsqu’on les interroge, ils ont séparément l’air de petits saints et se justifient aisément. Seulement ce qu’ils prétendent se contredit. Qui ment ? Mentent-ils tous les trois ?

Je suis enclin à le croire.

Zobedenib ment quand il prétend n’être pas sorti de chez lui. Mais ment-il en affirmant avoir passé la nuit avec Solange ? Landowski ment quand il dit que son boss ne ligote pas le français…

Si au moins cette gonfle de Béru pouvait se réveiller. Il m’apprendrait des choses, le Gros.

— J’aimerais pouvoir m’en aller, monsieur le commissaire.

— Lisez-vous le français, monsieur Zobedenib ?

— Hélas non ! Je le comprends parfaitement, je le parle assez bien, mais je n’arrive pas à le lire. Cela provient, je pense, de ce que je parle beaucoup de langues…

J’ai un sourire de triomphe. Ah ! ma vieille guenille bleue, je m’en vais te coincer ! Tu vas apprendre pour quelle maison je voyage…

— Cependant, monsieur Zobedenib, vous n’avez pas eu de difficulté à lire ma carte professionnelle, tout à l’heure ?

Je m’attends à le voir pâlir, mais bien au contraire, môssieur se répand dans un rire à la vaseline.

— Je lis l’anglais qui est presque ma langue maternelle. Or, le mot « police » est le même en anglais qu’en français, et le mot « commissaire » s’écrit commissary dans la langue du vieux William…

Dix sur dix, et remettez une portion de truffes pour le San-Antonio amoindri. Vous voyez, ce qu’il y a de marrant avec les protagonistes de cette affaire mystérieuse, c’est qu’ils retombent toujours sur leurs pinceaux avec une aisance de matous de gouttière.

À la fin, ça vire au cauchemar. Ils ont une façon de vous endormir à la ville qui n’a rien de commun avec celle qu’ils emploient à la scène.

Ici, un point pour Landowski : Zobedenib ne lit pas le français. Bon, mais si Lando est franco, l’Égyptien me berlure encore sur la question de sa nuictée avec Solange. La gosse rousse n’était pas avec lui rue Chanez. Sinon il n’aurait pas eu besoin d’aller faire lire son message par le Polak, exact ? CQFD, comme dit un MRP qui travaille à la RATP et qui joue au PMU avec un UNR.

— Mlle Solange Roland est AUSSI votre secrétaire, n’est-ce pas ? Du moins elle le prétend.

— Vous la connaissez ? s’égosille Zbdnb[4].

— Comment aurais-je su que vous alliez à London par le zinzin de huit heures ?

Un heurt à la porte.

— Entrez, tonné-je.

Re-re-apparition pinesque. Il a la frime pleine d’huile et son pantalon est éliminé du bas, because il le prend à chaque coup dans la chaîne de son pédalier, ce qui justifie le proverbe : « Où il y a de la chaîne y a pas de plaisir » (Vermot dixit).

— Écoute, San-A., je suis z’obligé d’aller au docteur vu une radio du pylône que je dois me faire faire parce que ma gastrite…

— Barka ! Pendant que tu y es, fais-toi radiographier la charpente, m’est avis qu’elle est bourrée de charançons !

— Oh ! bon, bon ! Après tout j’sus trop bon de m’en faire. Bon et bête commencent par la même lettre.

Je raille, comme les zigs de la Senecefe[5].

— Tout ce qui te concerne commence par la même lettre, Pinuche, seulement ta grosse erreur, c’est de croire que c’est par un B, comme quoi t’es toujours en retard d’une rame !

Un claquement de porte véhément me donne la mesure de sa hargne.

— Miss Roland, poursuis-je, prétend n’avoir pas passé la nuit chez vous, mais y être arrivée de fort bonne heure ?

Il hausse les épaules.

— Il est délicat pour une jeune fille d’avouer qu’elle est la maîtresse de son patron.

— Donc, elle a dormi rue Chanez ?

— Oui.

— Dans le courant de la nuit, vous n’avez pas été dérangé ?

C’est ici que les Zathéniens s’atteignirent. Il se trouble comme un verre de Pernod exposé à la pluie.

— Effectivement…

— Racontez-moi ça…

— Un message, en pleine nuit. Et personne à la porte.

— Qu’avez-vous pensé ?

— Je ne sais pas. Cela m’a inquiété car je ne pouvais lire ce qu’il y avait dessus.

— Qu’avez-vous fait ?

— Je suis allé trouver mon assistant qui loge non loin de mon studio.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait lire ce message par Solange Roland ? C’eût été tellement plus simple.

Il se masse la joue.

— Elle dormait. De plus, j’ai pensé que cette lettre concernait notre liaison et je n’ai pas voulu l’effrayer.

Et voilà, mes gars ! Voilà comment ces bons messieurs se rejoignent. Encore une fois tout s’explique. Quel est donc ce célèbre auteur qui prétendait que le mystère n’existait pas ? Il me semble que c’est San-Antonio, mais je n’en suis pas sûr…

Dernier mensonge en suspens : celui de Landowski qui affirme avoir téléphoné à Solange pour prendre rendez-vous. Si la môme se trouvait vraiment chez Zobedenib, elle ne pouvait répondre à son bigophone personnel.

— Parfait, monsieur Zobedenib, dis-je, ce sera tout pour aujourd’hui. Je vais vous faire reconduire à Orly et je vous souhaite un very good voyage (au citron).

Sa frime s’illumine.

— J’espère que vous aurez vite la solution de cette énigme, récite l’anesthésique ambulant, et que le sujet en état d’hypnose recouvrera…

Je n’écoute pas ses souhaits de fin d’année. Je tube au service du roulement pour réclamer une voiture à l’usage du sieur Zobedenib.

Et on se largue sur une poignée de cartilages en se disant « à bientôt ».

Загрузка...